En avril 2009, Thomas Deltombe dénonçait déjà, dans le Monde Diplomatique (1) la mainmise du groupe industriel familial sur l’économie camerounaise et ses conséquences sur la population locale.
Mardi 16 décembre, deux journalistes de France Inter, poursuivis en diffamation par Vincent Bolloré, ont comparu devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir diffusé un reportage : "Cameroun, l’empire noir de Vincent Bolloré", le 29 mars 2009. Suite du procès les 10 et 11 mars. Benoît Collombat avait interviewé de nombreux témoins qui dénoncent les pratiques de Bolloré au Cameroun.
Mais le milliardaire ne s’arrête pas là pour lutter contre les journalistes qui s’approchent trop près de ces terres. La photographe Isabelle Alexandra Ricq est elle aussi accusée de diffamation aux côtés de Rebecca Manzoni, pour les propos tenus dans l’émission Eclectik du 12 septembre sur France Inter. L’émission traitait du mode de gestion de la Socapalm, propriété Bolloré ; des Pygmées coincés par les plantations, contraints à manger les rats des champs ; et pour avoir dit que leurs ouvriers se surnommaient eux-mêmes les "esclaves de la Socapalm".
Ici, vous retrouverez une partie des témoignages recueillis par Benoît Collombat diffusés dans l’émission.
En 1999 lorsque Bolloré obtient l’exploitation pour trente ans des chemins de fer camerounais, 603 employés auraient normalement dû être indemnisés, une ardoise de 40 millions d’Euros, estime alors un cabinet d’études. Un dossier que suit de très près Hilaire Kamga, le président de l’association Nouveaux droits de l’homme au Cameroun, également porte parole d’un regroupement de 167 organisations camerounaises qui prônent l’alternance par les urnes. Non seulement, affirme Hilaire Kamga, cet argent n’aurait jamais été réglé par Bolloré, mais en plus, l’Etat camerounais aurait versé 115 millions d’Euros au groupe Bolloré.
Hilaire Kamga : C’est le peuple camerounais qui paie le prix malheureusement. C’est comme ça que nous avons pu payer, financer le voyage de Monsieur Sarkozy qui lui a été offert le lendemain de son élection. Monsieur Sarkozy a dit que ça n’avait rien coûté aux Français mais ça a coûté aux Camerounais parce que c’est nous qui avons financé. Il y a 26 milliards d’ardoise (40 millions d’Euros) qui sont restés ici au Cameroun et qui ne sont pas payés. Dans le cahier des charges […] le groupe Bolloré n’a rien fait du tout par rapport à ses engagements. C’est-à-dire qu’il n’y a pas un seul mètre de rail qui a été construit, il n’y a pas un seul wagon. Ne serait-ce que la maintenance, pas faite à 30%. Il y a rien du tout, il n’a rien fait du tout en ce qui concerne le secteur transport de passagers.
Il n’y a pas eu d’investissement des infrastructures ?
Hilaire Kamga : Il n’y en a pas eu du tout puisque Monsieur Bolloré pend le chemin de fer, pas pour transporter les Camerounais ou les passagers, mais il veut transporter tous les éléments dérivés du pipeline. Ce qui l’intéresse, c’est la logistique, ce n’est pas autre chose. Il s’en fiche totalement des investissements qui sont de nature à pouvoir améliorer la qualité de transport des passagers.
Quand vous étiez responsable du Port autonome de Douala, M. Emmanuel Etoundi Oyono, vous aviez notamment dénoncé certains contrats importants passés avec Bolloré ?
Emmanuel Etoundi Oyono : Tout à fait. J’ai dénoncé les contrats passés avec le port en ce qui concerne la société de dragage de la côte Afrique. Il s’agit d’un contrat de la Sdca qui drague elle, n’est-ce pas, les pieds de quai. Donc, je me suis retrouvé avec un type de contrat très particulier, où le port a donné sa drague à la Sdca, son port a donné son personnel, a affecté son personnel à la Sdca et le port se retrouvait facturé des prestations de dragage.
Des montants très importants ?
Emmanuel Etoundi Oyono : Extrêmement importants. Donc, je me suis interposé pour dire pas question. La drague est à louer. Si Bolloré veut draguer, si Bolloré n’a pas les équipements, il doit louer la drague. Si Bolloré n’a pas de personnel et qu’il veut le personnel du port, il doit me reverser les salaires au titre des prestations que lui fournissent les personnels. Et ce n’est pas le cas. Là, ce sont des choses inadmissibles.
Mais finalement, vous avez dû quitter la direction du port ?
Emmanuel Etoundi Oyono : Je ne sais pas si c’est à cause de ça que je suis parti du port. Mais de toutes façons, je n’ai pas de conflit avec ma confiance parce que je n’ai agi que dans l’intérêt supérieur de l’Etat en ce qui concerne ces problèmes de dragage.
Vous pensez que le fait d’avoir dénoncé ça a pu gêner les intérêts de Bolloré ?
Emmanuel Etoundi Oyono : Ils étaient tous furieux parce que je venais de dénoncer une mauvaise situation qui a perduré et dont je ne pouvais pas m’accommoder. Vous savez, l’article 4 du décret qui organise l’activité portuaire et qui crée même le Port autonome de Douala a dénoncé, n’est-ce pas, les activités éligibles à la privatisation, au rang desquelles ne figure pas le dragage. Donc en principe, le dragage ne devrait pas être donné au privé.
Alors, pourquoi est-ce qu’on a accordé à Bolloré ce dragage ? Emmanuel Etoundi Oyono : Curieusement, on a dû donc par je ne sais quel artifice, privatiser ce pan d’activité qui enlève au port toute sa substance parce que vous savez, le port a donc été dépossédé de toutes ses activités premières pour ne rester qu’une plateforme qui perçoit une taxe sur le navire. A partir du moment où quelqu’un qui a des navires doit payer cette taxe d’accostage au port et qui le drague en même temps pour facturer au port, le jeu est subtil. Ca veut dire tout simplement que tout ce qu’on lui facture au titre du navire, lui il nous le facture au titre de la prestation de dragage. Et comme ça, il annule le paiement de la taxe sur le navire pour que le port fonctionne. Je crois que le groupe Bolloré est extrêmement important.
Parce qu’il apparaît rarement en son nom propre, c’est par le biais de filiales, de groupes, de sous groupes ?
Emmanuel Etoundi Oyono : Je ne vous le fais pas dire. C’est comme ça. C’est une seule tête, mais avec beaucoup de membres et chaque membre que vous voulez toucher se retrouve avec tout un corps qui est le même. Il est d’une importance qui peut m’inquiéter moi. Economiquement, il peut paralyser le pays le moment venu. C’est ça le risque. Edouard Tankwe : Donc ça veut dire que s’il y a du travail, vous avez 500 Fcfa (0,75 Euros) plus 2 750 Fcfa (4,2 Euros) Ça fait 3 250 Fcfa. C’est l’équivalent de 5 euros. 5 euros pour 400 tonnes dans la journée. Vous voyez ça. Et si je vous dis que si vous examinez 80% de dockers, la majorité ont des hernies parce que pas de visites médicales, pas de soins de santé. Ils ont des hernies, des problèmes de dos. C’est à leurs risques et périls. Il n’y a pas de couverture sociale.
Mais alors, qu’est-ce qui se passe quand vous saisissez l’autorité, les responsables de Bolloré ? Edouard Tankwe : Quand on saisit les responsables de la société Bolloré, la tentative, c’est de vous intimider. Par exemple, on vous convoque à la police, même si on ne le fait pas par écrit, on vous le fait très poliment parce qu’on est des gentlemen, et n’oubliez pas qu’au Cameroun, il y a différentes sortes de police. La police des renseignements généraux comme partout ailleurs, elle n’a pas besoin de forces coercitives. Quand vous y allez et que vous découvrez que c’était une tentative d’intimidation, si vous n’êtes pas capable de vous défendre, la prochaine chose que vous faites c’est de vous taire. Il n’y a pas de dialogue possible. Ici au Cameroun, le droit du travail n’est pas respecté chez Bolloré. Pour la plupart des entreprises étrangères installées au Cameroun, c’est presque un sport national.
Bébé : Prenons les gens qui coupent, ces gens-là ne sont pas protégés : pas de casques, parce qu’on a déjà eu peut-être deux victimes comme ça, un type qui avait l’œil avec le flux qui est sorti et qui a frappé sur son œil. Il a perdu l’œil. Pas de protections. Chez les porteurs, un régime qui pèse peut-être 30 à 25 kilos, ils poussent ça dans la brouette, dans les marécages, il y a les souches et tout ça pèse. Et sur ce régime, on lui paie 17 Fcfa (0,03 Euros) Voilà, c’est rien, c’est rien. Bon, tu voies comme les gens-là sortent du travail, on part peut-être à 5h00 du matin et on rentre vers les 14h00. Quelqu’un a poussé peut-être 200 régimes. Il a déjà fini. 200 régimes, ça lui fait combien d’argent ? Peut être une somme de 2 200 Fcfa. Il va manger quoi ? Il va payer le loyer avec quoi ? Il va nourrir sa famille avec quoi ? La santé même, la santé, il n’y a pas de couverture sociale.
Comment sont les conditions de logement ? Bébé : J’ai d’abord quatre enfants avec une femme, une chambre, une chambre voilà. Pas de latrines. Tout est bouché. Pour se laver, on se débrouille à aller chercher là où l’eau coule. Sur la petite rivière là. Pour se laver, mais bon, ma femme, on attend la nuit et si elle veut se laver, elle attend là où c’est un peu l’obscurité, elle se lave.
Et la Socapalm n’a pas envisagé de mettre des installations, des sanitaires, des douches ?
Bébé : Je crois qu’ils ne pensent pas, ils ne pensent pas, vu que j’avais déjà écrit. Ca fait déjà un an. J’ai demandé et pas de suite. La société prend le palmier plus important que l’homme qui travaille pour le palmier. On doit faire comment ? On doit supporter. Nous subissons un esclavage modernisé ici à la Socapalm.
Un deuxième employé de la Socapalm confirme à notre micro ces conditions de travail. Lui aussi vit sur la plantation avec sa femme et ses trois enfants. L’homme travaille depuis onze ans pour la Socapalm qu’il compare à une prison. « Si on a privatisé la Socapalm, dit-il avec colère, on n’a pas privatisé les Camerounais ». Des témoignages similaires figurent également dans un mémoire très documenté, publié en 2008 par l’Université de Barcelone.
Alors Pius Njawé, quels sont les liens entre Vincent Bolloré et le pouvoir camerounais ?
Pius Njawé : Je dirais que c’est des liens suffisamment poussés. Avec le voyage de Monsieur Biya en France, en octobre 2007, on a vu le rôle que Bolloré a joué tout au long de ce voyage. Il lui a ouvert un certain nombre de portes, grande interview à France 24, interview de Biya à la Une de son journal gratuit distribué en France. Je pense que cela a un prix qu’il faut payer et traduit l’implantation de Vincent Bolloré au Cameroun.
Qu’est-ce que vous diriez sur l’implantation de Vincent Bolloré au Cameroun aujourd’hui ?
Pius Njawé : Je dirais tout simplement que c’est une sorte d’Etat dans l’Etat. Mais vous savez comment ça fonctionne, Bolloré prend à droite, redonne un peu à gauche, à travers la Fondation Chantal Biya, la Fondation de l’épouse du Président camerounais Paul Biya. Cette Fondation a bénéficié de gros soutiens de Bolloré. Bolloré a bien compris qu’en tenant la femme du Président, on tient le Président et donc on tient le Cameroun. Il en use et abuse à sa guise. Bolloré, c’est une illustration parfaite de la Françafrique, c’est-à-dire cette manière pour les dirigeants français de passer par des réseaux et des personnages des fois assez bizarres pour faire main basse sur des secteurs importants de l’économie africaine.
S’appuyant sur des anciens des services secrets par exemple.
Pius Njawé : Absolument. Bien sûr, on a le cas de Roussin, Michel Roussin qui est vice président du groupe Bolloré qui est président du Medef international, ancien directeur de cabinet de Jacques Chirac à la mairie de Paris, ancien ministre de la Coopération. Donc, vous avez des personnages comme ça qui jouent des rôles troubles. Donc, je pense qu’il est tout puissant Bolloré et je pense que cela ne peut être possible que dans des Républiques bananières comme les nôtres où on permet à chacun de venir faire ce qu’il veut parce qu’il a une couverture en haut lieu.
Une influence de Bolloré sur la société et la vie camerounaise, confirmée par l’Evêque catholique traditionaliste, Monseigneur Justin Mbetebe
Justin Mbetebe : Même au sein de l’église, nous avons un prêtre qui a sa radio, qui a été financé par Bolloré et que cette personne est proche des instances, des hautes instances républicaines de la hiérarchie. Donc, on comprend un réseau complexe par rapport à Bolloré.
Est-ce que la main mise d’un groupe comme Bolloré pour vous d’une certaine façon, c’est le prolongement du colonialisme, mais sous d’autres formes ?
Jean Marc Bikoko : C’est absolument le prolongement du colonialisme parce qu’il assure les gouvernants en place. A partir du moment où on leur a donné des intérêts précis pour les préserver, il faut maintenir celui qui leur a permis d’accéder à ces intérêts. Donc, aussi longtemps que nous serons les secteurs de l’économie camerounaise dans les grands groupes comme Bolloré, ça sera le statu quo politique et tout ce qu’on dira, élections et autres ne servira à rien. Et là, notre pays, depuis plus de 15 ans, 20 ans, est un volcan endormi. La population est totalement en déphasage avec les gouvernants. C’est-à-dire que les Camerounais ne se reconnaissent pas dans leurs dirigeants et dans leurs actions aujourd’hui et nous pensons que si demain, vous les journalistes, vous apprenez qu’il y a explosion sociale au Cameroun, ça ne sera pas parce qu’on n’aura rien fait. On l’aura vu avant, mais comme on n’a pas le rapport de force nécessaire pour inverser la tendance, comme on n’a pas un pouvoir au service de la population, on attend simplement l’hécatombe.
Nous, on se bat comme on peut. Mais, nous sentons bien que notre capacité à nous seuls à inverser la situation même au niveau de la fonction publique, on se bat près de 20 ans, pour qu’on augmente les salaires. On a fait des manifestations devant l’Assemblée nationale, il y a quelques années. Le Président n’a pas réagi. Mais il a fallu quelques émeutes de la faim en février pour qu’il vienne augmenter 15%, après 15 ans de 70% de baisse. Alors 15%, comprenez que ce n’est rien, alors que les études que nous avons faites ont montré qu’il fallait augmenter les salaires de plus de 100%.
Donc vous parlez du Cameroun comme d’un volcan endormi et donc pour vous qui peut se réveiller à tout moment ?
Jean Marc Bikoko : A tout moment et on a vu la preuve en février 2008, les émeutes de la faim. Or, personne ne pouvait s’attendre à ce que notre Président a dit, tant que Yaoundé respire, le Cameroun vit. Et ce jour là, Yaoundé, la respiration a été coupée, en une journée, le 27 février 2008, tout s’est arrêté et ce qui s’est produit là, comme les mêmes causes produisent les mêmes effets, et les mêmes causes pour nous, on s’attend à ce qu’un jour, le volcan Cameroun rentre en explosion, en éruption.
Introduction : Cédric Rutter pour Investig’Action
(1) « Port, rail, plantations : le triste bilan de Bolloré au Cameroun »
(2) Voir aussi le reportage photo d’Isabelle Alexandra Ricq : Les ravages de la palme