France-Iran : quelle marge de manœuvre pour Paris ? La diplomatie française est-elle souveraine, indépendante ou simplement autonome vis-à-vis de ses partenaires européens ou américains ? Les liens historiques et traités qui unissent la France à l’Union européenne et aux États-Unis, qu’ils soient bi- ou multilatéraux, traité de Lisbonne ou Organisation du traité de l’Atlantique Nord bientôt doublés d’un traité de libre-échange Europe-États-Unis en cours de négociation, contraignent et limitent l’exercice souverain de la diplomatie nationale et la défense, stricto sensu, d’intérêts nationaux primordiaux. Contraintes et limites que nous proposons dévaluer ici dans le cas des relations franco-iraniennes à travers un exemple économique et industriel singulièrement représentatif.
Comment évaluer le degré d’autonomie de la France dans ses relations avec l’Iran par rapport à ses partenaires, États-Unis, Royaume-Uni, Union européenne, et à leurs propres objectifs politiques ou économiques, spécifiques et collectifs ?
La question est complexe, difficile à traiter sans tomber dans le schématisme voire la caricature, aussi avons-nous adopté le parti pris de nous appuyer sur un exemple concret, illustratif – et pourquoi pas emblématique – de ce que sont les relations à la fois « dégradées » et contradictoires que Paris entretien avec Téhéran. Un exemple qui met assez bien en exergue les interférences, et parfois les pressions, qui interviennent et s’exercent sur certains de nos choix stratégiques, même d’intérêt vital… Il s’agit ici plus particulièrement du domaine économique si sensible à l’heure actuelle et d’un choix lourd de conséquences dans une conjoncture de crise aiguë, sociétale et sociale, se traduisant entre autres par la destruction de notre parc industriel et subséquemment de l’Emploi.
L’exemple retenu devrait être présent dans tous les esprits, notamment ceux des observateurs attentifs de la chose publique. En réalité, paradoxalement et indépendamment de son importance, l’affaire est tombée dans une sorte d’in pace médiatique – un cul de basse-fosse – sans fond. Il est en l’occurrence question de la rupture du partenariat unissant le Groupe PSA, Peugeot-Citroën à l’Iran. Mais direz-vous, il s’agit d’un partenariat privé qui en aucun cas n’impliquait le gouvernement français, en conséquence de quoi cet exemple ne saurait être un indicateur du degré d’autonomie des politiques françaises à l’égard de la République islamique !
Cette objection serait fondée si elle était tout à fait exacte : peut-on croire sincèrement que Matignon, et plus encore l’Élysée, n’interviennent pas dans des décision de cette nature, lesquelles s’avèrent toujours coûteuses et pénalisantes pour notre économie ? Peut-on réellement penser que la rupture d’une relation commerciale et industrielle vieille de trois décennies, assurant un substantiel marché, quasi captif, pourrait ne pas être une décision éminemment politique ? À l’appui de ce point de vue, mentionnons pour mémoire l’intervention il y a quelques jours du ministre français du Redressement productif, M. Montebourg, qui rejeta unilatéralement la cession de 75 % des actifs du site Dailymotion, filiale de France-Télécom-Orange, au groupe américain Yahoo [1]. Quand le pouvoir le juge opportun, il ne barguigne pas pour agir de façon péremptoire, sans ménagement pour les règles écrites ou non-écrites et les us et coutumes régissant les échanges internationaux.
À partir de là, il serait nécessaire d’ajouter que la décision de rompre avec l’Iran n’a pas été le fait de l’actuel gouvernement socialiste, mais de celui de M. Fillon. Cependant sans nous hasarder excessivement, il est fort probable que cette décision serait prise aujourd’hui de la même façon par le cabinet Ayrault pour la bonne et simple raison que cette décision s’inscrivait hier comme maintenant dans une même matrice diplomatique surdéterminante des choix politiques nationaux… Ce en quoi cet exemple nous a semblé approprié à révéler – au sens photographique du terme – le degré d’autonomie, économique et politique, des relations extérieures françaises dans le cas de l’Iran ; exemple d’autant plus significatif qu’il s’inscrit comme au fer rouge dans un environnement de surtensions économiques et politiques tant intérieures que régionales.
À l’heure où l’industrie automobile nationale s’enfonce inexorablement dans le plus noir marasme, il paraît utile et intéressant de revenir plus précisément sur les circonstances de la rupture du contrat qui a perduré jusqu’en 2011 entre le groupe PSA et l’Iran, rupture unilatérale qui dans ce cas, reflète ou incarne assez bien à nos yeux les relations de solidarité, voire de dépendance, unissant ou liant la France aux centres de décision géopolitiques et géoéconomiques des États-Unis.
En raccourci, mars 2012 : PSA se retire d’Iran, qui représente à cette époque un marché de 458 000 véhicules l’an, soit 21 à 22 % des productions de la marque, autrement dit un volume supérieur au marché national, et le deuxième à l’exportation. Or cette décision désastreuse – les résultats en témoignent comme nous allons le voir – intervient sur les instances du partenaire américain minoritaire de PSA, General Motors. Cela, prétendument au regard des contraintes imposées aux entreprises américaines dans le cadre du blocus occidental de l’Iran. Or l’arrêt des activités de Peugeot en Iran va immédiatement et mécaniquement plomber les comptes du groupe, entraînant par contrecoup le processus de fermeture de l’unité de production d’Aulnay avec les graves incidences sociales que l’on sait.
Pour bien saisir dans toute son ampleur le sens et la portée de la décision du Groupe PSA, évoquons en quelques mots la situation du groupe à l’heure actuelle, un an après la prise, par les pouvoirs publics, d’une décision désastreuse, de toute évidence contraire à l’intérêt collectif et social le plus prévisible. Nous reviendrons ensuite sur les modalités et le déroulement de la rupture unilatérale d’avec nos partenaires iraniens.
Ainsi donc, alors que la situation critique de PSA s’étale à présent tous les jours à la une des journaux, insistons sur le fait qu’aucun rappel de la perte catastrophique du marché iranien n’est jamais publiquement évoqué. Le 2 mai dernier, le directeur général de PSA Peugeot-Citroën, Philippe Varin [2], déclarait à l’Agence France Presse qu’il ne prévoyait pas de redressement de son activité avant 2014-2015 au regard d’un « marché européen durablement déprimé ». Les restructurations engagées pour pallier cette situation dépressionnaire et afin de « relancer la compétitivité » du groupe, mais également – ne l’oublions pas – de trouver les moyens de compenser la perte du marché iranien, se traduiront, excusez du peu, par la suppression entre 2012 et 2014 de 11 200 postes assortie de la fermeture définitive dès cette année, et au plus tard en 2014, de l’usine d’Aulnay-sous-Bois en région parisienne. Une répétition du drame de la fermeture de l’usine Renault de Vilvorde en février 1997, qui pourtant à l’époque n’avait concerné que trois mille salariés, mais jeté dans le désarroi une ville de soixante mille habitants !
Plus précisément, le groupe, afin d’échapper au gouffre où il est en train de sombrer, entend, au moyen d’un programme joliment dénommé « Rebond 2015 », économiser 1,5 milliard d’euros après avoir essuyé en 2012 une perte nette de quelque 5,01 milliards d’euros. Sans état d’âme, M. Philippe Varin, qui a pris la tête du constructeur automobile en 2009, table à présent sur une internationalisation accrue du groupe et se propose en ce sens de renforcer son partenariat avec General Motors… celle-là même qui a contribué à l’effondrement du groupe français.
Bref, ces quelques chiffres nous ont donné une idée assez précise de la façon dont les intérêts économiques hexagonaux, en principe prévalents, se sont trouvés gravement lésés par un choix stratégique resté soigneusement caché à l’opinion publique… hormis bien sûr d’un cercle restreint d’initiés et d’abonnés à de supports de presse spécialisée [3].
Dernière remarque avant d’aborder les mécanismes par lesquels le groupe PSA s’est laissé « piéger » et qui l’ont conduit à littéralement se tirer une balle dans la jambe en renonçant au marché persan. En un mot, notons avec quelle facilité le pouvoir politique a accepté de sacrifier tout un pan de son activité industrielle et d’aggraver ainsi les difficultés d’un secteur durement malmené par la crise structurelle de l’euro ; une décision apparemment avalisée sans discussion ni blocage par le patronat, la direction du groupe PSA ou encore par les organisations syndicales et in fine les médias, tous partenaires sociaux ou institutions particulièrement discrets dans cette occurrence.
On a dans un passé récent beaucoup glosé sur les erreurs stratégiques du groupe PSA Peugeot-Citroën, notamment sur sa relative absence sur les marchés émergents, l’Inde et jusqu’à présent la Chine. PSA vendait en effet chaque année environ 700 000 véhicules à l’exportation dont, encore en 2011, 458 000 à l’Iran… Des ventes supérieures à celles du marché intérieur au nombre de 441 790.
En 2010 le groupe était toujours largement bénéficiaire comme les 200 millions d’euros répartis entre ses actionnaires en janvier 2011 tendraient à le démontrer. Désormais PSA est en chute libre… certes en raison de l’effondrement des marchés européens, principalement ceux de l’Espagne et de l’Italie, toute deux en pleine déconfiture. C‘est dans ce contexte, en février 2012, que Peugeot PSA décide ex abrupto de « suspendre » ses livraisons à l’Iran à partir du mois de mars suivant, repoussé à avril. Jusqu’à cette date, son partenaire « Iran Khodro » commercialisait, entre autres, les modèles 405 et 206 assemblés en Iran à partir de pièces produites en France sur le site de Vesoul. Un renoncement qui se traduit, répétons-le, par la perte des 30 % du marché iranien que détient Peugeot, implanté depuis 1978 après avoir surmonté les turbulences de la Révolution islamique, de la guerre Iran-Irak, des deux guerres du Golfe et des sanctions internationales. Décision meurtrière qui réduit à néant trente quatre années de présence, de connaissance, d’expérience et de confiance réciproque… décision qui en outre va coûter immédiatement quelque 8 000 emplois à l’industrie française, société mère, filiales et sous-traitants !
Que s’est-il passé ? Le 29 février 2012, PSA s’est associé à General Motors, laquelle entre dans le capital de Peugeot à hauteur de 7 %. Tout aussitôt la firme Peugeot annonce qu’elle interrompt ses livraisons à l’Iran… tout en se défendant contre l’hypothèse d’un lien de causalité entre les deux événements : « Cette décision n’a pas été prise pour répondre à des pressions de GM. Nous faisons face à une situation géopolitique compliquée et les sanctions mises en place, notamment vis-à-vis des banques, ne nous permettent plus de garantir le financement de nos activités sur place. » Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser de cette affirmation.
Il n’en demeure pas moins qu’aux États-Unis d’actifs « groupes de pression » veillent au grain et au strict respect de l’embargo par les industries américaines. De fait UANI – United Against Nuclear Iran – menace General Motors d’une enquête par le Congrès si Peugeot ne met pas immédiatement un terme à ses activités en Iran… Aux États-Unis la menace d’une comparution devant une commission du Congrès n’est généralement pas prise à la légère car des sanctions peuvent s’avérer par la suite dévastatrices. Des courriers validant ces faits et formalisant cette exigence sont expédiés au président Obama ainsi que, le 9 mars 2012, à Daniel Ackerson, président directeur de GM et à Philippe Varin, directeur général de Peugeot SA. Ces courriers sont accessibles sur le site même de l’UANI [4]. Ajoutons que ce « groupe de pression » est une émanation, ou un faux nez, comme l’on voudra, du département d’État américain et de divers services de renseignement d’Israël et des puissances atlantiques [5].
Dans ces deux courriers adressés aux dirigeants industriels, français et américain, le « lobby » rappelle qu’un strict régime de sanctions s’applique à l’Iran, interdisant aux entreprises américaines d’entrer en partenariat direct ou indirect avec des entreprises de ce pays. Facteur aggravant, depuis son renflouement par l’État en 2008, GM est devenue une entreprise publique à hauteur de 32 % de son capital. C’est donc en ces termes que s’exerce le dit chantage : « En 2008-2009 les contribuables [américains] ont financé à hauteur de 50 milliards de dollars le sauvetage de GM, soit 32 %, montant de participation du département du Trésor américain dans la société. Il est par conséquent inacceptable que GM entre en partenariat avec une entreprise faisant si ouvertement des affaires avec un régime responsable de la mort de militaires des États-Unis et de l’OTAN et qui en outre menace la sécurité des États-Unis et du monde. » Les deux missives s’achevant sur un véritable ultimatum : « Merci de nous faire savoir avant le 19 mars 2012 si oui ou non vous allez agir pour mettre fin aux affaires de Peugeot en Iran »…
L’étrange mission de Michel Rocard en Iran sous couvert de conférence universitaire…
Quelques jours à peine après l’élection de François Hollande, Michel Rocard effectue une discrète mission en Iran. L’ancien Premier ministre, au cours de sa visite, a l’occasion de s’entretenir avec le chef de la diplomatie iranienne, Ali Akbar Salehi, avec Saïd Jalili, négociateur du dossier nucléaire ainsi qu’avec le président de la Commission des Affaires étrangères du Parlement, Alaeddin Boroujerdi.
Au demeurant, Michel Rocard a bel et bien rencontré les responsables du groupe Peugeot-Citroën [6]. Reportons-nous à ce propos aux déclarations de l’ancien Premier ministre, pour la circonstance chargé de mission officieux de la nouvelle présidence, si nous voulons mieux comprendre l’une des finalités – non-dites – de ce voyage : « Je ne crois pas que les 7 % de participation dans Peugeot acquis par GM vont affecter les relations d’affaires entre Peugeot et IKCO. » Étonnant double langage, ou mieux, remarquable langue de bois, car ce serait faire injure à M. Rocard de le croire tout à fait ignorant du dossier en s’envolant pour Téhéran.
Qu’en conclure ? Que la nouvelle équipe dirigeante française « savait » a priori et qu’elle s’est tue sachant que l’inéluctable arriverait aussitôt éteints les lampions de la fête et l’euphorie née de l’arrivée du Parti socialiste aux affaires. Mais interrogeons-nous une fois encore sur la capacité des plus hautes autorités françaises à sacrifier l’industrie et l’emploi au profit de considérations idéologiques, politiques ou de triviales inféodations à l’international. Des activités économiques essentielles qui toutes ne relèvent pas du domaine exclusif de la puissance régalienne – telle la production de véhicules automobiles – se retrouvent en effet malmenées pour ne pas dire réduites à la portion congrue. Ici s’imposent à l’esprit – ultime exemple – les dernières dispositions du « Livre blanc » de la Défense nationale [2014-2019], lesquelles, en sus des 34 000 postes supprimés dans les armées d’ici 2019, vont entraîner la destruction – au bas mot – d’environ 15 000 emplois dans l’industrie de la défense [7]. Mieux que les nuisances économiques induites par le retrait de la bête noire des médias, des parlementaires et des syndicalistes, à savoir le géant indien de l’acier ArcelorMittal.
Pour ne pas clore trop vite ce dossier, signalons que si Peugeot a été obligé de cesser ses ventes en Iran, en janvier 2013 General Motors et Chrysler – qui ont dû ces dernières années fermer dix-huit de leurs usines – continuaient à y commercialiser en 2013 certains véhicules tout terrains. Tout comme d’ailleurs, il faut le souligner, la Régie Renault, qui apparemment ne concurrence pas les géants américains et dont les ventes en Iran se sont montées en 2012 à 93 600 unités. « L’automobile n’est pas incluse dans les sanctions contre ce pays » dira la porte-parole du groupe au losange !
De ces faits, chacun sera libre de tirer les leçons qui lui semblent devoir s’imposer, notamment quant à l’indépendance de Paris vis-à-vis des oukases émis outre-Atlantique et relatifs à une sévère mise en quarantaine de l’Iran. Mais également et finalement quant à l’utilisation des sanctions, utiles à fausser une concurrence économique internationale qui devrait pourtant, suivant la vulgate néolibérale, s’exercer de manière non-faussée, autrement dit « pure et parfaite » !
Jean-Michel Vernochet, 13 mai 2013