Une violente révolte éclatait le 15 février dernier. Six jours après, le ministre libyen de la justice, Moustafa Abdel-Jalil, démissionnait pour constituer un gouvernement provisoire. Le 27 février, le Conseil National de Transition était mis en place et le 5 mars cette instance se déclarait « l’unique représentant de toute la Libye », sous la direction de Moustafa Abdel-Jalil.
Le 10 mars la France reconnaissait le CNT comme le gouvernement légitime de la Libye et ce même jour la Grande-Bretagne lui offrait un bureau diplomatique en territoire britannique. Neuf jours plus tard, le Conseil créait une nouvelle Banque Centrale Libyenne et une compagnie nationale pétrolière libyenne. En moins d’un mois depuis le début de l’insurrection Abdel-Jalil se positionnait en chef non seulement des rebelles mais aussi du nouveau gouvernement en attente, contrôlant les ressources libyennes et la politique monétaire avec la bénédiction de l’occident. Le 17 mars, l’OTAN entamait son massacre massif des soldats libyens afin d’installer son régime.
Il est clair que des puissances impériales aussi chevronnées que la Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis n’allaient pas s’engager dans les considérables dépenses d’une campagne aérienne de longue durée afin de porter quelqu’un au pouvoir dans un Etat aussi stratégiquement important et aussi riche en pétrole sans posséder un atout sûr et avéré. Alors, qui est exactement Abdel-Jalil ?
Abdel-Jalil occupe son poste dans le gouvernement libyen depuis janvier 2007 lorsqu’il fut nommé secrétaire du Comité général du peuple à la Justice (l’équivalent de ministre de la justice). Depuis, il n’a cessé de paver la voie à la conquête militaire et économique de la Libye par l’OTAN.
Premièrement, en tant que chef du pouvoir judiciaire, il a supervisé la libération de prison des centaines de combattants anti-Kadhafi qui allaient constituer le cœur de l’insurrection. Saif al-Islam (fils de Mouammar) dirigeait le programme de libération des prisonniers – geste qu’il regrettera publiquement pour son extrême naïveté – mais il rencontra une forte opposition de la part de puissants éléments de son gouvernement. Il importait donc d’avoir un ministre de la justice sympathique pour permettre aux libérations de se poursuivre en douceur. Des centaines de membres du Groupe islamique combattant en Libye (GICL) – y compris son fondateur Abdulhakim Belhadj, à présent chef militaire de Tripoli – furent libérés en 2009 et 2010 et continuèrent à former les seules unités entraînées et expérimentées de la rébellion. En janvier 2010, Abdel-Jalil menaça de démissionner si le programme de libération de prisonniers n’était pas accéléré. Le deuxième jour de l’insurrection, la dernier contingent des 110 membres du GICL était libéré. Sa tâche accomplie, Abdel-Jalil quitta peu après son poste de ministre de la justice pour établir le CNT.
Deuxièmement, Abdel-Jalil sut se servir de sa position pour aider à préparer le canevas légal en vue du transfert institutionnel des ressources libyennes, qui fut réalisé tellement vite après la création du CNT. Bien que son rôle officiel fût celui de chef du judiciaire, une large part du dialogue entre Abdel-Jalil et les autorités états-uniennes, archivé dans des dépêches diplomatiques fuitées, était consacrée à la privatisation de l’économie. Elles témoignent de l’enthousiasme d’Abdel-Jalil pour « l’engagement du secteur privé » et révèlent sa conviction que cela nécessite un changement de régime, ou, selon l’euphémisme des dépêches, une « aide internationale » permettant son parachèvement. Les dépêches rapportent également le commentaire inquiétant de Jalil à propos d’un « environnement commercial légal solide » et d’une amélioration des relations entre Libye et USA, « qu’il fallait moins de paroles et plus d’action ».
Troisièmement, Abdel-Jalil réussit à arranger « en toute discrétion » des rencontres secrètes entre les Libyens pro-privatisation du « Programme de développement de la législation commerciale » et les autorités US, tant aux Etats-Unis qu’en Libye. Les dépêches US fuitées louent sa « bonne volonté permettant à son équipe de communiquer avec les emboffs (officiels de l’ambassade) en dehors des canaux officiels » et notent que « son organisation semble suivre une piste parallèle assurant l’approbation des visas tout en contournant le protocole et le MFA (ministère des affaires étrangères) ».
Peu après la nomination d’Abdel-Jalil en 2007, l’autre joueur majeur du CNT actuel – le président Mahmoud Jibril – fut également nommé au gouvernement libyen. Il devint le patron du Conseil national de planification et ensuite le chef du Conseil national de développement économique où, selon les dépêches US, lui aussi aida à « paver le chemin » pour la privatisation de l’économie libyenne et « accueillit les compagnies américaines ». Les autorités US se montraient positivement en extase devant Jibril après leur rencontre de mai 2009, concluant que « Jibril, docteur en sciences politiques de l’Université de Pittsburgh, et y ayant enseigné la planification stratégique, est un interlocuteur sérieux qui ’saisit’ le point de vue états-unien ». En outre, à la lumière de la série de défections d’ambassadeurs qui suivirent la rébellion de Benghazi, le fait que Jibril avait aidé à faciliter six programmes d’entraînement américains pour les diplomates est très révélateur.
2007 fut également une année cruciale pour l’autre gros joueur du CNT actuel, le chef du conseil militaire de Tripoli Abdelhakim Belhadj. C’est lui qui fonda le Groupe islamique combattant, affilié à Al-Qaïda et qui lança une insurrection armée contre l’Etat libyen en 1995, pendant deux ans. Sa libération de prison en mars 2010 parmi des centaines d’autres combattants du GICL, fut le point culminant d’un processus qui commença par une lettre ouverte publiée en novembre 2007 par Norman Benotman – l’un des nombreux combattants du groupe qui avaient reçu asile au Royaume-Uni après l’échec de l’insurrection.
Sa lettre renonçait à la violence et selon le London Times « demandait à Al-Qaïda de renoncer à toutes ses opérations dans le monde islamique et en Occident, ajoutant que l’Occidental moyen n’était pas à blâmer et ne devrait pas être attaqué ». La lettre entraîna un processus de dialogue entre le GICL et le gouvernement libyen, suivi deux ans plus tard par les excuses du GICL pour sa violence anti-gouvernementale et par une déclaration selon laquelle « réduire le jihad à un combat avec le glaive est une erreur et une lacune ». Quelqu’un leur avait manifestement signalé que des drones et des bombardiers B-52 seraient bien plus efficaces.
2007 fut donc l’année qui lança les trois hommes sur la voie de leur rôle actuel de dirigeants de proximité pour l’OTAN en Libye. La lettre de Benotman rendit politiquement possible une aide de l’OTAN à un affidé violent d’Al-Qaïda et aida à persuader Saif al-Islam de relâcher ceux-là même qui deviendraient les forces de base qui renverseraient son gouvernement. La nomination d’Abdel-Jalil comme ministre de la justice faciliterait la libération des combattants et préparerait le canevas légal pour la prise de pouvoir par les entreprises occidentales. La nomination de Jibril comme Ministre de la Planification préparait, à un micro-niveau, le détail des modalités de cette prise de pouvoir, et elle entretenait les relations avec les compagnies occidentales qui seraient invitées à y participer.
Alors pourquoi tout cela se produisit-il ? Qui tirait les ficelles ?
Dans le cas de la lettre de Benotman, ce serait tout simplement le MI6 qui l’aurait contacté à Londres, où il vivait, et l’aurait mis en contact avec une bonne firme de RP pour l’aider à forger la lettre qui permettrait politiquement à l’OTAN de s’ériger en force aérienne du GICL.
Quant à ces deux nominations au gouvernement, Saif al-Islam Kadhafi en est le responsable ultime, mais il est clair qu’il ne visait pas le résultat qui s’ensuivit. Il mettait en œuvre des réformes politiques et économiques motivées par une conviction sincère et un désir naïf d’améliorer les relations entre son gouvernement et l’Occident ; il ne se rendait pas compte qu’il posait involontairement les jalons de la destruction politique et économique de son pays. La question est donc : agissait-il sur les conseils de quelqu’un d’autre ?
Si oui, le candidat le plus plausible est Mark Allen.
Mark Allen était l’agent MI6 qui avait facilité le rapprochement avec l’Occident en 2003. Saif-al-Islam menait les négociations pour la Libye, de sorte qu’en 2007 les deux hommes se connaissaient déjà assez bien. Mais par la suite Mark Allen ne fut plus officiellement employé par le MI6. En 2004 il avait été pratiquement pisté par le bureau du Cabinet britannique, contournant les procédures de sécurité habituelles, en vue de travailler pour BP et le gouvernement libyen ; et en 2007, il réussit à conclure un contrat géant de 15 milliards de £ entre BP et le gouvernement libyen. Les nominations d’Abdel-Jalil et de Mahmoud Jibril pourraient-elles avoir fait partie de cet accord ? Avec le recul et vu leurs rôles ultérieurs, il semble hautement probable que le MI6 ait utilisé tout levier possible pour manœuvrer des complices consentants pour qu’ils occupent des postes au sein du gouvernement libyen.
Selon le Daily Mail, Allen s’est aussi activement impliqué dans les pressions exercées sur le gouvernement britannique pour qu’il soutienne le programme de libération de prisonniers. Bien sûr, le ton de cet article, conforme au tapage médiatique autour de la complicité du MI6 dans les tortures infligées à Belhadj, cadre complètement avec le récit d’ensemble selon lequel Kadhafi et l’Occident auraient eu une grande relation, jusqu’à ce que la rébellion démarre et force l’OTAN à mener une intervention humanitaire. Tout cela vise à obnubiler le fait réel que la Libye sous la conduite de Kadhafi était un obstacle à la domination occidentale et à la subordination de l’Afrique, et que le MI6 a comploté son éviction dès son arrivée au pouvoir.