Samedi 19 janvier au soir s’achevait la prise d’otages d’In Amenas dans le Sahara à la frontière libyenne, conduite par le groupe salafiste dénommé « Signataires par le sang » dont le chef est l’Algérien Mokhtar Belmokhtar… lequel n’était pas sur les lieux, étant resté au Mali.
À 12h45 quinze corps brûlés avaient été retrouvés sur le complexe gazier de Tiguentourine tenu par le nigérien Abdoul Rahman al Nigeri [1]. À 20h30, le ministère algérien de l’Intérieur annonçait le bilan de l’assaut lequel était alors de 55 morts : 32 djihadistes et 23 otages étrangers principalement occidentaux. 20h45, il est précisé que 107 expatriés et 685 employés algériens ont été libérés. Mais l’histoire est à tiroir et le ministre algérien de la Communication, Mohamed Said, « revoyait à la hausse » dimanche 20 ce bilan, 23 autres otages ayant trouvé la mort dans l’attaque, mercredi à l’aube, d’un car transportant des employés.
Mais qui sont vraiment ces terroristes djihadistes ?
La question n’est pas anecdotique, elle se pose réellement. Dire que ce sont de simples « djihadistes » serait aller trop vite en besogne. Ce serait un manichéisme facile empêchant de voir l’enchevêtrement quasi inextricable de manipulations diverses et contradictoires qui sous-tendent l’existence de ces groupes et expliquent certaines actions des salafistes sahéliens… tour à tour brigands preneurs d’otages, passeurs de ces nouveaux esclaves que sont les migrants illégaux et in fine narcotrafiquants acheminant vers la Méditerranée la drogue produite sur les flancs de la Cordillère des Andes… ou pire instruments d’un jeux complexe de billard à trois bandes.
Il serait certes tout aussi excessif de voir en eux – comme certains s’empressent de le faire – une émanation directe des Services algériens, voire hexagonaux, américains ou autres ! Certes, Alger laisse les salafistes se ravitailler en essence dans le grand Sud et ferme les yeux. Certes le Mouvement Algérien des Officiers Libres dénonçait naguère l’instrumentation du Groupe islamique armé – GIA – puis du Groupe salafiste pour la prédication et le combat – GSPC – par l’armée nationale. Des liens qui se seraient maintenus jusqu’à aujourd’hui [2]. Mais à première vue ceci n’explique pas vraiment cela. Quel aurait été en effet l’intérêt des Algériens à se tirer une balle dans le pied en ayant laissé se développer une crise d’où leurs Services de sécurité ne sortiront pas indemnes ? A contrario il n’est pas tout à fait impossible d’esquisser une réponse plausible à cette question au regard des éléments actuellement disponibles : soit de multiples sources ouvertes, convergentes et explicites. C’est pourtant avec circonspection que l’on doit aborder ce type de situation, complexe, labyrinthique, tout en s’extrayant cependant des schémas explicatifs préfabriqués.
Des liens anciens et actuels entre salafistes et services algériens
Première étape, suivons Robert Fisk [3], correspondant de The Independent à Beyrouth et grand témoin lorsqu’il évoque les liens entre salafistes et Services spéciaux…
« Aussi opaque les militaires algériens puissent-ils paraître, leur mythe fondateur – une brutalité absolue envers leurs ennemis – a plu au Pentagone [4] et aux Français qui ont maintenu leur coopération sur la base de Cherchell près d’Alger au cours des années 1990, alors qu’ils savaient pertinemment que les soldats et les forces paramilitaires de ce pays se livraient à une orgie de tortures contre les insurgés et les civils… Une chose est certaine quant à ce [nouvel épisode] du sud algérien : les Algériens et les gouvernements occidentaux seront d’accord pour faire porter l’entière responsabilité du massacre des otages aux salafistes. Pas un mot de condamnation ne sera prononcé contre les militaires algériens… »
Effectivement, Robert Fisk ne s’est pas trompé : dès dimanche M. Fabius, ministre français des Affaires étrangères et grand humaniste rédhibitoirement hostile à la peine capitale, apportait tout son soutien à Alger, déclarant que « face au terrorisme, il faut être implacable ». Se déclarant en outre choqué « que les Algériens soient mis en cause, alors que ce sont les terroristes qui doivent l’être ». Même son de cloche de la part de Barack Obama s’exprimant la veille de son investiture et pour la première fois au sujet de cette crise, jugeant sans appel possible que les « terroristes » sont les seuls et uniques responsables de la mort des otages [AFP, 20 janvier 2013].
Des déclarations définitives dont le caractère péremptoire masque mal quelques aspects peu connus du grand public, mais essentiels à appréhender qui sont véritablement ces terroristes islamistes… « une histoire peu connue, [à savoir] le véritable mariage entre al-Qaïda et l’armée algérienne, lequel date de l’occupation russe de l’Afghanistan… Afin d’enrayer leurs pertes, les soviétiques demandèrent à leurs alliés socialistes algériens de les aider en matière de renseignements. Les Services secrets algériens ont ainsi envoyé certains de leurs hommes qui se sont faits passer pour des moudjahidines au milieu d’authentiques combattants de la Légion arabe d’Oussama ben Laden.… Lorsque les Russes se retirèrent et que les djihadistes algériens rentrèrent chez eux, Alger donna l’ordre à ses propres hommes de rester sous couverture au sein des groupes islamistes revenus sur le territoire national. Si bien que, quand la guerre civile commença, ayant maintenu leur couverture, certains agents participèrent aux massacres de civils » [Ibidem]. Le pli étant pris, le goût du pouvoir et du sang avec, chacun devinera la suite !
L’Algérie en porte-à-faux entre nécessité et répulsion
Lahouari Addi [5], spécialiste universitaire de l’Algérie, entend également, suivant une approche similaire, « décrypter les rapports de forces qui ont précipité l’assaut algérien… et dénouer l’écheveau de l’offensive française au Mali ainsi que la réaction algérienne face à la prise d’otages dans le complexe gazier de Tiguentourine »…
« Qui sont véritablement les ravisseurs ? On ne le sait pas avec exactitude… ce qui paraît vraisemblable, c’est l’infiltration par le Département du Renseignement et de la Sécurité, le service de renseignements algérien, de ce groupuscule, les “Signataires par le sang”, dont il y a fort à parier que le leader Mokhtar Belmokhtar, surnommé “le Borgne”, ou encore “Mister Marlboro” pour ses supposés trafics de cigarettes, entretient des relations avec des officiers algériens [...].
Ce groupe prétend venir du Mali ? Une chose est sûre, l’immense étendue du Sahara, est sous étroite surveillance satellitaire, ce qui rend impossible tout déplacement sans se faire immédiatement repérer et identifier [...].
Qui a donné l’ordre d’attaquer le complexe gazier ? Lorsque le président Hollande a cherché à joindre le jeudi 17 son homologue algérien, il n’a pu l’atteindre. Faut-il comprendre que la situation échappe totalement à Bouteflika ? Ou qu’il n’a aucune autorité sur ses généraux ?… Ces dysfonctionnements en disent long sur les rivalités et les désaccords qui opposent les différents centres de pouvoir… Il est probable que dans les prochaines semaines le DRS sera complètement réorganisé pour avoir été incapable de gérer cette situation »
Enfin : « Pourquoi l’Algérie, si soucieuse de son indépendance, a-t-elle autorisé le survol de son territoire par l’aviation française »… sachant que « l’Algérie était opposée à l’intervention française au Mali » ? Oui, pourquoi ?
Lahouari Addi qui connaît son sujet, pose bien le problème mais ne donne pas forcément la totalité de la réponse lorsqu’il insiste sur « l’hostilité de l’Algérie à l’égard de l’offensive française au Mali. Une intervention intempestive qui a fait échouer les plans des militaires algériens, dans un pays considéré comme l’arrière-cour de l’Algérie, et comme un formidable levier pour faire pression sur l’Europe ». Sans doute notre expert fait-il ici allusion aux richesses minières supposées dormir dans le sous-sol malien ? « Mais le DRS a infiltré nombre d’organisations situées dans le nord du Mali, sans cependant les contrôler complètement. Les militaires algériens ne souhaitaient pas qu’ils aillent vers le sud. Mais les islamistes se sont radicalisés et ont décidé de marcher sur Bamako, ce qui a précipité l’intervention de la France. »
Si nous relisons avec attention ces propos, ceux-ci nous fournissent à peu près toutes les pièces d’un puzzle, désormais facilement reconstituable… D’abord Robert Fisk et Lahouari Addi, témoins crédibles parmi de nombreux autres, établissent l’existence de liens entre l’État profond algérien, le pouvoir militaire, et les djihadistes, infiltrés de longue date par les Services spéciaux. Groupes islamistes radicaux qui peuvent être ainsi, le cas échéant, manipulables autant que de besoin. Gageons ensuite que cette opération reflète ou exprime de profondes dissensions ou fractures à l’intérieur du pouvoir militaire et civil algérien quant aux positions qu’Alger doit adopter dans le contexte du conflit malien. L’affaire a également mis en évidence la faiblesse du dispositif de sécurité tant algérien qu’anglais (le site est exploité par la British Petroleum) dans le grand sud algérien (alors que les frontières sont censées être fermées depuis le début de l’intervention française au Mali), d’où la brutalité de la réaction, brutalité sur laquelle les politiques et les médias se sont faits d’une discrétion exemplaire… au contraire des Nippons et des Rosbifs.
Bien sûr, cette crise des otages qui a vu dénoncer la « complicité d’Alger avec Paris » aboutit de facto à internationaliser le conflit malien en l’étendant à l’Algérie, mais de toute évidence, l’opération visait en priorité à faire interdire l’espace aérien algérien aux Rafale français. L’hypothèse inverse « impliquer davantage Alger » dans un conflit dont elle ne voulait pas, paraît plus improbable et à tout bien considérer, beaucoup plus problématique quant à sa mise en œuvre. La troisième éventualité étant la volonté – délibérée – d’étendre la guerre au territoire algérien comme la Brookings Institution, sous la plume de Bruce Riedel le préconisait dès août 2011… « Algeria will be next to fall » – l’Algérie sera la prochaine à tomber ! Riedel prévoyait en effet que le succès de la guerre en Libye réactiverait les islamistes radicaux en Algérie, particulièrement ceux d’AQMI. Riedel observait à ce propos : « L’Algérie a exprimé sa préoccupation en ce qui concerne les troubles en Libye, dans la perspective où ceux-ci pourraient bien conduire au développement d’un nouveau sanctuaire pour Al Qaeda et d’autres éléments extrémistes djihadistes [6]. » La prévision en ce qui regarde la Libye s’est avérée exacte, celle-ci est devenue pour Al-Qaïda un sanctuaire généreusement sponsorisé par l’Occident… Pour le reste l’Algérie veille justement à ne pas rouvrir ses portes à la tempête.
Dans le premier cas de figure, le plus plausible, il s’agirait, à défaut d’une interdiction totale, de restreindre le franchissement de l’espace aérien algérien par les Français, en le limitant par exemple aux vols d’appareils humanitaires et sanitaires. Rappelons que quatre Rafale de la base de St Dizier en Haute-Marne procèdent actuellement à des frappes dans le nord Mali, indépendamment des vols d’approvisionnement logistique par gros porteurs… On imagine par conséquent quelle incidence pourrait avoir une telle interdiction sur la suite des opérations.
Otages et carnage, « Nous, Al-Qaïda, annonçons cette opération bénie »
À l’appui de cette thèse, la revendication de la prise d’otages par Mokhtar Belmokhtar, émir de « Signataires par le sang », dans une vidéo datée du jeudi 17 janvier. Vidéo diffusée trois jours plus tard sur le site mauritanien saharamedias.net dans laquelle Belmokhtar révèle que l’opération a été « menée par quarante combattants membres de différents pays islamiques, dont certains originaires de pays occidentaux [7] ». En l’occurrence le Canada ! Mais il dit surtout que la prise d’otages a été lancée « en représailles contre le régime algérien qui a permis hier aux colons d’utiliser notre terre et notre ciel pour tuer notre peuple et nos frères au Mali » ! La boucle est bouclée, la question de l’ouverture à la France de l’espace aérien est là. Nous avons ici la clé explicative de la prise d’otages et du carnage subséquent. Les factions radicales de l’État profond algérien ont activé les islamistes pour créer intérieurement et internationalement l’électrochoc autorisant Alger à se barricader derrière ses frontières et à s’extraire de toute implication directe ou indirecte dans le conflit malien. C’est sous ce double aspect intérieur et extérieur qu’il faut comprendre l’affaire de Tiguentourine. Maintenant, que Belmokhtar ait agi de sa seule initiative ou en « coordination » avec certaines factions de l’État profond algérien, cela ne change rien à la sauvagerie de l’assaut que les forces gouvernementales ont livré au retranchement des ravisseurs.
Suite à sa vidéo de revendication, Belmokhtar, communiquait à nouveau dimanche 20 janvier par le truchement de l’Agence Nouakchott Information, insistant à la fois sur « l’implication de l’Algérie dans la guerre au Mali par l’ouverture de son espace aérien et la fermeture de ses frontières » et dénonçant avec vigueur « une armée algérienne va-t-en guerre et peu soucieuse de la vie des otages, face à des hommes qui entendaient négocier »... Les combattants n’auraient à ce titre pas cherché à sortir les otages du périmètre du complexe gazier pour leur faire franchir la frontière, mais seulement « se déplacer vers l’usine pour protéger la vie des musulmans et des otages ». Ce sont alors les tirs des hélicoptères algériens sur les véhicules qui auraient « détruit sauvagement les véhicules et avec eux, les otages » [AFP/AP/Reuters, 20 janvier 2013]. Belmokhtar est-il finalement moins crédible que le ministre algérien de la communication, lequel a annoncé cyniquement la fin des opérations à plusieurs reprises et lâchés des chiffres de mortalité à rallonge et au compte-goutte ?
Pour ne pas conclure ce chapitre, notons que le déroulement de la prise d’otage montre une évidente organisation de la part des salafistes, une parfaite connaissance des lieux, laquelle ne présuppose pas l’improvisation. Or, la France n’est intervenue au Mali que depuis quelques jours seulement, et si l’opération a été préparée de longue date, ce ne pouvait être a priori que par des planificateurs suffisamment expérimentés et informés pour anticiper l’intervention de la France au Mali… et à partir de là, prévoir un contrefeu à l’implication forcée de l’Algérie dans le conflit. Attendons à ce titre de prochains règlements de comptes à Alger.
Conséquences : Paris reste seul au Mali
Contrairement à ce que l’on pouvait attendre de cette prise d’otages, les Anglo-Américains refusent de s’y laisser impliquer. Si internationalisation de la crise il y a, elle ne concerne pour l’instant que l’Algérie qui devrait en toute logique et en conclusion, se barricader encore davantage à l’intérieur de ses frontières, car Washington et Londres semblent pour l’heure bien déterminés à n’intervenir qu’en laissant Alger agir à sa guise [8].
Les ministres de la Défense britannique Philip Hammond, et américain, Leon Panetta, se sont solidairement déclarés prêts à lutter contre Al-Qaïda au Maghreb, mais tout en se défaussant sur les Algériens qui « comprennent la menace terroriste sûrement mieux que beaucoup d’autres pays. Je pense qu’il est important de continuer à travailler avec eux pour développer une approche régionale… Nous sommes déterminés à vaincre le terrorisme et à être aux côtés du gouvernement algérien » [AFP, 19 janvier 2013]. Une mission qui au demeurant pourrait ressembler à une sorte de cadeau empoisonné… autrement dit en espérant, avons-nous suggéré, que le feu du djihad rallumé à l’occasion de la guerre de Libye, puis aujourd’hui au Mali, finisse par retrouver le chemin du territoire algérien. Les deux acolytes ont malgré tout fait part du bout des lèvres de leur soutien à l’opération Serval tout en excluant catégoriquement l’envoi de troupes dans la région. Soyons juste à ce sujet : pourquoi les anglo-américains se montreraient-ils solidaires d’un État qui s’est lui-même désolidarisé de ses alliés en Afghanistan ? Remarquons que M. Hollande et ses conseillers auraient dû réfléchir à deux fois avant de trahir les engagements français en Asie centrale. Une décision qui bien évidemment n’a rien eu à voir avec les exigences d’une morale supérieure.
D’aucuns ont souligné les enjeux géoéconomiques de la France au Sahel où se situent certaines de ses sources d’approvisionnement minéral, en uranium nigérien notamment. Nul citoyen hexagonal ne songerait à faire grief à son gouvernement de protéger ses arrières et d’assurer la continuité énergétique du pays. Mais une guerre d’une légalité internationale douteuse – la France n’a pas de mandat explicite du Conseil de sécurité et n’agit qu’à la demande d’un fragile « gouvernement intérimaire » – était-elle nécessaire ? Sauf à faire encenser le chef de l’État français par une presse courtisane jusqu’à la nausée, en tant que « chef de guerre »… Ce qui constitue le moindre des paradoxes pour un socialiste grand teint, en principe « pacifiste » à tout crin ! Sauf – insistons – à tenter de remonter dans les sondages à coup de bombes, de millions d’€uros et de morts. Remonter dans les sondages afin d’y puiser un semblant de légitimité permettant au chef de l’État d’imposer à la nation une glaciale politique de rigueur et de privations économiques.
Léon Camus