Bien sûr, il y a le titre. La Fabrique du monstre, ça chante à mes oreilles un air connu. Mais peu importe, les bonnes idées appartiennent à tout le monde. L’essai de Philippe Pujol offre une plongée dans le Marseille de la misère et de la délinquance, grande et petite. En fait, nous explique l’auteur, il n’y a guère de différence : petite fourmi aspire à grandir – et recevra à temps son lot de munitions de calibre 7,62 qui en feront de la viande hachée.
Pujol, ex-journaliste à l’ex-Marseillaise (un journal longtemps inféodé au PC) a derrière lui un lourd passé de journalisme d’investigation, qui lui a valu le prix Albert Londres en 2014 pour une série d’articles, « Quartiers shit », dont le titre parle tout seul. Et un livre, French deconnection, publié la même année (chez Robert Laffont). Il a le sens de la formule, et un très beau brin de plume – ça se lit comme un Zola qui aurait scénarisé le Scarface de Brian de Palma, modèle de tous ces apprentis caïds. Vivre vite, et avoir une grosse montre au poignet (une Rolex bien avant cinquante ans, plaisante-t-il) le jour où l’on se fera descendre – destin quasi inéluctable de ceux qui ont commencé dans le shit et se retrouvent dans la merde.
À vous dégoûter de fumer
D’autant que le shit qu’ils traficotent n’est pas l’herbe des années 1960-1970. Un peu de résine de cannabis (quand même), mais si coupée et recoupée qu’il faut renforcer ses effets avec ce que l’on trouve, sucre, engrais, pesticides et antifongiques, cirage, henné, huile de vidange. Ou du Tranxène vétérinaire. Liste non limitative. Une vraie publicité antidrogue. Ceux qui s’y risquent encore sont suicidaires. Avis aux boloss et aux bobos en quête de frisson.
Ce sont là les nouveaux carnets du sous-sol. À la recherche du lumpen, et même du lumpen du lumpen. Un prolétaire en job précaire trouvera toujours un sous-prolo sans travail, parce que « trop petit, trop faible, trop roublard, trop gros, trop noir, trop sans-papiers, trop seul ». Pujol nous entraîne dans le cadavre d’une Opel Astra, objet des convoitises d’un couple de Roumains (en dessous du sous-lumpen, toujours les Roumains) qui préfèrent louer ce déchet mécanique plutôt que « dormir à la mauvaise étoile ». Opel, « c’est une allemande », dirait Claudia Schiffer. Et quand vous voulez étaler votre réussite – à quoi ça sert d’arriver discret ? – vous passez au format allemand supérieur, BMW ou Audi. Ces deux marques – et aucune autre – témoignent de la réussite asociale des truands.
Pris sur le vif en attendant la mort
Mouloud a changé de nom, et se fait appeler Kevin, parce que c’est le nom du « parfait Blanc ». Le pauvre. S’il savait. Ni Mouloud ni Kevin ne réussiront le bac : on connaît les travaux de Baptiste Coulmont sur la distribution des mentions par prénom : tout pour Alban, mais franchement, Kevin ou Nabil sont mal barrés pour la mention très bien.
De toute façon, ce n’est pas ce bac que visent les héros de Pujol. Eux, c’est BAC (brigade anti-criminalité) plus sept – sept interpellations. La loi de la rue sans joie. L’élitisme républicain à l’envers. Sur le CV du bon caïd, des arrestations, des gardes à vue, quelques condamnations – bref, de vraies références. L’élitisme républicain, remarque Pujol avec une naïveté feinte, s’est niché dans les lois sécuritaires, qui permettent de sélectionner, via la case prison, les purs, les durs, les balafrés.