C’est très triste à dire, mais les cheminots – et la société avec eux – ont perdu leur combat. C’est d’autant plus triste que les syndicats ont mené ce combat avec intelligence, trouvant un mode d’action original, évitant les débordements, et qu’ils ont su malgré la partialité d’un système médiatique tout acquis au gouvernement éviter de se mettre à dos les usagers.
Mais il n’en reste pas moins que la défaite est là. Et elle n’est pas syndicale, mais politique. Les cheminots vont être battus parce qu’ils n’ont aucun relais politique pour remettre en cause cette logique qui sous-tend la transformation du transport ferroviaire, celle de l’ouverture à la concurrence « libre et non faussée » dans la logique des traités européens. L’ouverture à la concurrence du rail, déjà acquise dans le fret, sera étendue au transport de passagers. L’accord est signé et paraphé, il n’y a plus rien à discuter. Et il conditionne tout le reste : la fin du statut, le dépeçage de l’opérateur national, la fin des lignes non rentables.
On ne peut pas en même temps vouloir la logique européenne et en refuser les conséquences. Or, dans le champ politique, personne ne rejette vraiment cette logique. Certains d’entre vous seront étonnés par cette affirmation, alors que s’exprime à gauche, du PCF aux Insoumis en passant par les socialistes – ou ce qui en reste – une critique permanente de « l’Europe néolibérale ». Le problème, c’est que tout ça ce n’est que des paroles qui ne coûtent rien à personne, et qui coûtent d’autant moins que tout ce beau monde est dans l’opposition. La véritable question est celle-ci : si ces gens-là étaient au gouvernement aujourd’hui, seraient-ils prêts à renier la logique même de la construction européenne, cette logique dont la politique du gouvernement Macron – en pleine continuité avec celles des gouvernements qui l’ont précédé – n’est que la déclinaison ?
Personnellement, j’en doute. Et j’en doute parce que ces gens-là ont déjà eu leur opportunité de nous prouver de quoi ils étaient capables. La concurrence sur le rail et son corollaire, la privatisation des services ferroviaires, n’a pas commencé hier. C’est l’aboutissement d’une très longue histoire, émaillée de décisions dans lesquelles ont joué un rôle qui est loin d’être négligeable certains de ceux dont les voix se lèvent aujourd’hui pour condamner la politique du gouvernement. C’est pourquoi je me méfie de ceux qui appellent aujourd’hui à « faire la fête à Macron » mais qui ont par le passé soutenu la logique qui conduit aujourd’hui à l’abandon du statut, le dépeçage et la privatisation de la SNCF, toutes choses qui sont la conséquence logique des décisions prises bien avant que Macron n’entre en politique.
Rappelons, pour commencer, que le premier « paquet ferroviaire » – on en est au quatrième – de la Commission européenne, prévoyant l’ouverture de la concurrence sur le fret, et qui à cet effet organise le dépeçage de la SNCF en séparant les activités d’infrastructure de celles de transport, a été négocié à partir de 1998 et signé en 2001. C’est donc le gouvernement de la « gauche plurielle », au pouvoir depuis mai 1997, qui a conduit la négociation et qui a apposé sa signature au pied des directives européennes. Rappelons qu’à la date de signature du « paquet » ce gouvernement était dirigé par un socialiste (Lionel Jospin), que le ministre des Transports était communiste (Jean-Claude Gayssot), que Jean-Luc Mélenchon en était ministre (de l’Enseignement professionnel), que les Verts avaient aussi des ministres [1]. Et qu’on dit toutes ces personnalités lorsque le « paquet » fut signé ? Ont-ils rendu leurs portefeuilles ? Ont-ils déposé une motion de censure ? Ont-ils même exprimé leur opposition et appelé à manifester ? Non. Personne, ni les hommes ni les organisations n’ont jugé que la question méritait une prise de position forte, qu’elle était politiquement significative. Toutes ces personnalités, toutes ces organisations s’y sont accommodées, tout comme elles se sont accommodées à l’ensemble des remises en cause des services publics associées à d’autres « paquets » européens, comme la privatisation de France Telecom, ou du démarrage de l’ouverture à la concurrence de l’électricité et du gaz, décidé au sommet de Barcelone de 2002.
Tout cela conduit à relativiser fortement les cris d’orfraie qu’on entend aujourd’hui venant de ces quartiers. Car l’expérience montre qu’il y a une certaine distance entre le discours qu’on tient lorsqu’on est dans l’opposition et les actes qu’on accomplit – ou qu’on laisse s’accomplir – lorsqu’on est au pouvoir. Et, la véritable question n’est pas de savoir si Mélenchon, Laurent, Hamon ou Faure sont contre la privatisation du transport ferroviaire lorsqu’ils sont dans l’opposition, mais ce qu’ils feraient s’ils étaient aujourd’hui aux commandes. Refuseraient-ils de mettre en œuvre les traités et les directives qu’ils ont eux-mêmes approuvés hier ? Auraient-ils le courage d’ouvrir une crise européenne majeure, et la compétence pour piloter la France à travers la tempête ?
Je ne le crois pas un instant. Je pense au contraire qu’on assisterait à l’une de ces palinodies auxquelles la gauche nous a habitués depuis fort longtemps, consistant à essayer de nous expliquer que le blanc est noir, que le traité de Maastricht est un « compromis de gauche », que la privatisation de France Télécom est un progrès pour les travailleurs et qu’on éliminera le chômage à coups de « loi travail » (vous noterez d’ailleurs que lorsque les gens se révoltent, les politiques expliquent que c’est un « défaut d’explication »). Est-ce que l’homme qui défendait le « tournant de la rigueur » et qui tançait les sénateurs communistes opposés au traité de Maastricht est le même homme qui aujourd’hui nous parle de « sortir des traités européens » et des « politiques austéritaires » ? Oui, c’est le même homme. Demain, s’il était au pouvoir, quel serait son discours ?
Je suis prêt à parier que si demain Mélenchon, Faure, Hamon ou Laurent accédaient au pouvoir, ils feraient à quelques détails près la même politique économique et sociale que fait le gouvernement actuel. Et en disant cela, je ne leur fait pas seulement un procès d’intention : ce n’est pas seulement leur volonté, mais leur capacité que je mets en cause. Car s’il est facile de parler de ruptures, c’est bien plus difficile de les penser et de les mettre en œuvre, surtout dans un pays traumatisé par trente ans de fausses promesses qui aboutissent chaque fois à la politique du chien crevé au fil de l’eau. Ce qui a fait la puissance des institutions européennes, c’est la capacité de proposer aux politiques ce qui apparaît à chaque fois comme la solution du moindre effort immédiat – quitte à reporter les choses difficiles à un horizon lointain, par exemple, après la prochaine élection. Avec cette méthode, l’Union européenne a réussi à déshabituer les hommes politiques de toute réflexion sérieuse. C’est une variante du « signez en bas, on s’occupe du reste ». Au point que la réponse naturelle de tout homme politique confronté à un problème sérieux est : « Ce problème doit être traité au niveau européen » – ce qui implicitement suppose que le problème soit traité par d’autres.
Pour la première fois peut-être dans l’histoire de France nous sommes dirigés par une génération qui n’a jamais eu à penser. Les générations précédentes ont toutes vécu des situations ou tout s’effondrait, ou tout était à réinventer. Où la décision du politique était finale, et mettait en balance la vie ou la mort de la nation. Il faut lire les mémoires des politiques ou des administrateurs qui ont eu à diriger le pays pendant la guerre de 1914-18, pendant la crise de 1929, pendant la Deuxième Guerre mondiale et la Libération. On y retrouve une gravité, un sens de la tragédie qui échappe complètement aux politiciens de notre temps, plus portés à faire de la politique « festive ». Mais surtout, on y trouve une capacité de réflexion et d’invention face à une situation nouvelle. Aujourd’hui, cette capacité a largement disparu. La béquille « européenne » a servi comme prétexte pour ne pas y penser. Combien de hauts fonctionnaires y a-t-il à Bercy qui réfléchissent à la préparation d’une politique monétaire au cas où l’euro s’effondrerait ? Combien de partis politiques réfléchissent à ce qu’on ferait pour recoller notre droit au cas où il se révélerait nécessaire de sortir de l’UE ?
Pour mettre une politique en œuvre, il faut d’abord être capable de la penser. Or, notre caste politico-administrative est incapable de penser le monde autrement qu’il ne l’est. Oh, bien sûr, une partie d’elle surtout à gauche professe de rejeter le monde tel qu’il est. Mais elle est incapable de nous décrire d’une manière réaliste et rationnelle le monde tel qu’il devrait être. Les « Insoumis » croient toujours que la désobéissance est une politique. Ils nous expliquent qu’il faut en finir avec le régime de la Vème République, mais se refusent à expliquer le fonctionnement des institutions qu’ils voudraient mettre à la place. Ils proposent de « rompre avec les traités européens » mais sans sortir de l’UE ou de l’euro. Ils proposent de rompre avec la logique du marché, mais ne proposent aucun mécanisme de régulation pour le remplacer.
Gouverner une nation, ce n’est pas le même métier que de diriger une municipalité où un Conseil régional. Le maire ou le Président du conseil régional ne dirigent que dans un cadre fixé par les lois, et peuvent compter en cas de crise avec l’aide de l’État central. Celui qui dirige une nation est seul dans le monde, car comme disait mon général, la nation n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts. Or, nos dirigeants sont intellectuellement des maires et des conseillers régionaux. La soumission à l’Europe leur va donc comme un gant. Et c’est pour cela qu’on ne peut croire un instant qu’ils feront autre chose demain que ce qu’ils font depuis trente ans : suivre en catimini les diktats européens quand ils sont au pouvoir, et faire du scandale quand ils sont dans l’opposition. C’est cela qui explique la continuité parfaite des politiques publiques quel que soit le gouvernement du jour. On le voit bien d’ailleurs : depuis trente ans, gauche et droite ont alterné au pouvoir dans différentes configurations. Seriez-vous capable de me donner un exemple, un seul, ou la privatisation de nos services publics et de leur mise en concurrence ait reculé ? Pas un seul ? Non, bien sûr que non. Quel que soit le gouvernement, on va toujours vers la même direction, celle de la libéralisation et la privatisation. La seule chose qui change, c’est la vitesse.
Peut-être l’exemple le plus intéressant de cette incapacité à penser une autre politique est celui des concessions hydroélectriques. En France, l’énergie des rivières appartient à l’État. Celle-ci est concédée à des exploitants qui construisent les barrages et les exploitent. Après 1945, c’est EDF qui a récupéré la très grande majorité des barrages. Ces concessions – qui ont des durées longues, de l’ordre de 70 ans – arrivent maintenant à échéance, et doivent donc être renouvelées. Or, la libéralisation du secteur de l’électricité rend obligatoire un renouvellement par mise en concurrence, et la Commission européenne exige qu’EDF ne puisse prétendre à une majorité des concessions les plus intéressantes... À ces exigences, l’ensemble des groupes politiques est opposé. Tous les gouvernements depuis quinze ans font obstruction au processus, ce qui vaudra bientôt à la France une procédure d’infraction. Mais personne n’ose dire « non » publiquement et ouvrir un conflit avec l’Union européenne, parce que personne n’est capable de penser une alternative.
Voilà pourquoi le mouvement des cheminots est condamné. Cela n’exclut pas une victoire temporaire, qui permettra de retarder l’inévitable quelques années encore. On reportera peut-être la mise en concurrence et la fin du recrutement au statut de quelques années. On promettra de « sanctuariser » la SNCF en affirmant son « incessibilité », promesse qui, comme le montrent les exemples de France Telecom [2] ou de GDF [3], n’engagera que ceux qui y croiront. Mais in fine, le résultat sera le même : la fin du service public du rail. Comme on a vu la fin du service public des télécommunications, la fin du service public du crédit, la fin du service public de l’assurance, la fin du service public de l’électricité...
Il ne faut pas se faire des illusions. Nous avons adhéré du temps de l’Acte unique et du traité de Maastricht à un projet supranational, avec des pays qui ont une tradition politique et administrative qui est totalement différente à la nôtre, ou la notion de « service public » n’existe pas. Je ne dis pas que notre tradition soit meilleure, ou qu’elle soit moins bonne. Elle est différente. Or, dans cette Europe supranationale c’est la vision majoritaire qui s’impose et qui continuera à s’imposer, même si « l’autre Europe » que certains appellent de leurs vœux voyait le jour. Ceux qui invoquent un projet européen feraient bien de se poser cette question fondamentale : sommes-nous prêts, au nom de la construction européenne, à adopter dans tous les domaines une vision politique, administrative, philosophique même qui nous est étrangère ? Le jeu vaut-il la chandelle ? Personnellement, je ne le pense pas. Mais ceux qui le pensent devraient assumer les conséquences de leur position, et cesser de faire semblant de croire que l’Europe fédérale et le statut des cheminots pourraient être compatibles.