Initiative communiste : La Chine est aujourd’hui au centre de tous les commentaires, mais aussi de tous les fantasmes. Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas très objectif ?
Bruno Guigue : Même si la presse occidentale brille par son inculture et sa partialité, cet intérêt pour la Chine est parfaitement justifié. Car l’événement majeur de notre époque, c’est la montée en puissance d’une formation sociale sui generis, aux dimensions hors normes, dont les caractéristiques défient les catégories habituelles de l’analyse. Non seulement la réussite chinoise a déjoué toutes les prévisions, mais si on prolonge les courbes, c’est encore plus saisissant : la Chine est déjà la deuxième puissance économique mondiale en parité de pouvoir d’achat, mais d’ici dix ans elle sera sans doute la première économie mondiale en PIB nominal.
Mais cette réussite économique a son revers de la médaille, non ?
Oui, bien sûr. Le changement de paradigme, dans les années 90, a soumis le peuple chinois à rude épreuve. Le choix de l’ouverture et de la réforme était un choix difficile, gros de contradictions, qui a déstabilisé une société façonnée depuis 1949 par l’idéologie maoïste. Mais la mutation de l’économie a bâti le socle industriel d’une croissance sans précédent. D’un peuple de paysans vivant à la campagne, elle a fait un peuple de salariés urbains. Grâce à la croissance, le cercle vertueux du développement a affecté l’ensemble de la société.
Les salariés chinois en ont-ils bénéficié ?
Avec des hausses de salaires continues depuis vingt ans, le pouvoir d’achat s’est littéralement envolé. Les indicateurs sociaux sont éloquents. En 2020, l’espérance de vie des Chinois a dépassé celle des Américains. Aujourd’hui 95 % de la population chinoise bénéficie d’une assurance-maladie, quand 50 % de la population mondiale n’en a pas. Selon la dernière enquête de l’OCDE, le système éducatif chinois est le meilleur du monde, à égalité avec Singapour. La Chine est le premier investisseur mondial dans les énergies vertes, et elle mène la plus grande opération de reboisement de l’histoire. Ce sont des faits, et ils sont têtus.
Oui, mais certains disent que cette puissance conduit la Chine à se montrer trop gourmande, et à reproduire le comportement impérialiste des pays occidentaux ?
Il est clair que le poids de l’économie chinoise dans la sphère marchande a induit une relation asymétrique avec un certain nombre de pays. Mais l’asymétrie des échanges n’est pas synonyme d’exploitation. L’URSS avait des échanges asymétriques avec Cuba, mais elle aidait ce pays à asseoir son indépendance, elle ne l’exploitait pas. Aujourd’hui, la Chine exploite-t-elle le Cambodge, l’Éthiopie ou la Bolivie ? Il faudrait demander aux populations concernées ce qu’elles en pensent. Dans les 130 pays associés à l’Initiative « Une ceinture, une route », ce sont des milliers de projets qui sont en cours de réalisation. La Chine est sortie du sous-développement par la voie socialiste. Elle a atteint un niveau de développement qui l’érige en position dominante au sein de la division internationale du travail. Ce qu’il faut analyser, c’est la façon dont elle assume cette responsabilité inédite, les écueils qu’elle a rencontrés, les options qu’elle a prises.
Mais précisément, cette réussite de la Chine n’est-elle pas à double tranchant ? Est-ce qu’elle ne va chercher à dominer des partenaires plus faibles qu’elle ?
C’est le risque, évidemment. Mais les Chinois en sont conscients, et ils ont conçu leur stratégie d’expansion économique à rebours du néo-colonialisme occidental. La Chine exporte des produits manufacturés et importe des matières premières. Mais elle monnaye ses importations par des constructions d’infrastructures. Bénéfique pour la Chine, ce programme l’est aussi pour les pays partenaires. Il est à mille lieux des politiques néo-libérales imposées par les institutions financières internationales, qui exigent en contre-partie de leur concours financier les mesures d’austérité inspirées du « consensus de Washington ». Depuis vingt ans, les Chinois ont battu en brèche la politique occidentale en lui opposant le « consensus de Pékin » : les pays qui veulent travailler avec les Chinois ne sont pas contraints de privatiser les entreprises publiques, de faire des cadeaux aux riches ou de démanteler les services sociaux. C’est une véritable révolution dans les relations internationales, et elle est l’expression de la lutte des classes à l’échelle mondiale.
Mais lorsque la Chine achète du cobalt à la République démocratique du Congo, par exemple, en quoi sa politique est-elle différente de celle des puissances capitalistes occidentales ?
Outre le « consensus de Pékin », il y a trois différences majeures. La première, c’est que les termes de la coopération bilatérale incluent le respect des décisions souveraines de chaque partenaire. Le gouvernement de la RDC veut renégocier l’accord minier de 2008, comme il l’a récemment annoncé ? Très bien, les Chinois vont s’asseoir à la table des négociations. La Chine ne gère la monnaie d’aucun pays africain, elle ne dispose d’aucune base militaire hormis celle de Djibouti, et elle n’intervient pas dans les affaires intérieures de ses partenaires. Lorsqu’il y a un désaccord, elle accepte la discussion. La deuxième différence, c’est qu’en contre-partie des importations de matières premières, la Chine construit des routes, des aéroports et des hôpitaux. Autrement dit, elle privilégie les investissements civils qui fourniront les bases du développement. Où sont les équipements construits par la France, le Royaume-Uni ou le Canada, pourtant gros consommateurs de minerais africains ? La troisième différence, c’est que la Chine n’hésite pas à soutenir les pays d’accueil lorsqu’ils sanctionnent des entreprises chinoises soupçonnées d’agissements illégaux.
C’est-à-dire ? Y-a-t-il des exemples concrets ?
Le dernier en date, c’est l’exploitation minière en République démocratique du Congo. Courant septembre 2021, le gouverneur du Sud-Kivu a suspendu les droits d’exploitation de six sociétés minières chinoises. Comment ont réagi les autorités chinoises ? C’est très simple : le directeur du département Afrique du ministère chinois des Affaires étrangères et l’ambassadeur de Chine en RDC ont approuvé cette mesure et ont immédiatement demandé à ces entreprises de quitter les lieux. Ils ont ajouté que ces entreprises seraient punies par le gouvernement chinois, et que ce dernier ne permettra jamais aux sociétés chinoises de violer les réglementations locales. Il serait intéressant de savoir, à l’inverse, ce que font les États occidentaux lorsque leurs entreprises exploitent des ressources naturelles africaines dans des conditions douteuses.
Oui, mais on pourrait interpréter cet événement autrement : les entreprises chinoises se croient en pays conquis, et le gouvernement chinois est contraint, de temps à autre, de faire un exemple.
Oui, sauf que cet exemple n’est pas isolé. Xi Jinping avait déjà indiqué aux entreprises chinoises qui opèrent à l’étranger les trois règles fondamentales à respecter. Ce sont les fameuses « trois obligations » : il faut que la dette générée par les prêts chinois soit soutenable, les projets doivent privilégier une croissance verte, et aucune corruption ne doit entacher les relations bilatérales. Bien sûr, toutes les activités des sociétés chinoises à l’étranger ne sont pas vertueuses. Mais la tendance du gouvernement chinois est à la tolérance zéro envers les dérives affairistes. Les responsables chinois ne sont pas naïfs : ils savent que les entreprises privées songent surtout à leur rentabilité financière et qu’il faut encadrer sérieusement leurs activités. Au fond, sa nouvelle puissance donne à la Chine des responsabilités particulières, et le gouvernement se montre intraitable envers ceux qui violent les règles.
Dans le même esprit, le gouvernement chinois a décidé de réguler les activités des grandes entreprises du numérique.
Absolument. Au moment où les entreprises qui agissent à l’extérieur sont dans le collimateur des autorités, les géants du net qui dominent le marché intérieur sont recadrés sans ménagement. Ils vont devoir respecter des règles plus contraignantes et mettre fin à leurs pratiques monopolistiques. Ils vont aussi devoir augmenter les salaires et diminuer la durée du travail. La presse occidentale a versé de chaudes larmes sur les pertes boursières, mais le gouvernement chinois n’en a cure. En dégonflant la baudruche financière, il montre de quel côté penche la balance. Le capitalisme a été réintroduit en Chine il y a trente ans pour attirer les capitaux et les technologies. Mais le recours au secteur privé n’est qu’un moyen, et il est soumis à des réglementations de plus en plus draconiennes. L’essentiel, c’est qu’il crée davantage de richesses pour les redistribuer à l’ensemble de la population.
Il y a pourtant de fortes inégalités en Chine, comme l’atteste le coefficient de Gini, qui est souvent cité par les experts.
Il est exact que la croissance vertigineuse des années 2000, dans un premier temps, a davantage enrichi les plus riches. Mais la politique insufflée par Xi Jinping a réorienté les flux de richesse en direction des salariés, qui représentent 65 % de la population active, et des travailleurs indépendants, qui en représentent 18 %. C’est pourquoi la Chine a aujourd’hui des classes moyennes pléthoriques. Elle représente depuis 20 ans l’essentiel de la réduction des inégalités dans le monde, et elle a fini par éradiquer la pauvreté absolue, comme prévu, en 2021.
Sans doute, mais la Chine bat aussi le record du nombre de milliardaires. Comment est-ce compatible avec l’affirmation des valeurs socialistes ?
C’est un paradoxe, en effet. Mais pour le comprendre il faut renoncer à l’usage de nos catégories habituelles. Cette situation s’explique par les caractéristiques du pacte fondateur de la République populaire de Chine. Sur son drapeau, la grosse étoile représente le parti communiste chinois, organe dirigeant de la société. Les quatre petites étoiles figurent les classes sociales qui participent au développement du pays : la classe ouvrière, la paysannerie, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale. En 1949, il fallait mobiliser toutes les énergies pour sortir le pays du marasme économique. La fraction de la bourgeoisie prête à coopérer avec le parti a alors été intégrée dans l’alliance de classes. En construisant une économie mixte, les réformes engagées par Deng Xiaoping ont renoué avec cette définition du pacte social. Cette configuration du bloc hégémonique survit aujourd’hui dans l’idée qu’on doit favoriser le développement du secteur privé dès lors qu’il contribue au bien-être collectif.
On comprend mieux, dans ces conditions, la politique anti-trust engagée par Pékin depuis plusieurs mois.
C’est une politique qui ne vise pas à supprimer le secteur capitaliste, mais à le plier aux exigences d’un développement plus harmonieux. Cette politique reflète aussi l’évolution des rapports de forces au sein de l’État chinois. Comme tous les États du monde, c’est un champ stratégique où s’affrontent des forces qui n’ont pas la même vision du développement et qui cherchent à influer sur la production des normes collectives. Comme partout ailleurs, ce sont les forces qui composent le bloc hégémonique au pouvoir qui en déterminent la politique. Les événements récents sont beaucoup plus importants qu’on ne le pense, car ils montrent que la ligne Xi Jinping a pris le dessus et que sa mise en œuvre est passée à la vitesse supérieure.
Concrètement, quelle est cette politique ?
C’est une politique d’encadrement strict du secteur capitaliste par un État-stratège. Toutes les mesures prises vont dans ce sens : la régulation des opérations boursières des grands groupes chinois à l’étranger, l’imposition de normes contraignantes pour la collecte des données personnelles par les géants du net, la transformation du gigantesque secteur des cours privés en secteur à but non lucratif, l’invitation pressante faite aux grands groupes de contribuer au développement du pays, l’interdiction des pratiques monopolistiques et les amendes infligées pour le non-respect de la concurrence, les normes imposées aux sociétés de jeux vidéo et la limitation drastique de leur utilisation par les mineurs, l’édiction de nouvelles règles, beaucoup plus protectrices, en matière de durée du travail, l’appel du gouvernement à poursuivre l’augmentation des salaires, enfin, qui tranche avec l’austérité salariale des pays capitalistes.
C’est une politique anti-trust comparable au New Deal de Roosevelt, en somme.
Oui, mais il y a une différence considérable : la Chine est un pays où l’État contrôle le secteur bancaire et détient 30 % de la richesse nationale. Les secteurs-clé de l’industrie sont aux mains de l’État, qui a consolidé de puissantes entreprises publiques comme CRRC, numéro un mondial des trains à grande vitesse. Pendant que les Occidentaux chantent les louanges du libéralisme, les entreprises d’État chinoises taillent des croupières aux entreprises occidentales sur le marché mondial. Dirigé par un parti communiste de 95 millions de membres, l’État chinois est un État-stratège qui pilote une économie mixte. Contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis, il sera beaucoup plus difficile, en Chine, de faire machine arrière, car le système politique vise le développement à long terme et la construction d’une société inclusive.
Vous excluez la possibilité, un jour, d’une prise du pouvoir par les élites néo-libérales ? On sait bien que cette tentation existe, pourtant.
C’est vrai, mais tout est fait pour éviter cette dérive. Contrairement à ce que dit la doxa de droite et de gauche, le pouvoir chinois n’est pas aux mains d’une classe d’affairistes estampillés communistes. Si c’est le cas, comment se fait-il que cet État donne la priorité à l’augmentation des salaires plutôt qu’aux capitalisations boursières ? Le bloc hégémonique au pouvoir est soutenu par de larges couches du salariat, et si ces couches sociales le soutiennent, c’est parce qu’il leur redistribue les fruits de la croissance. Ce qui interdit toute dérive néolibérale, en Chine, c’est la composition même de l’alliance de classes.
La presse bourgeoise se déchaîne contre cette politique en évoquant une dérive néo-maoïste !
Et alors ? Tant mieux ! En fait, il n’y a aucune dérive, mais un juste retour du balancier. Xi Jinping a remis à l’ordre du jour une formule de Mao qui résume l’orientation actuelle. C’est la recherche de la « prospérité commune », gongtong fuyu (共同富裕) en chinois. Elle signifie que l’ensemble de la population doit bénéficier des avancées collectives, mais aussi que chaque fraction du corps social doit apporter sa contribution à la mesure de ses moyens.
Selon vous, le « socialisme aux caractéristiques chinoises » n’est donc pas un vain mot.
Les Chinois disent eux-mêmes qu’ils sont « au stade primaire du socialisme ». Ce qui signifie que le socialisme est en construction, et que la route est encore longue pour y parvenir. Mais le socialisme demeure l’horizon historique du développement de la Chine. Deng Xiaoping avait justifié les réformes en expliquant qu’il fallait développer les forces productives, parce que, sans ce développement, le socialisme se résumerait à la gestion de la pénurie. Il n’avait pas tort. La Chine a raté le train de l’industrialisation au XIXe siècle, et elle a dû utiliser l’avance économique du monde capitaliste pour rattraper son retard. La Chine va donc continuer à développer les forces productives en utilisant des capitaux publics et privés. En même temps, elle amorce un changement de trajectoire aussi important, à mon avis, que celui auquel Deng Xiaoping a attaché son nom.
De quelle façon ?
La Chine va continuer à capitaliser ses atouts commerciaux, mais en réduisant progressivement sa dépendance à l’égard de l’extérieur. C’est le sens du plan « Made in China 2025 » : en devenant le leader mondial des technologies innovantes, la Chine va jusqu’au bout de sa stratégie de développement. Il ne s’agit plus de rattraper son retard, mais d’être la première puissance technologique. Pour y parvenir, la Chine compte sur ses propres forces : ses ingénieurs, ses entreprises, son marché intérieur. On parle constamment de la façon dont la Chine a utilisé la mondialisation, mais on devrait aussi regarder les chiffres : l’excédent commercial chinois représente à peine 2 % du PIB, et l’économie chinoise est beaucoup moins dépendante des exportations que l’économie allemande.
Cette réorientation de la politique économique chinoise ne va-t-elle pas se traduire par un ralentissement de la croissance ?
C’est ce que les dirigeants chinois ont clairement annoncé. Ils veulent une croissance plus raisonnable, assise sur le développement du marché intérieur et compatible avec les impératifs de la transition écologique. En redistribuant les revenus et en misant sur la qualité de la vie, il est clair que la Chine change de paradigme dans sa stratégie de développement. L’éradication de la grande pauvreté et la lutte impitoyable menée contre la corruption avaient déjà donné le ton. Aujourd’hui, le parti resserre son emprise sur les grandes entreprises privées et leur demande de participer au développement économique en respectant les règles fixées par l’État. Ce n’est pas parce qu’il y a des capitalistes en Chine qu’elle est un pays capitaliste. La Chine est un État socialiste doté d’une économie mixte dont la vocation est de créer des richesses pour l’ensemble de la population. Avec Deng Xiaoping, c’était surtout le temps de la production. Avec Xi Jinping, voici venu le temps de la production et de la distribution.
À vous entendre, on a l’impression que vous considérez la réussite chinoise, précisément, comme un modèle à imiter.
Je pense que nous avons beaucoup à apprendre de la Chine, mais que sa stratégie n’est pas transposable dans un pays comme la France. Les Chinois ont inventé une forme de socialisme totalement inédite. Au XIXe siècle, Marx refusait de décrire le communisme, ou le socialisme qui en est la première phase, parce qu’il pensait que la lutte des classes déterminerait la physionomie de la société future. Les Chinois l’ont écouté. Avec Mao, Deng et Xi, ils ont sinisé le marxisme et découvert une voie originale, adaptée aux conditions objectives de la situation chinoise. Ce ne fut pas une tâche facile, mais le résultat est tangible : en 70 ans, les communistes chinois ont arraché au sous-développement 20 % de l’humanité. Cette réussite sans précédent fournit la preuve tangible de la supériorité du socialisme sur le capitalisme. Sans parler du bilan comparatif de la crise sanitaire en Chine et aux États-Unis, qui est particulièrement accablant pour la première puissance capitaliste de la planète.
Tout récemment, un centre de recherches proche du ministère français de la Défense a publié un rapport qui prétend dénoncer la « stratégie d’influence de la Chine ». Qu’en pensez-vous ?
C’est désespérant. En France, nous n’avons pas de masques, pas de vaccins, pas d’industrie, pas de monnaie, pas de croissance, pas de politique budgétaire, pas de défense indépendante, pas d’entreprises publiques, pas d’État souverain. Heureusement, nous avons des « experts » qui pondent un pavé de 650 pages pour critiquer ceux qui ont tout ce que nous n’avons pas.