Le jeunisme
Louis pauwels
« les dernières chaines »
Un des vices majeurs de notre époque est ce que Montherlant appelait « le jeunisme ». Dans notre société, tout est fait pour prolonger indéfiniment la jeunesse, alors que la jeunesse est un âge transitoire, qui doit être dépassé. C’est une complète inversion des valeurs. L’éducation devrait permettre à l’enfant d’accéder à l’âge adulte, à travers une série de disciplines et de contraintes, le préparant à affronter toutes les difficultés de l’existence, jusqu’au jour où il saura, par lui-même, s’émanciper de ces contraintes, pour déboucher sur une maîtrise et une liberté intérieure d’une autre nature. Pas de libération sans un minimum de rigueur, de règles, d’interdits consentis, assumés, pour être ensuite surmontés et distancés.
Ce n’est ni élever ni aimer un enfant que de le maintenir dans une dépendance moelleuse et lénifiante, par complaisance et par laxisme. L’esprit du temps et les conditions de vie actuelles ont conduit les parents à relâcher leur rôle d’éducateurs. Cette carence est à peu près générale. Comment un père et une mère habituellement stressés, survoltés, souvent déprimés, pourraient-ils conserver ce mélange d’attention, d’exigence, de patience et de disponibilité nécessaire à toute action éducatrice ? Nous partons aujourd’hui d’un principe aberrant : il faut tout faire pour la jeunesse. Non ! Il faut tout faire pour que la jeunesse se-passe. Son destin naturel est de s’éteindre au profit de la maturité, tout comme celui de l’enfance est de disparaître au bénéfice de la puberté.
La jeunesse est l’âge de toutes les sottises et de toutes les exactions. L’histoire de la Révolution française est exemplaire à cet égard. Parmi les principaux acteurs, la moyenne d’âge était de vingt-sept, vingt huit ans. Les plus âgés - Danton, Robespierre -avaient tout juste dépassé la trentaine. Quelle succession explosive d’excès et d’incohérences ! Bien sûr, des réformes étaient indispensables, les privilèges des hautes classes exorbitants. Bien sûr, la cour a été maladroitement rigide, et Louis XVI tragiquement insuffisant. Mais chez ces révolutionnaires, que de fureur criminelle, d’hystérie incendiaire, de convulsions pathologiques ! Et de contradictions aberrantes en 1791, dans un superbe et généreux discours, tout vibrant de l’humanisme des Lumières, Robespierre propose, pour la première fois en France, l’abolition de la peine de mort. Quelques mois plus tard, dans un grand élan pacifiste et inspiré, il condamne la guerre souhaitée par l’Assemblée. En 1793, le même Robespierre disciple de Rousseau, amoureux de la nature, émule des théories du bon sauvage, devient l’instigateur et l’organisateur en chef de la Terreur, le premier pourvoyeur de la guillotine, déchaînant sur l’Europe et les provinces rebelles tous les jeunes loups affamés de la République, avec leurs meutes de volontaires déguenillés. Pendant vingt ans, ils planteront leurs crocs fumants dans les chairs tendres de la vieille Europe. Et lors de son triomphe, qui précédera de peu sa chute, Robespierre, qui vient de signer l’affreuse loi des suspects, modèle de loi liberticide annulant toute espèce de garantie individuelle, proclame le culte de l’Être Suprême, fustigeant l’intolérance, l’obscurantisme, la tyrannie et la superstition ! La démence fait des entrechats sur la place publique, devant l’orbite vide et obscène de la guillotine. Ces contorsions de l’esprit seraient bouffonnes si elles n’étaient pathétiques. Exaltation de l’Être Suprême, et mascarades antireligieuses, églises pillées, nonnes violées, prêtres torturés. Apologie de l’humanisme et du pacifisme, pour justifier les massacres, les conquêtes, les hécatombes. Arbitraire et oppression systématiques, au nom de la démocratie.
Plus près de nous, dans les années soixante, Mao s’est appuyé sur l’extrême jeunesse pour mobiliser les foules abominables de la révolution culturelle. Je pense aux vers sinistres qu’écrivait le jeune Aragon à son retour d’URSS, en 1930, dans Front rouge
L’éclat des fusillades ajoute au paysage
Une gaieté jusqu’alors inconnue.
Ce sont des ingénieurs et des médecins qu’on
[exécute.
La liste serait bien fastidieuse des désastres historiques provoqués par la jeunesse. Hitler, Mussolini, Pol Pot, Khomeiny ont levé l’essentiel de leur clientèle chez les très jeunes, dont ils ont su exploiter le fanatisme et le jusqu’au-boutisme, incluant le chaos final Seuls les très jeunes peuvent avoir ce caractère impitoyable et implacable indispensable aux génocides, aux destructions de masse. Avec cette pulsion suicidaire latente : « Que l’univers entier sombre avec moi dans la géhenne ! Et que rien ne survive à l’écroulement de mes rêves ! » C’est toujours la vieille devise anarchiste : « L’Utopie ou la mort ! » Et de préférence la mort universelle, l’extinction de l’espèce.
La jeunesse est bien l’âge de l’intolérance et de la tyrannie. L’enfant est un tyran pour ses parents. Le jeune est un tyran pour la société. C’est le bras séculier de tous les despotes, la matière première de tout militantisme extrême. Cet âge est créateur de dangers. Rien n’est plus étranger à la sagesse que la jeunesse. Quand les tyrans délèguent des responsabilités majeures à la jeunesse, ils entraînent la société vers les excès et les désordres.
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