Tout ce qui nous a été dit sur la Révolution française est tombé en cendre, au feu de la critique. Ce qu’on appelait « le peuple » répondait à quelque maigre pourcentage de la population, le reste formant la majorité silencieuse, terrorisée. Un révolutionnaire professionnel aussi connu que Marat était stipendié par le Duc d’Orléans qui avait acheté les piques brandies par les Sans-culottes !
Et dans cette révolution tunisienne, tout y est pareillement et artificiellement disposé : un vent de liberté soufflant des Etats-Unis, du reste installés dans les lieux avec leurs bureaux du F.B.I. à Tunis, et autres gentilles organisations servant au financement des intrigues, mais veillant toujours au salut de la démocratie, comme chez nous depuis « le frère » La Fayette ; puis un monarque louis XVI-Ben Ali qui conspire contre le peuple, tire sur le peuple, veut mettre son pays à feu et à sang ; une femme aussi belle et autoritaire que Marie-Antoinette ; une armée exemplaire, aussi propre qu’une loge maçonnique qui arrête la tyrannie. Bien sûr des pillages, des incendies que les contre-révolutionnaires appelleront des émeutes, et qui frappent toujours en premier la classe moyenne, les petits commerçants, les artisans… tous ces gens qui parlent d’ordre, vivent de l’ordre, fortifient l’ordre naturel, tout comme la paysannerie ; et « on sait où cela conduit », aux heures les plus sombres…
Mais justement parlons-en : la Tunisie est sortie par l’effort de Bourguiba - persécuté par le Front populaire et emprisonné par le colonialiste Léon Blum et le régime de Vichy jusqu’en 1942 - d’un chaos politique. Son parti le néo-Destour a dégagé le pays en 1969 de la collectivisation catastrophique voulue par Ben Salah, réfugié en Algérie, et le pays a acquis un niveau d’instruction, de formation supérieure incontestable.
Le niveau de vie de la population a-t-il chuté ? Je pose la question. On répondra : progrès oui, mais sans démocratie. Et une démocratie sans le peuple qu’est-ce ? Est-ce que la démocratie est une affaire de partis politiques ? Un république sans peuple, selon saint Augustin, dans son livre La Cité de Dieu, est une idée satanique, vide, un songe creux. Mais la révolution a bien eu lieu ? Non, et voici comment…
Tous les quotidiens, les médias mondiaux ont repris le mensonge que l’ancien Président Ben Ali avait cherché, pendant trois heures de vol, à venir en France, que notre gouvernement avait tergiversé puis, par crainte de réaction de l’immigration tunisienne sur notre sol, refusé, par une sorte de volte face de l’accueillir. Nous savons, au contraire, par BFMTV que le gouvernement américain a fait transporter, en menaçant sa sécurité, l’ancien élève tunisien de Saint-Cyr à bord d’un hélicoptère militaire américain pour l’amener à Malte et de là le transporter, selon un dispositif mis en place, par avion militaire américain en Arabie Saoudite. Alors pourquoi mentir si l’on a la conscience tranquille ?
Le Canard Enchaîné cite un propos de la ministre Alliot-Marie qui déclare que les Américains ont fait pression sur le général-président Ben Ali pour qu’il quitte la Tunisie : « Nous sommes restés tout le temps dans un brouillard total. (…) Ce sont les Américains qui ont pris les choses en main. Les militaires américains ont parlé avec leurs homologues tunisiens, et Ben Ali a été prié de quitter, sans plus attendre, le territoire. »
Ce n’est donc pas l’armée qui a refusé de tirer sur le peuple, et qui a affronté le général Ben Ali, c’est l’Amérique qui a menacé de tirer sur la Tunisie si son chef, sa tête ne se détachait pas du tronc. Pourquoi la France n’a-t-elle rien vu venir ? C’est qu’elle a été mise au pied du mur par les Américains et que l’émeute, locale et entretenue par des éléments troubles, s’est muée en révolution par la volonté impérialiste des Etats-Unis. Parce qu’une véritable révolution populaire n’incendie pas des épiceries, des échoppes d’artisans, ne brûle pas ses grands magasins, non, ce n’est pas une révolution qui s’est produite, et qui aurait la fleur tunisienne au bout de son fusil. Cette révolution est un montage, un piège pour les peuples arabes, c’est la nouvelle version de la révolution de velours. Et le terme est bien choisi : une main de fer dans un gant de velours. Si vous trouvez le propos pessimiste, alors la question se repose : pourquoi nous cacher la vérité, nous refaire le coup de Nicolae Ceauşescu ? Quand un dictateur roumain réussit à rendre son pays non débiteur du FMI, alors il faut le liquider. Car telle était la situation financière heureuse du pays.
Et maintenant ? Ben Ali était l’homme des Américains, rétorquera-t-on, pourquoi alors ne l’est-il plus ? Si vraiment le Département d’Etat est devenu aussi sensible aux besoins populaires, alors les Palestiniens peuvent arborer le drapeau étoilé. Je vous conseille de lire en version arabe le petit chaperon rouge, c’est la situation des peuples arabes, s’ils se laissent ainsi abuser, comme leurs ancêtres en 1915, au moment de « la révolte arabe ». Comment se terminera la révolution tunisienne ? Comme cette même révolte arabe par un « foyer » de nouveaux immigrants en Tunisie ?
Le pays est inconnu aux Français mal informés. Il y a une rancune des Communistes, des démocrates professionnels contre ce pays dont la Quatrième République avait fait exiler le bey Moncef à Pau en mai 1946. Pourquoi ? Parce qu’il avait collaboré avec les « Allemands » disait-on. Mais toute la Tunisie tunisienne avait eu cet instinct et Bourguiba devait parler à la Radio de Bari qui était tenue par des orateurs palestiniens, jusqu’au débarquement des « Alliés » en Italie méridionale. Le célèbre médecin chirurgien et homme de lettres Saïd Mestiri décrit dans son bel ouvrage sur le bey* : « Le groupe de patriotes qui avaient quitté la Tunisie à l’arrivée des alliés en 1943 […] comprenait notamment Habib Thameur, T. Slim, Rachid Driss, H.Triki, noms très connus en Tunisie, faisant l’objet de condamnations à mort. Ils s’étaient d’abord réfugiés dans la région parisienne puis avaient quitté la capitale française pour fuir en toute hâte en Espagne peu avant la Libération. Ils avaient quitté le territoire français dans des conditions très pénibles. Certains avaient même traversé la Bidassoa à la nage ».
Et la famille de Ben Ali était une famille du Sahel restée relativement pro-française, modérée, pas aussi fanatiquement patriote que Bourguiba qui visitait le forum romain après sa libération de prison en France par les Allemands entrant en zone libre. Horreur, direz-vous, mais son jeune rival, qui sera son premier ministre en 1970, le meilleur financier de la Tunisie d’alors, Eddi Nouïra, s’était avec les plus radicaux, lui réfugié à Berlin, car il était moins conservateur, moins accommodant ! Et c’est sur ce modèle politique que le néo- Destour a voulu forger une politique nationale, par une sorte de verticalité du pouvoir. C’est la Tunisie qui s’est développée ainsi. En 1941, loin de là en Iran, Reza Shah avait voulu conserver ses conseillers allemands qui avaient depuis 1930 causé le boom économique du pays, un débarquement démocratique s’était opéré contre lui, anglo-américano-soviétique. Et son fils l’a remplacé et Reza est mort en exil. Un Ben Ali avant l’heure. Mais aujourd’hui, on parle encore de Reza Shah, en bien ou en moins bien, les religieux plutôt en mal, et c’est normal car il imitait la Turquie, mais on en parle encore. Mais on ne parlera jamais plus des bavards des partis politiques. Et contre les hommes forts, contre un peuple fort et uni, l’Amérique multiplie ses efforts, une révolution du jasmin est appelée à être contagieuse contre le Baas en Syrie, contre le nationalisme iranien sous les couleurs d’une révolution verte. Les U.S.A. sont devenus un caméléon qui prend la couleur de l’arbre sur lequel il se trouve.
La couche bourgeoise affairiste de Téhéran et d’Ispahan reprend espoir, regarde, depuis la querelle des élections et la « révolution verte », avec sympathie le nouveau La Fayette américain Obama encourager la révolution tunisienne, ou plutôt cette escroquerie pour nouveaux riches qui porte ce nom et affuble son affreuse nudité de drapeaux communistes ou islamistes. Tout sauf l’unité nationale réelle, celle impulsée par Moncef bey et Bourguiba et que représentait avec sa touche personnelle et un changement de génération le système du RDC du général sahélien Ben Ali. Car ce n’est pas un parti unique mais un rassemblement de nationalistes, avec des corrompus évidemment, mais aussi des gens honnêtes et compétents, dont un de mes élèves que j’estime. Cette organisation avait des impératifs sociaux et populaires, où les femmes étaient les plus actives. Maintenant le fantôme de la révolution va parler contre la majorité du peuple et quand celui-ci résistera, on lui dira que ce sont des meurtriers qui le dirigeaient, car incendier, violer et voler, briser des maisons, c’est selon la finalité. Si c’est pour aspirer à plus de démocratie reconnue par Washington, alors c’est le sens de l’Histoire.
Avec l’exil forcé des Ben Ali, et non pas la fuite voulue, finie la rumeur de Leila Ben Ali emportant de l’or de la Banque, ce qu’a démenti formellement le directeur de celle-ci remplacé quelques jours après par un ancien de la Banque Mondiale pour le Proche-Orient. Tout l’échafaudage tombe, et on ramasse un mort, non pas un ouvrier tunisien, mais l’indépendance tunisienne. Il y a un Mai 68 arabe, bravo. Il sera contagieux. Et derrière, les vrais raisons de la destitution de Ben Ali par Washington, du complot contre Ben Ali, contre l’Etat vertical tunisien, contre le nationalisme tunisien, seront ignorées. Et tous les efforts de la Tunisie d’échapper à l’emprise américaine et de s’appuyer sur d’autres forces économiques et politiques, comme récemment sur la Turquie qui venait d’acquérir des concessions, seront couverts par les mêmes cris qui accompagnent la chute des dictateurs désignés par l’étranger. Et on vous parlera du fascisme de Bourguiba, de ses discours à Radio Bari qui était aussi une station palestinienne, de sa libération de la prison de Clermont par Klaus Barbie, bien évidemment, et le livre se refermera sur une Tunisie libérée d’elle-même, célébrant le culte d’Obama, le nouveau frère de Washington, libérateur accusant les Ben Ali de quasi mafia, sur la lancée du livre sur la régente de Tunis, préparation psychologique à la décapitation de l’œuvre bourguibiste.
Deux publicistes d’âges différents mais qui comblent l’espace des générations par un talent et une perspicacité reconnue de leurs adversaires, le journaliste égyptien Heykal, confident du colonel Nasser, et notre compatriote Meyssan s’accordent pour dénoncer le rôle des États-Unis dans les mouvements brefs et violents qui ont accouché de l’exil forcé du général Ben Ali. Le premier expose que les Américains se sont défaits d’un allié encombrant et le second va plus loin en montrant que des infiltrations du mouvement populaire par des éléments de la C.I.A, notamment « allemands » et serbes ont guidé les émeutes, avec l’aide de médias américanisés provoqué le désordre et appliqué ainsi la doctrine du chaos minimum pour paralyser l’énergie nationale. Nous estimons qu’une vérité vaut mieux qu’une semi-vérité, et que l’enjeu économique, comme cela filtre partout, a été le premier moteur de cette affaire artificielle. Derrière les slogans contre Ben Ali et sa famille politique se cache la volonté manifeste de briser le mouvement du neo-destour, ce que la rue appelle « cinquante ans de dictature ».
* « Moncef bev » tome II, p.193, édité à Arcs Éditions en 1990, à Tunis,
Pierre Dortiguier