Un texte désenchanté de l’écrivain sur Marseille enflamme depuis 6 mois la planète Internet et interpelle des élus.
Philippe Carrese n’en revient pas. Jusqu’ici, on le connaissait comme homme de télévision (de "Bzzz…" à "Plus belle la vie"), écrivain (une longue série démarrée avec le légendaire "Trois jours d’engatse"), illustrateur, musicien…... Depuis le début de l’année, ce solide gaillard est devenu un peu par hasard le chantre des désillusions de Marseille, la voix du désamour de la cité phocéenne.
Une métamorphose qui s’explique par un texte brut, des phrases dures, des mots qui cognent. La planète web s’est emparée de ce coup de gueule, au point de provoquer un incroyable buzz : "J’ai plus envie" (voir ci-dessous, le texte intégral) a été repris par des centaines de blogs et circule par mail à travers toute la ville.
Un phénomène étonnant, qui montre que 10 ans après l’euphorie de "l’effet TGV", Marseille ne sait plus où elle va et cherche les mots pour le dire. Elle a trouvé ceux de Carrese. "Cet engouement autour de ce texte montre qu’il y a une prise de conscience, juge l’écrivain. Les Marseillais sont prêts à entendre des questions. Est-ce que ça suffira à ouvrir le débat ? Je l’espère…"
Un texte de 2006 !
Le plus intrigant de cette affaire, c’est que ce texte a été écrit voici cinq ans. À l’époque, Philippe Carrese tenait une chronique dans un mensuel aujourd’hui disparu, Mars Mag’ : "J’étais un peu leur poil à gratter, avec des textes mi-acides, mi-rigolos. En juillet 2006, j’ai eu un gros ras-le-bol et je leur ai donné quelque chose de pas rigolo du tout".
Lorsqu’il est publié, "J’ai plus envie" ne provoque guère de réactions. Fin 2010, il réapparaît sur internet : "Je ne sais pas qui l’a retrouvé et qui l’a tapé, le fichier n’existait pas". Prévenu par le SMS d’un cousin qui le félicite, Carrese le repère sur plusieurs sites : "Au départ, j’étais inquiet, je craignais que des phrases aient été changées, qu’il n’ait plus de sens en dehors du contexte de 2006. C’était au plus fort des travaux du tramway, la ville était totalement désorganisée...…"
Une relecture attentive rassure Carrese, autant qu’elle l’étonne : "Aujourd’hui, il y a un ou deux trucs que j’aurais adoucis si je l’avais écrit aujourd’hui, mais dans l’ensemble, j’assume chaque ligne."
Traînée de poudre
Semaine après semaine, le désenchantement de Carrese s’est propagé sur la toile, relayé notamment par des milliers de mails baptisés "Marseille, lève-toi !". "C’est un chef d’entreprise qui me l’a passé, raconte Alain Bini, cadre à la Banque de France et ex-élu UMP du 7e arrondissement. La parole est intrinsèquement forte. J’ai fait suivre abondamment et j’ai eu des retours qui vont exclusivement dans le sens du texte, c’est l’expression exacte du sentiment qui monte sur Marseille en ce moment."
Travailleur social dans les quartiers Est, Luc le rejoint : "C’est un électrochoc. Une claque à nos naïvetés, au folklore qui nous tient lieu trop souvent de pensée." Surpris par ces multiples réactions positives, Carrese s’interroge sur cet accueil : "Je crois que c’est révélateur d’un malaise de plus en plus partagé. Ce qui est intéressant, c’est de voir qu’à Marseille, ça touche des gens de tous les horizons, de gauche comme de droite. Alors qu’à l’extérieur, ce texte est beaucoup moins bien compris...…"
Là où l’histoire se complique toutefois, c’est lorsque des sites d’extrême droite s’emparent de la longue charge de Carrese. C’est notamment le cas du blog de Stéphane Ravier, le candidat du Front national lors des municipales de 2008, ou de celui du Bloc Identitaire.
"Difficile à empêcher, rétorque l’écrivain. Et puis, ces reprises sont peu nombreuses par rapport au reste de la Toile". Les anti-"J’ai plus envie" commencent alors à s’organiser. Jusqu’alors très laudatif, le débat sur la page Facebook de Philippe Carrese devient plus virulent, les critiques fusent contre certaines phrases du texte, notamment la comparaison excessive de Marseille et de Kaboul.
"Ce texte est un raisonnement de réac qui s’ignore, et qui, au lieu de se pencher sur les causes de toute cette précarité, et de s’en indigner, ne voit que les conséquences sur son petit confort quotidien", dénonce par exemple un contradicteur.
Comédien et metteur en scène, Gilles Azzopardi lance la contre-attaque avec "Marseille, ma belle", texte qui prend sur la Toile la défense de la cité phocéenne : "Marseille, on te reproche de ne pas être Monaco ; ce qui est presque aussi intelligent que de reprocher à un ’gabian’ de ne pas être un Mirage 2000. On aimerait retrouver dans tes rues ce je-ne-sais-quoi, qui fait tout le charme de Lausanne. On te reproche, entre autre, d’abriter des Marseillais (si, si je l’ai lu !!!) et non pas des Tourangeaux car paraît-il que sans tes habitants, tu serais une ville formidable ! On te reproche d’être une ville du sud, avec une mentalité du sud, des odeurs du sud, un rythme du sud". Un partout, balle au centre ?
Un débat a la rentrée ?
Lorsque "J’ai plus envie" a commencé à tourner, Philippe Carrese a été contacté par plusieurs élus, dont l’UMP Renaud Muselier qu’il connaît depuis longtemps et le socialiste Patrick Mennucci.
"Je voulais discuter avec lui car j’aime les gens qui écrivent bien et ne sont pas dans le politiquement correct", explique Muselier. "Au-delà de certaines scories, ce texte est une description assez réelle de la situation, juge Mennucci. Qu’il lance ça, ça interpelle, ce n’est pas un facho ! En plus, comme il l’a écrit il y a 5 ans, il est presque trop gentil : certains points se sont dégradés !" De même, la Convention citoyenne du conseiller communautaire Philippe Sanmarco a repris "J’ai plus envie" sur son site.
Face à ces réactions, l’idée d’organiser un débat a surgi : il devrait avoir lieu après les vacances, sous la houlette de l’association "L’Écrit du sud". "Attention, je ne suis pas là pour devenir le spécialiste du blues marseillais, prévient toutefois Philippe Carrese. D’ailleurs, je vais peut-être écrire un autre texte qui s’appelera ’J’ai envie’. Pour passer du ronchon au constructif…..." Pour renouer aussi avec l’humour décalé de ses premières heures. Comme lorsque dans "Trois jours d’engatse", paru en 1994, il situait la cité Frais-Vallon "juste au-dessus du camion de flics, au bout de la rocade...…"
Fred Guilledoux
Le texte de Philippe Carrese dans son intégralité :
"J’ai plus envie...… J’ai plus envie de me prendre le quart-monde dans la gueule chaque fois que je mets un pied sur la Canebière.
Je m’apprêtais à écrire une chronique rafraîchissante pour un magazine d’été riant, bien décidé à taire mes énervements habituels. J’avais pris de bonnes résolutions, rangé ma parano dans ma poche et mes colères avec mes tenues d’hiver, au fond d’un placard. Je m’apprêtais même à faire de l’humour. Quelquefois, j’y arrive. Mais voilà… Une randonnée pédestre éprouvante entre les Cinq Avenues et le cours d’Estienne d’Orves a sapé mon moral et éradiqué mes résolutions optimistes.
J’ai plus envie de relativiser. J’ai plus envie de faire de l’humour. Et j’ai plus envie de subir ce cauchemar quotidien…...
J’ai plus envie de supporter toute la misère du monde à chaque coin de rue.
J’ai plus envie de slalomer sans cesse entre des culs-de-jatte mendiants, des épaves avinées et des cartons d’emballages de fast-foods abandonnés sur le bitume chaotique du premier arrondissement.
J’ai plus envie de cette odeur de pourriture qui me saute à la gorge, de cette odeur d’urine à tous les angles de travioles, de cette odeur de merdes de chiens écrasées sur tous les trottoirs, de ces relents de transpiration et de crasse sur les banquettes arrière du 41.
J’ai plus envie de perdre des heures en bagnole dans un centre-ville laid, dévasté par manque total de prise de conscience individuelle et d’organisation collective.
J’ai plus envie de voir ma difficile survie professionnelle lézardée par des bureaucrates en R.T.T, assenant au petit peuple que la voiture est un luxe inutile, eux qui n’ont sans doute plus pris un métro depuis des lustres.
J’ai plus envie de me retrouver sur le parvis de la gare Saint Charles à onze heures du soir avec mes jambes et ma mauvaise humeur comme alternative à l’absence totale de transports en commun et à la présence suspecte de rares transports individuels qui frisent l’escroquerie.
J’ai plus envie.
J’ai plus envie de baisser les yeux devant l’indolence arrogante de jeunes connards.
J’ai plus envie de jouer les voitures-balais pour de malheureux touristes étrangers bouleversés, fraîchement dévalisés par des crétins sans loi ni repère.
J’ai plus envie de me retrouver à chercher des mots d’apaisement et à soliloquer des propos hypocrites sur la fraternité et la tolérance lorsque mes enfants se font racketter en bas de ma ruelle.
J’ai plus envie de me laisser railler par ces troupeaux d’abrutis incultes, vociférants et bruyants au milieu des trottoirs qui n’ont qu’une douzaine de mots à leur vocabulaire, dont le mot "respect" qu’ils utilisent comme une rengaine sans en connaître le sens.
J’ai plus envie de contempler mon environnement urbain saccagé par des tags bâclés et des graffitis bourrés de fautes d’orthographe. L’illettrisme est un vrai fléau, il plombe même l’ardeur des vandales.
Et aussi…... J’ai plus envie de voir les dernières bastides mises à bas, les derniers jardins effacés d’un trait négligent sur des plans d’architectes en mal de terrains à lotir. J’ai plus envie de cette ville qui saccage son passé historique sous les assauts des promoteurs (le comblement de l’îlot Malaval est une honte).
J’ai plus envie de cette ville qui perd sa mémoire au profit du béton.
Et encore…... J’ai plus envie d’écouter poliment les commentaires avisés des journalistes parisiens en mal de clichés, plus envie d’entendre leurs discours lénifiants sur la formidable mixité marseillaise. Elle est où, la mixité ? De la rue Thiers au boulevard des Dames, la décrépitude est monochrome.
J’ai plus envie de traverser le quartier Saint Lazare et de me croire à Kaboul.
J’ai plus envie non plus de me fader encore et toujours les exposés béats de mes concitoyens fortunés, tous persuadés que le milieu de la cité phocéenne se situe entre la rue Jean Mermoz et le boulevard Lord Duveen. Désolé les gars, le centre ville, à Marseille, c’est au milieu du cloaque, pas à Saint Giniez. Tous les naufrages économiques de l’histoire récente de ma ville tournent autour de cette erreur fondamentale d’appréciation de la haute bourgeoisie locale.
J’ai plus envie de ce manque d’imagination institutionnalisé, plus envie de palabrer sans fin avec des parents dont la seule idée d’avenir pour leur progéniture se résume à : "Un boulot à la mairie ou au Département".
J’ai plus envie d’entendre les mots "Tranquille", "On s’arrange", "Hé, c’est bon, allez, ha…" prononcés paresseusement par des piliers de bistrots.
J’ai plus envie de ce manque de rigueur élevé en principe de vie.
J’ai plus envie de l’incivisme, plus envie de la médiocrité comme religion, plus envie du manque d’ambition comme profession de foi.
J’ai plus envie des discours placebo autour de l’équipe locale de foot en lieu et place d’une vraie réflexion sur la culture populaire. J’ai plus envie non plus de me tordre à payer des impôts démesurés et de subir l’insalubrité à longueur de vie.
J’ai plus envie de m’excuser d’être Marseillais devant chaque nouveau venu croisé, décontenancé par sa découverte de ma ville… Ma ville ! Et pourtant, Marseille… Pourquoi j’ai plus droit à ma ville ? Merde !"