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Louis Chauvel : « Les frustrations de la classe moyenne peuvent déstabiliser une société »

Plutôt que de panne de l’ascenseur social, il faut parler de fracture générationnelle. L’ajustement du système économique et social à la longue période de stagnation qui dure depuis trente ans s’est fait au détriment des nouveaux entrants. Dans les années 1970, le salaire des personnes de 50 ans était supérieur de 15 % à celui des jeunes de 30 ans ; cet écart est maintenant de plus de 40 % et ne se rattrape pas en vieillissant. » En complément de l’article de Louis Chauvel sur le vieillissement de la représentation nationale, voici un exposé de ses thèses sur la fracture générationnelle.

(Propos recueillis par Antoine Reverchon pour Le monde, 21 juin 2005)


Les classes moyennes françaises sont-elles menacées d’appauvrissement, de déclassement ?

Depuis vingt ans, le taux de pauvreté est à peu près stable en France, tout comme les écarts entre les différentes catégories de revenus. Mais cette stabilité moyenne masque des mouvements importants, dont les effets s’annulent en apparence. Dans les années 1970, le « pauvre » faisait partie des générations nées trop tôt pour bénéficier de l’Etat providence. Maintenant, le « pauvre » est jeune.

Plutôt que de panne de l’ascenseur social, il faut parler de fracture générationnelle. L’ajustement du système économique et social à la longue période de stagnation qui dure depuis trente ans s’est fait au détriment des nouveaux entrants. Dans les années 1970, le salaire des personnes de 50 ans était supérieur de 15 % à celui des jeunes de 30 ans ; cet écart est maintenant de plus de 40 % et ne se rattrape pas en vieillissant. Un jeune actif qui fondait une famille avait un niveau de vie supérieur à celui d’un retraité de l’époque ; aujourd’hui, c’est le contraire !

En ce qui concerne les classes moyennes, autant les seniors d’aujourd’hui ont bénéficié de chances de mobilité ascendante, autant les jeunes générations font face à des risques nouveaux de mobilité descendante.


Que s’est-il passé ?

Les dix dernières années des « trente glorieuses », les années 1970, ont permis une ascension sociale inédite pour les classes moyennes et populaires. Le pouvoir d’achat progresse de 4,3 % par an entre 1945 et 1975, soit un doublement en vingt ans : l’avenir des enfants est nécessairement meilleur que celui des parents. C’est l’époque où un jeune ouvrier accède immédiatement au rêve d’une vie de ses parents : acheter une voiture.

Le premier boom scolaire, qui voit la part d’une génération accédant au baccalauréat passer de 13 % à 28 %, n’engendre pas de dévaluation des titres scolaires : il y a aussi deux fois plus d’emplois de cadres et de professions intermédiaires qui sont créés. Le taux de chômage des jeunes sortant de l’école ne dépasse pas 5 %. Par rapport aux parents entrés dans la vie active dans les années 1930, qui ont connu la crise, puis la guerre et la reconstruction, les perspectives de vie sont totalement différentes. Dans le même temps, les « 200 familles » - (NDLR : surnom donné aux classes possédantes en 1936- d’avant-guerre sont en perte de vitesse. C’est la « seconde révolution française » décrite par Henri Mendras).

Cette situation est le résultat du projet socio-économique né dans les années 1940 : il s’agissait de défendre un nouveau modèle de démocratie sociale contre les menaces totalitaires, nazie puis communiste. Ce projet suppose le développement d’un Etat fort, non seulement d’un Etat providence protecteur, mais encore d’un capitalisme d’Etat capable d’investir, de produire et d’employer une immense classe moyenne grâce au développement des infrastructures (SNCF, EDF), de l’innovation technologique (CEA, PTT, Aérospatiale), de l’industrie (Renault, la sidérurgie).

Ces investissements assurent des emplois qualifiés pour les ouvriers, qui deviennent contremaîtres et techniciens, comme pour les employés, qui deviennent fonctionnaires et cadres. Et ce projet est un succès, comme le montre l’effondrement de son concurrent communiste en 1989.


Mais, à cette date, la crise économique a déjà dix ans d’existence...

Certes, mais la génération entrée en activité dans les années 1960 n’en pâtit guère. D’une part, parce que les entreprises françaises, qui croient aux promesses de « sortie du tunnel », tardent à s’ajuster ; d’autre part, parce que des mécanismes de défense puissants, qu’ils soient syndicaux ou relationnels, permettent de résister jusqu’à la préretraite ou la retraite, qui n’est plus synonyme de pauvreté.

En revanche, le chômage d’insertion s’est banalisé et les salaires d’embauche sont revus à la baisse. Dans la fonction publique, les vannes du recrutement se referment à partir de 1983 et restent bien plus étanches que dans le privé. Le second boom scolaire, les « 80 % au bac », s’accompagne d’une dévaluation des titres scolaires : de plus en plus nécessaire, le diplôme n’est plus suffisant. Le capital culturel ne garantit plus l’ascension sociale : les enfants d’enseignant en particulier sont confrontés au risque de mobilité descendante, ce qui était impossible pour les générations précédentes. Le taux de chômage des jeunes sortis de l’école atteint 30 % en 1985 et restera aux alentours de 20 % par la suite.

La moindre erreur de parcours scolaire ou professionnel peut être très coûteuse. D’où l’angoisse des familles quant à la carte scolaire, au quartier. Le pouvoir d’achat, entre 1984 et 2005, n’augmente que de 0,5 % par an, ce qui écarte toute espérance d’amélioration tangible à l’échelle d’une génération. Le doublement du prix des logements depuis 1997 n’arrange rien, au contraire, mobilités sociale et géographique étant étroitement liées.


Favoriser l’entrepreneuriat, antienne de tous les gouvernements, ne permettrait-il pas de rouvrir le champ des activités ?

L’entrepreneuriat se concentre dans les classes supérieures : il s’agit d’une redistribution du capital économique déjà détenu, au sein de la famille ou lorsqu’une entreprise filialise ses activités en les confiant à ses cadres. La vague Internet, avant de retomber, n’a pas fait bouger la répartition des revenus des Français ; elle a juste accru le prix des logements ! Dans les années 1960, il suffisait d’avoir une licence de psycho pour ouvrir une agence de publicité en province, comme dans le roman Les Choses, de Georges Perec... Ce n’est plus le cas.


Les départs massifs à la retraite ne vont-ils pas remettre en marche l’ascenseur social ?

En 1998, l’hypothèse était, grâce aux départs en retraite, de voir revenir le chômage à 5 %... en 2005 ! C’est raté. En fait, les entreprises ont encore d’importantes marges de gains de productivité à réaliser, et la fonction publique n’a guère de marge de manoeuvre : un fonctionnaire en retraite coûte à peu près aussi cher qu’un fonctionnaire en activité !

A vrai dire, les meilleures chances de mobilité sociale ascendante semblent se trouver... à l’étranger. Les voies de réussite sont aujourd’hui limitées en France, en particulier pour les détenteurs de capital culturel, qui ont tendance à s’exiler. Après trente ans de stagnation, il faut bien se rendre à l’évidence : les choses se passent « ailleurs » qu’ici.

La fameuse « panne de l’ascenseur social » est aussi une panne de projet économico-social. Si le retour de la croissance doit être au prix de l’accroissement des inégalités, il faut être conscient des périls. Comme un amortisseur situé entre les extrêmes, la classe moyenne est censée stabiliser les sociétés. Mais les années 1930 en Allemagne ont montré que les frustrations et les angoisses de cette classe peuvent aussi conduire à la situation inverse. Bien sûr, nous n’en sommes pas là, mais, si on regarde au fond de la cale, on s’aperçoit que les voies d’eau sont de plus en plus nombreuses.


Note(s) :

2005 Louis Chauvel est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, où il enseigne depuis 1998.

2003 Il devient membre de l’Institut universitaire de France.

1999 Il publie Le destin des générations, PUF (réédité en 2002).

1994 Il entre comme chercheur à l’Observatoire sociologique du changement (FNSP/CNRS).

1992 Il prend les fonctions de chercheur à l’Observatoire français des conjonctures économiques.

Source : http://contreinfo.info