L’initiative de paix d’Hugo Chavez en Libye a jeté le trouble dans la gauche arabe et européenne. Le président vénézuélien aurait-il un faible pour le dictateur Libyen ? En réalité, sa position correspond à une nécessité diplomatique, note Guadalupe Saenz.
Depuis la fenêtre de chez moi, à Caracas, j’ai une vue interminable sur les milliers de petites maisons de couleurs qui composent le Barrio San Agustín. Doté d´une tradition culturelle et musicale forte, ce quartier populaire n´a pourtant jamais eu la faveur des médias commerciaux, qui en guise de culture ont toujours préféré passer les potins mondains des stars hollywoodiennes. Bref, à travers ces médias, les quelques cent mille personnes qui peuplent San Agustín n’existent pas. Et pourtant, je les vois de ma fenêtre...
Un peu plus loin, au delà de la colline du Barrio, il y a Tripoli, la Lybie et de tristes évènements dont le dénouement est encore loin d´être fini. Il ne s´agit pas ici d´analyser ce qui ce passe sur la rive sud de la méditerranée, et précisons le tout de suite il ne s´agit pas de défendre les exactions du dirigeant libyen mais de s´attacher à comprendre la position d’Hugo Chavez et de la diplomatie vénézuélienne en réaction aux affrontements en Lybie. Alors que les médias ont présenté Chavez comme un inconditionnel de Kadhafi, la position est plus nuancée.
En effet, les déclarations de Chavez ont été présentées d’une manière partielle qui empêche la compréhension de la position de Chavez, et ce notamment, par nombre de ses supporters européens ou du monde arabe. Le temps de l´information en continue n´étant pas celui de l´analyse, il convient donc de remettre en contexte la position vénézuélienne pour tacher d´y déceler toute sa cohérence.
Le 24 février, quelques jours après le début des évènements en Libye, Hugo Chavez publie sur son compte twitter le message suivant : « Vas y Nicolas (Maduro, le Ministre des affaires étrangères vénézuélien), donne une autre leçon à cette extrême droite pro yanqui, Vive la Libye et son indépendance. Kadhafi affronte une guerre civile. »
Cet exercice de tweet diplomacy génère d´emblée la gêne de plusieurs secteurs de la gauche européenne et arabe. Quelques jours plus tard, le président vénézuélien réaffirme son refus de juger le Guide libyen : « La ligne politique est de ne soutenir aucun massacre. Mais en Libye on assiste à une campagne de mensonge similaire à celle qui avait été lancée contre le Venezuela en 2002. (...) Je ne vais pas condamner (Kadhafi), je serais un lâche de condamner celui qui a été mon ami pendant longtemps, sans savoir ce qui ce passe réellement en Libye ».
Il ajoute tout de suite : « Ceux qui viennent de le condamner ont leurs raisons. Peut être ont-ils des informations que nous n´avons pas. »
Le soutien est somme toute très mesuré, mais l´incompréhension outre-Atlantique de ceux qui normalement soutiennent le processus bolivarien ne faiblit pas pour autant. Pourquoi donc Chavez ne s´est il pas joint à la vague d´indignation qui a accompagné les évènements en Libye ?
Les amis d´Hugo Chavez
Le 20 octobre 2005, le président Hugo Chavez donne une conférence de presse à l’Hôtel Hilton à Paris. Le journaliste de l’hebdomadaire L’Express lui lance : « Vous vous êtes déclaré ami d´Amhadinedjad et de Mugabe, suffit-il d´être contre les Américains pour avoir votre amitié ? ». Le président vénézuélien répondra longuement à cette question mal intentionnée. Il rappellera, en substance, qu’il ne pratique aucune ingérence dans les politiques nationales, et que la position politique d’un dirigeant n’a rien à voir avec l’amitié qu’il peut lui porter.
À titre d´exemple, il mentionnera que Jacques Chirac, Silvio Berlusconi et Alvaro Uribe sont aussi ses amis même s’il ne partage pas forcement leurs positions politiques.
Depuis lors, les liens avec Uribe se sont rompus au fil des tensions diplomatiques entre les deux pays, mais Chavez continue de se déclarer amis de l’ancien président Français et du président du Conseil des ministres italiens.
Il ne viendrait à l’idée de personne de déclarer Chavez complice des frasques politico-judiciaire de Messieurs Chirac et Berlusconi en raison de l’amitié qu’il leur porte. Pourquoi donc Chavez serait-il alors complice des offensives lancées par Kadhafi ? Notons de plus que lorsqu’il mentionne, dans l’extrait ci-dessus, son amitié avec le dirigeant libyen, Chavez parle au passé.
Il met en relief ainsi l’hypocrisie des gouvernements occidentaux qui, il y a peu encore, considéraient Kadhafi comme un dirigeant respectable. Il est bon de se rappeler que le président Sarkozy, qui veut aujourd’hui bombarder la Libye était, obligé de défendre la venue du Guide Libyen à Paris face aux critiques émanant de son propre gouvernement. C’était il y a seulement deux ans.
Face à l´hypocrisie des grandes puissances, le Venezuela a proposé un plan de paix qui va être immédiatement rejeté par les insurgés libyens avant de l’être aussi par Saïf Al-Islam, un des fils de Kadhafi, malgré le fait que ce dernier l’ait accepté.
En homme d’Etat, Chavez a proposé une solution pour stopper la guerre civile. Depuis sa position, il ne peut se contenter de chanter des slogans du type « Ni Kadhafi, ni l´Otan » comme le font par exemple certains groupes de la gauche vénézuélienne.
Surtout lorsque l’Histoire récente montre que de telles positions ont toujours favorisé le camp impérialiste comme ce fut le cas en Serbie ou en Irak.
Si c´est bien la recherche de la paix qui motive la diplomatie bolivarienne, quelle grille de lecture a t elle été appliquée pour comprendre le conflit libyen ?
Les guerres du pétrole comme élément de compréhension du conflit libyen
Les Vénézuéliens ont leur propre expérience de l’impérialisme US et de leurs techniques de coup d’État. Et ils vont, à partir de cette expérience, tenter de prendre leurs distances avec la lecture dominante des évènements.
Lorsque les médias occidentaux reprennent en boucle les déclarations d’un opposant à Kadhafi, membre libyen de la Cour Pénale Internationale, qui dénonce des bombardements de civils qui auraient fait 10 000 morts et 50 000 blessés, le gouvernement bolivarien va se souvenir que le 11 avril 2002, les mêmes médias accusaient, à tort, Chavez d’avoir massacré le Peuple. Tout comme ces mêmes médias accusèrent de manière mensongère Ceausescu des charniers de Timisoara, Milosevic du massacre de Raçak ou encore Saddam Hussein d’avoir tué des bébés koweitiens dans leur couveuse. Chaque guerre est précédée d’un grand mediamensonge, comme l´a rappelé le journaliste Michel Collon.
Peu importe qu’aucune preuve tangible ne vienne étayer les dires du magistrat libyen. Peu importe que la Russie ait officiellement démenti l’existence d’un tel bombardement par des images satellites, le fait que le Venezuela ne se joigne pas au concert des condamnations va être totalement incompris par les mouvements et partis progressistes d’outre-Atlantique.
Mais la position du Venezuela n’a rien de fantasque. Ce pays a aussi souffert de cette propagande de guerre et s’incline donc pour la prudence, et préférera l’enquête et l’investigation au jugement médiatique.
Tout comme la Libye, le Venezuela nage sur un océan de pétrole. L’excrément du diable comme l’appelait le Vénézuélien Juan Pablo Perez Alfonso, co-fondateur de l´OPEP. La cause et la solution aux malheurs des Peuples qui habitent ces contrées riches en or noir. Cette caractéristique commune va fortement influencer le point de vue du gouvernement bolivarien.
En ce sens, écoutons Hugo Chavez lors de son émission Aló Presidente du 13 mars 2011 : « Les Yankees sont sur le qui-vive. Ils ont déplacé des porte-avions. D´autres pays ont déjà envahi la Libye. Un hélicoptère hollandais avec des armes de guerre et des soldats vient d’être capturé en Libye. Et des anglais aussi. Huit membres des commandos spéciaux ont aussi été capturés. Les États-Unis proposent de mener une guerre d’invasion contre la Libye. Ils veulent le pétrole libyen peu importe le nombre de morts. De la même manière, ils voulaient le pétrole vénézuélien les 11 et 12 avril [2002], et ils continuent à élaborer des plans pour prendre le Venezuela de n’importe quelle façon. »
Peut-on tenir grief au président vénézuélien de décrypter les évènements en Libye au prisme de sa propre expérience dans sa lutte contre les appétits pétroliers des États-Unis. Alors que les informations manquent sur la situation réelle, qui n´interprète pas aujourd’hui cette guerre civile à travers ses propres représentations ?
L´ASA et les relations Sud-Sud
Plus la situation s’éclaire en Libye, plus la position vénézuélienne parait cohérente. Réécoutons le président Chavez : « Le Conseil de Sécurité des Nations Unies décide qu’il faut appliquer des sanctions à la Libye. En Libye, il y a une guerre civile et c’est lamentable. Deux camps qui se tirent dessus, à la mitrailleuse, avec des avions et des canons. Les rebelles ont même des tanks. C’est une guerre qui, j’espère, se terminera rapidement. Je suis très content que l’Union Africaine ait désigné une commission de présidents, avec parmi eux des amis à nous, comme le président Amadou Amani Touré du Mali. Une commission comme celle que j’avais proposé. Ça me soulage de savoir qu’une commission de présidents africains désignée par l’Union Africaine va aller en Libye pour demander un cessez-le-feu, pour arrêter cette folie. Mais en refusant toute intervention impériale ou étrangère, car cela ne ferait qu’empirer les choses. »
En plus de la géopolitique du pétrole, la position du Venezuela a fortement été influencée dans la vision du conflit libyen par les efforts qu’il a déployé en vue de la construction d’un Axe Sud-Sud dans les relations entre l’Amérique du Sud et l’Afrique.
Le 29 novembre 2006, eut lieu à Abuja (Nigeria) le premier sommet Amérique du Sud-Afrique (ASA) qui réunit 47 pays des deux continents. L’idée de ce sommet était de renforcer la coopération entre les deux continents au niveau politique, social, économique, technologique, écologique, commerciale afin de constituer un bloc indépendant des pays du Nord. Du coté sud-américain, le Brésil était un des promoteurs de cette alliance, tout comme le Venezuela. Ce dernier pays insistant sur la nécessité de former une alliance anti-impérialiste pour lutter contre les appétits des multinationales occidentales sur les deux continents.
Lors du deuxième Sommet ASA, 61 pays sur les 63 convoqués se réunirent sur l’Ile Margarita au Venezuela. Durant l’ouverture, le président hôte de l’évènement, Hugo Chavez rappelle la nécessité de construire un monde multipolaire dans lequel : « (L’Amérique du Sud et l’Afrique) doivent former de véritables puissances, et l’union de ces deux puissances contribuera à ce que Bolivar appelait l’équilibre du Monde, le monde en équilibre, l’équilibre de l’Univers. C’est pour ça que ce sommet est, en réalité, vital. »
Mouammar Kadhafi, alors président temporaire de l’Union Africaine, s’inscrit dans le discours d’Hugo Chavez : « Les grandes puissances voudront toujours continuer d’être des grandes puissances. Nous devons lutter pour construire nos propres forces et nous appuyer sur notre propre potentiel. Si nous fléchissons, cela ouvrira la porte à un état de déséquilibre. Et ça ne favorise ni la paix ni la sécurité internationale. Et ça n’aide ni l’Afrique, ni l’Amérique du Sud. » Le dirigeant libyen critiquera fortement le Conseil de Sécurité de l´ONU (« Nous sommes esclaves du Conseil de Sécurité » ) dans des termes quasiment similaires à ceux qu’emploiera plus tard, lors d’un sommet de l´ALBA, le Nicaraguayen Miguel D’Escotto, ancien président de l’Assemblée Générale des Nations Unis.
Kadhafi proposera aussi la création d’un OTAN des pays du Sud : « Nous avons le droit de créer nos propres organisations pour notre propre développement. Au nord, il n’y a ni séparation ni abime. Tout relie l’Amérique du Nord à l’Europe, les communications, les voix de navigations, tout. En revanche, dans l’Atlantique Sud, il y a un grand vide que nous devons remplir. Nous devons créer l’OTAN du Sud (...) pour pouvoir combler ce vide de manière à bénéficier les échanges touristiques, les communications maritimes et aériennes, les gazoducs et oléoducs, etc. (...) et ce n´est pas une action terroriste que de dire ça. Ce sont nos droits. »
Point besoin de dire que la vision du dirigeant libyen est partagée par plus d’un pays sur les deux continents. En Amérique Latine, l’ALBA ou Unasur œuvrent déjà dans la construction de cette vision multipolaire.
Le document final du deuxième sommet ASA, signé par les pays présents comportera une série de 188 propositions pour renforcer la coopération Sud-Sud. Les chefs d’Etat du Venezuela, du Brésil, du Nigeria et de la Libye furent désignés coordinateurs régionaux au même titre que l’Union Africaine et Unasur. Et pour bien souligner le rôle prépondérant que joue la Libye dans cette coopération, le pays d’Afrique du Nord a été choisi pour accueillir le troisième sommet de l´ASA en septembre 2011.
Les différences entre les politiques étrangères vénézuélienne et libyenne ne manquent pas. Rappelons à titre d’exemple que Kadhafi est devenu un élément clé de l’Europe forteresse de Schengen, alors que Chavez a rejeté sans appel la directive de non retour, émise par l’Union Européenne. Mais cette volonté commune de construire un axe de coopération entre les pays du Sud, et de s’émanciper de la tutelle des pays du Nord a fortement contribué à influer sur la position du Venezuela.
C’est même là un des axes principaux de la diplomatie vénézuélienne, celui qu’elle tente de construire avec des partenaires diplomatiques forts divers dans leur vision du monde et parfois bien éloignés du socialisme bolivarien.