L’hommage de Théophile Kouamouo lu par Grégory Protche :
Jacques Vergès n’est plus – Mort d’un homme révolté
L’avocat qui a courageusement défendu les victimes des massacres de Petit-Duékoué et de Guitrozon ainsi que le président Gbagbo en butte à l’hostilité de la France officielle et de la « communauté internationale » vient de s’éteindre à l’âge de 88 ans. Hommage.
D’ores et déjà, les portraits écrits la plume trempée dans le fiel commencent à paraître dans les médias hexagonaux. Les nécrologies ont toujours été des véhicules idéologiques puissants. Et celles qui fleuriront les jours prochains sur l’avocat Jacques Vergès, décédé hier à l’âge de 88 ans, ne feront pas exception à la règle. La radio française RFI a tiré la première. « Anticolonialiste, défenseur du tiers-monde, il finira par plaider la cause à quelques incarnations de la Françafrique, apportant son soutien à Laurent Gbagbo, après sa défaite à l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire. Il est finalement écarté de sa défense, non sans avoir empoché 100 000 euros avec son confrère Roland Dumas », peut-on lire sur son site Internet. Incroyable confusion idéologique et conceptuelle ! Si en 2010, Gbagbo était « l’incarnation » de la Françafrique, cela signifie-t-il que la coalition qui le combattait (présidence française, Trésor français, Conseil de sécurité cornaqué par Paris, Burkina Faso de Blaise Compaoré…) s’opposait ainsi à la Françafrique ? En « empochant » 100 000 euros aux côtés de Roland Dumas, Vergès a-t-il fait autre chose que de toucher des honoraires légitimes comme, au hasard, Jean-Pierre Mignard, avocat d’Alassane Ouattara et d’Idriss Déby… et accessoirement figure du Parti socialiste et ami intime de François Hollande ?
De Jacques Vergès, la mémoire ivoirienne retiendra surtout l’avocat qui est courageusement allé là où les bonnes âmes autoproclamées refusaient d’aller, conditionnées par une haine vigilante contre Laurent Gbagbo et ce qu’il incarnait ; ou non-désireuses d’aller dans le sens inverse du « troupeau médiatique ». Ainsi, quand une horde de Dozos déferle sur les villages de Petit Duékoué et de Guitrozon fin mai 2005, et y commettent un véritable crime contre l’humanité, assassinant femmes et enfants, RFI relaie une intox s’appuyant sur un faux rapport interne de l’ONU attribuant ce crimes aux « miliciens » pro-gouvernementaux. Pendant ce temps, Jacques Vergès, qui a défendu Alassane Ouattara à la fin des années 1990, vient sur le terrain, recueille les témoignages des victimes à qui pas grand monde ne tend son micro. Et publie un livre, Crimes contre l’humanité – Massacres en Côte-d’Ivoire. Un livre ignoré dans la France des droits de l’homme. Pensez-y : les morts n’étaient pas du bon côté.
Plus qu’un avocat, le procureur de la bonne conscience occidentale
Au moment de la crise postélectorale, Vergès et Dumas défendent crânement le président Laurent Gbagbo, ferraillant notamment dans les médias hexagonaux. Habile, Vergès « sort » opportunément des copies de procès-verbaux de bureaux de vote qui montrent qu’il y a un problème. Sur un plateau de télévision, il montre à une « panéliste » croyant incarner le « camp du Bien » la photo d’une militante du FPI battue et violentée à Korhogo par les rebelles dont on dit qu’ils défendaient « la démocratie ». La défenseuse de la vertu internationale détourne le visage. La réalité contredit ses théories. Elle ignore la réalité.
Cette scène traduit en réalité le profond désaccord de celui qui a écrit, à la suite de la guerre en Libye, le livre Sarkozy sous BHL, et les tenants de la pensée dominante en France. Plus qu’un avocat, Vergès, fils d’un Réunionnais et d’une Thaïlandaise, a été tout au long de sa vie un procureur. Le procureur mettant inlassablement en accusation la bonne conscience d’un Occident qui se dissimule à lui-même sa phénoménale brutalité et sa barbarie non-assumée.
À l’époque de la guerre d’Algérie, celui qui est alors membre du Parti communiste et qui a déjà passé quelques années derrière le Rideau de fer, choisit de défendre le Front de libération nationale (FLN). Et plus particulièrement Djamila Bouhireb, « poseuse de bombes » indépendantiste qu’il épouse dans la foulée. Forcément, ça dérange la bien-pensance, y compris « de gauche » ! Comme le choix de l’ANC d’opter pour la lutte armée face à la violence de l’apartheid, lui aliènera le soutien d’Amnesty International et la fera figurer longtemps sur la liste des organisations considérées comme « terroristes » par les États-Unis !
Défenseur d’Ernest Ouandié et des upécistes camerounais
Certes, les colonisés peuvent dénoncer les méfaits de la colonisation, mais ont-ils le droit de « voler le feu » de la violence à ceux qui l’ont rendue acceptable en l’insérant au cœur de l’appareil idéologique d’un État raciste ? C’est la même logique qui conduit Vergès à défendre les « fedayins » palestiniens, qui s’opposent par les armes à l’État d’Israël. Ou Magdalena Kopp, ex-compagne du terroriste « rouge » Carlos. Moins médiatique, la cause des indépendantistes camerounais de l’UPC, massacrés dans l’indifférence internationale par la coalition constituée par la France et le président qu’elle a installé, Amadou Ahidjo, est aussi celle de Vergès. Il est un des deux avocats constitués pour défendre le « maquisard » Ernest Ouandié lors de son procès en août 1970. En violation totale de la convention judiciaire franco-camerounaise, il est empêché d’entrer sur le territoire camerounais pour défendre son client. Qui sera condamné à mort et exécuté.
Le divorce définitif entre Jacques Vergès, résistant gaulliste dans sa jeunesse, et la bonne conscience française intervient quand il défend le nazi Klaus Barbie. Provocateur, il froisse le récit national français. Et ose comparer les pratiques hitlériennes… à celles du colonialisme français.
Tel était Maître Jacques Vergès, l’homme révolté. L’homme qui s’est opposé à la tendance contemporaine des sociétés occidentales contemporaines à « fabriquer » des « méchants paroxystiques » pour mieux faire l’économie de leur nécessaire examen de conscience. Slobodan Milosevic, Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi… Vergès les a défendus, pour mieux démasquer les mensonges à visage d’ange de l’histoire officielle, écrite par les puissants. Quand Vergès défend Omar Bongo, Gnassingbé Eyadéma et Denis Sassou N’Guesso contre l’association « Survie », cela procède d’une logique similaire – même si ce choix irrite profondément de nombreux militants de la cause africaine. Même si c’est le pouvoir prescriptif naissant d’ONG « oubliant » souvent de taper partout où cela fait mal qu’il dénonce.
Tel était Jacques Vergès qui, en défendant le jardinier marocain Omar Raddad, dont la « race » et le statut social faisaient de lui le coupable idéal de sa patronne Ghislaine Marchal, et en mettant en lumière les incohérences du ministère public et des parties civiles, a évité à la justice française une monumentale erreur judiciaire. Cela, on l’oublie souvent. Plus que « l’avocat de la terreur », comme on le qualifie souvent, Jacques Vergès était l’avocat des « causes perdues ». Et c’est tout à son honneur.
Théophile Kouamouo