Invité à s’exprimer devant la commission de la Défense de l’Assemblée nationale au sujet des dysfonctionnements causés dans le paiement des soldes par le raccordement aux systèmes de gestion de ressources humaines du Logiciel unique à vocation interarmées de la solde (Louvois), le chef du contrôle général des armées, Christian Piotre, a laissé dubitatif certains députés, tant les réponses qu’ils attendaient ne leur ont pas parues satisfaisantes.
L’audition de Christian Piotre était attendue car, secrétaire général pour l’administration (SGA) de 2005 à 2011, il a participé directement à la mise en place de Louvois. D’où l’attente des députés pour savoir comment il a géré ce dossier. Après être longuement revenu sur la genèse de cette affaire, il a donc eu à subir le feu des questions de députés perplexes.
Comme Damien Meslot (UMP, Territoire de Belfort), qui n’a pas digéré les propos du CGA Christian Piotre, pour qui « il n’y a pas eu d’incurie, d’incompétence ou d’irresponsabilité » dans la mise en place de Louvois. « Les moyens humains et financiers ont été nettement insuffisants pour mettre en œuvre le logiciel : on a du mal à comprendre comment des personnes ayant les pieds sur terre ont pu prendre la décision de lancer celui-ci ! », a attaqué le député. « On a l’impression que tous les voyants s’allumaient au rouge les uns après les autres et qu’on a décidé d’aller quand même dans cette voie, en fonçant dans le mur en klaxonnant ! », a-t-il ajouté.
Même chose pour Gilbert Le Bris (PS, Finistère). « En disant qu’il n’y a pas eu d’incurie, d’incompétence ou d’irresponsabilité, vous dédouanez facilement le ministère de la Défense. Je pense qu’à côté de la responsabilité politique – sanctionnée par le suffrage universel –, doit exister une responsabilité administrative : lorsqu’un service opérationnel, logistique ou technique fait une erreur, il y a sanction, mais lorsque c’est le cas d’un service administratif, il n’y a rien ! Certes, cela ne coûte pas de vie humaine, mais la facture est tout de même de 400 millions d’euros… Or, sont encore au ministère ceux qui ont fait ces erreurs. Cela est d’autant plus inacceptable que l’on ne tire pas les conséquences de ces dernières », a-t-il vertement réagi.
« Vous parlez d’absence d’incurie, d’incompétence ou d’irresponsabilité, puis de déficiences, de défaillances et de sous-estimations : cela ne nous aide pas à comprendre ! », a lancé Jean-Yves Le Déaut (PS, Meurthe-et-Moselle), pour qui « il y a bien eu des moments où, dans la chaîne de décision, on n’a pas agi de manière optimale », alors que Christophe Guilloteau a semblé ne pas être convaincu par les explications données par le CGA Piotre. « Plus vous parlez, plus j’ai d’interrogations », lui a-t-il dit.
Idem pour François André (PS, Ille-et-Vilaine). « Pour moi, le brouillard s’épaissit audition après audition, notamment sur la question des prestataires extérieurs », a-t-il affirmé. « Peut-on avoir une idée précise du calendrier de passation des marchés ? Quand s’arrêtait le marché d’exécution du prestataire maître d’œuvre ? Lorsque des difficultés sont apparues sur le logiciel, des avenants ont-ils été passés avec celui-ci ? Y a-t-il encore aujourd’hui des entreprises tirant profit financièrement des difficultés du système Louvois ? », a-t-il demandé. « Les responsables du ministère découvrent eux aussi parfois des choses qu’ils ignoraient et qui auraient pu modifier les décisions prises ! », lui a répondu le CGA Piotre.
Cependant, les députés ont pu avoir des détails sur le moment où a été décidé de raccorder Louvois au SIRH de l’armée de Terre. « Le ministre (ndlr, Gérard Longuet) a participé aux décisions. Celle qui a conduit à la “bascule” (…) s’est prise dans son bureau en présence du chef d’état-major des armées (CEMA), du DRH du ministère et du directeur de cabinet. Le ministre disposait des mêmes informations que le CEMA ou moi-même, et probablement que le DRH de l’armée de terre », a expliqué le CGA Piotre.
« Avant que cette décision ne soit prise, celui-ci ainsi que le chef d’état-major des armées ont signé une prise de position en faveur du raccordement à Louvois. Je ne peux penser qu’aucun de ceux qui avaient un rôle à jouer dans la conduite de ce projet – ministre en tête – ait pu prendre cette décision en ayant connaissance d’un risque à la hauteur de ce que nous sommes en train de vivre », a-t-il poursuivi, en admettant qu’il y avait une « conscience de certains risques, qui faisaient l’objet tous les quinze jours d’une analyse par le comité de pilotage ».
« Des tests ont par ailleurs été préalablement réalisés et on avait comparé le degré d’erreurs provoquées par ceux-ci avec le seuil exigeant fixé par les armées – qui était de l’ordre de 93 % de réussite pour envisager la “bascule”. C’est fort de ces éléments que le ministre a pris ses décisions », a-t-il poursuivi, avant de reconnaître une sous-estimation de « l’impact de nos choix en matière de gestion sociale des restructurations ».
Le ministre peut-il être tenu pour responsable d’avoir pris la décision de la « bascule » ? Pas pour le CGA Piotre. « Si des alertes sur la gravité de ce qui allait se passer étaient parvenues au ministre ou à ses grands subordonnés, dont notamment le CEMA et moi-même, jamais il ne lui aurait été conseillé d’opérer le raccordement. Le ministre était dans une relation de confiance avec ses principaux collaborateurs. Cela dit, je n’exclus pas qu’il y ait eu soit des ruptures dans la remontée de l’information du terrain, soit une mauvaise prise en compte de celle-ci du fait des bouleversements d’organisation que nous avons connus », a-t-il fait valoir.
Quoi qu’il en soit, cette désastreuse affaire Louvois ne manque évidemment pas d’avoir des conséquences sur les personnels, en particulier ceux de l’armée de Terre. « Au-delà des erreurs formelles de calcul de la solde, il y a une perte de confiance grave dans le système et l’institution. C’est une plaie que l’on mettra beaucoup de temps à panser », a affirmé le CGA Piotre.