Hier, Poutine a rencontré le ministre de la Défense Choïgou, non seulement au sujet de la victoire militaire russe sur l’armée atlantico-ukrainienne à Avdeïevka, mais surtout pour mettre au clair la conception russe de la stabilité stratégique. De part et d’autre, sauf Borrell, nombreux sont ceux qui parlent de paix et de pourparlers sans vouloir pour autant appeler les choses par leur nom : la stabilité stratégique du monde global passe par la destruction de la Russie, la stabilité stratégique de la Russie passe par la destruction du monde global. Hier, Poutine a fait un pas vers la reconnaissance de cette unique alternative.
Après l’entretien avec Carlson, certains se sont accrochés aux paroles, pourtant bien connues, de la proposition faite au début des années 2000 par Poutine d’une union entre la Russie et l’OTAN, voire de l’entrée de la Russie dans l’OTAN. Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est du même acabit que les accords de Minsk ou les pourparlers de paix dès le début de l’Opération militaire. Sous Poutine, la Russie ne cherche pas à remettre en cause frontalement l’agencement du monde, elle ne veut pas reprendre ce qu’elle n’a pas la force d’assumer. En 2000, la Russie n’avait pas la force de s’opposer frontalement à l’OTAN. En 2015, la Russie n’avait pas la force militaire de défendre les armes à la main le Donbass, mais elle pouvait intégrer la Crimée. Son système économique et financier n’aurait pas alors survécu aux sanctions qu’elle subit aujourd’hui. À cela s’ajoute une certaine naïveté, pour reprendre les paroles de Poutine, à l’époque, face à l’Occident, sans oublier cette habitude de donner une chance (voire deux ou trois) à la discussion avant de prendre une décision ferme.
Lorsque l’on voit le chemin parcouru depuis le début des années 2000, nous voyons un pays avec une autre puissance. Qui peut donc obtenir une autre place sur la scène internationale, dans l’agencement globaliste, qu’il ne remet pas encore frontalement en cause, faute d’une réelle indépendance idéologique. Mais l’histoire avance, elle reprend ses droits et s’impose petit à petit. À chaque fois, la frontière politique se déplace un peu plus vers la souveraineté de la Russie, objectivement, malgré les réticences d’une bonne partie des élites politiques. L’évolution semble inévitable, surtout que le danger existentiel pour la Russie présenté par l’Occident est reconnu, parallèlement à la perte d’attractivité de l’Occident wokiste.
Ainsi, hier, l’on a pu entendre ces paroles, à la télévision, au JT en prime time :
« Les États-Unis et l’Occident, d’une part, appellent à la défaite stratégique de la Russie, et d’autre part, ils voudraient parler avec nous de stabilité stratégique, estimant qu’une question n’a aucun lien avec l’autre. Cela ne sera pas possible. S’ils cherchent à nous infliger une défaite stratégique, nous devons alors réfléchir à ce que signifie la stabilité stratégique pour notre pays », a déclaré le Président.
La reconnaissance du fait que l’axe atlantiste cherche à infliger à la Russie une défaite stratégique sur le front ukrainien montre que le moment des pourparlers d’Istanbul est passé. Cela souligne aussi que, malgré les déclarations politiques les regrettant, aucun accord réel ne remettant en cause les intérêts stratégiques de la Russie n’aurait été alors possible. Comme ce le fut avec Minsk. Comme ce le fut avec la proposition d’entrée dans l’OTAN. Le curseur se déplace, inexorablement.
La stabilité stratégique de la Russie dépend d’un ensemble de facteurs, qu’elle maîtrise en partie et d’autres qu’elle ne maîtrise pas directement, comme tout pays. La Russie peut assurer la stabilité sur le territoire qu’elle contrôle. Et ici, la question du territoire est fondamentale. Le contrôle peut être direct, lorsqu’il s’agit du territoire étatique – ainsi la prise de territoire sur le front ukrainien est une garantie de stabilité. Le contrôle peut être indirect, il dépend alors de la capacité de la Russie à générer une autre vision du monde, alternative à la globalisation, qui soit acceptable et intégrable par les autres pays. Ici, le potentiel existe, mais il est très loin d’être réalisé. Les « valeurs traditionnelles » accompagnées de tout l’arsenal conceptuel globaliste (ne retenons que l’expression « Sud Global », qui maintient le discours dans un paradigme globaliste) ne permettent pas – encore – à la Russie de s’engager dans une voie lui permettant de mettre en place les conditions d’une véritable stabilité stratégique. Elles seront en place lorsque le pas de la remise en cause du modèle globaliste de gouvernance aura été fait.
L’histoire avance. La paix, qui va de pair avec la stabilité, ne sera possible que lorsque l’un des deux clans aura perdu. En quelque sorte, Borrell est honnête, malgré lui : la victoire doit passer par le champ de bataille. Mais pas uniquement. La dimension idéologique commence à être intégrée. Réfléchir à ce que signifie la stabilité stratégique pour la Russie, c’est un bon début pour remettre en cause les paradigmes dépassés.