La politique de V. Poutine s’inscrit elle dans la tradition soviétique ?
Abréviations :
ABM : Anti Ballistic Missile BM : Banque Mondiale CEI : Communauté des Etats Indépendants CMI : Complexe militaro-industriel EAE : Etat, Atome, Energie (normes soviétiques de la puissance) ECP : Economie Centralement Planifiée FMI : Front Monétaire International GUAM : Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan, Moldavie PCUS : Parti Communiste d’Union Soviétique UE : Union européenne
‘’Les blocs de béton et les pierres du Mur de Berlin sont depuis longtemps des souvenirs. (…) Or, maintenant, on s’efforce de nous imposer de nouvelles lignes de démarcation et de nouveaux murs’’ V. Poutine, 10 février 2007, Discours à la Conférence de Munich sur la sécurité.
Depuis sa mise en œuvre en 2000, la politique de Vladimir Poutine est suspectée de ‘’retour au soviétisme’’. Dans son essence, cette affirmation politiquement orientée n’est pas neutre. Et surtout, elle masque une position idéologique radicale, ouvertement anti-russe, dans le prolongement de l’anti-soviétisme de la guerre froide. La lutte contre le communisme n’a pas disparu avec la chute du mur de Berlin. Elle n’a pas non plus disparu avec la fin de l’histoire, ardemment souhaitée - et programmée - par la vague du néo-libéralisme messianique encensée par F. Fukuyama (1992). D’autant plus que depuis la disparition de l’URSS, l’Amérique s’est autoproclamée gendarme du monde, s’autorisant par ce biais le droit arbitraire d’utiliser la force. Avec une certaine arrogance, Z. Brzezinski (2004, p. 7), ancien conseiller du président Carter, a ainsi reconnu que ‘’la puissance de l’Amérique (…) est aujourd’hui l’ultime garant de la stabilité internationale’’. Cela est ouvertement dénoncé par le discours russe : ‘’les Etats-Unis se sont arrogés le droit exclusif de déterminer quel pays menaçait la sécurité internationale, et de décider eux-mêmes s’il fallait ou non employer la force à son encontre. En même temps, ils ont proclamé leur ferme volonté d’exporter la démocratie dans des pays dont le régime ne leur convient pas.’’
Aujourd’hui, l’esprit de guerre froide tend à être consciemment réactivé par le discours provocateur de l’élite dirigeante américaine, encline à reconstituer une structure conflictuelle de nature idéologique. Dans son essence, cette conflictualité idéologique apparait comme une variable régulatrice de l’équilibre des grandes puissances à l’échelle planétaire et dans le même temps, une variable structurante des rapports de force issus du post-communisme. Cette montée des tensions est illustrée par la surprenante affirmation du chef du Pentagone, R. Gates, soulignant la menace présentée ‘’par le cheminement incertain de la Chine et de la Russie’’ . Désormais, les plus ardents défenseurs du libéralisme intégral - les néoconservateurs - voient ‘’des rouges partout’’ et, en conséquence, considèrent V. Poutine comme un héritier de la révolution bolchevique d’Octobre 1917. Un temps prisonnier des oubliettes libérales de l’histoire, ‘’l’homo-soviéticus’’ serait-il donc de retour ?
Une question sous-jacente est l’objectif réel du nouveau premier ministre de la Russie, récemment nommé par le président Medvedev. V. Poutine ne viserait t’il pas, d’une certaine manière, à restaurer l’ancien Ordre social soviétique, sous le contrôle d’une nouvelle élite auto-proclamée ‘’avant-garde’’ du grand peuple russe ? Et au-delà, l’orientation politique russe actuelle, principalement en matière de stratégie extérieure et sécuritaire - en zone post-communiste - serait-elle marquée par l’existence d’inerties soviétiques ? Brzezinski (2000) a lui-même regretté que la Russie n’ait ‘’accompli qu’une rupture partielle avec son passé (…)’’. De manière implicite, cela pose le problème du statut de la zone post-soviétique - l’actuelle CEI - dans la perception russe et, en dernière instance, du statut de l’arme nucléaire. Or depuis 2000, sous l’impulsion de V. Poutine, la ligne stratégique russe a connu un revirement spectaculaire, intégrant la politique extérieure américaine - et son bras armé otanien - comme une réelle menace. En effet, afin de conforter sa domination en Eurasie, l’Amérique tente de bloquer toute velléité de reconquête russe en zone post-communiste. Dans ce but, elle privilégie 5 leviers : l’extension de l’Otan (qui ‘’dépasse les limites de sa compétence’’ selon V. Poutine ), l’élargissement de l’UE, la fragilisation de la CEI, la formation de coalitions ouvertement anti-russes (du type GUAM ) et la neutralisation stratégique de la Russie (via le bouclier anti-missile ABM). Dans le prisme stratégique russe, cette configuration traduirait un comportement de guerre froide. Il s’agit là d’une donnée expliquant l’actuel positionnement de Moscou sur la scène internationale, sous la houlette de V. Poutine, dans la perspective de défendre ses intérêts nationaux et à cette fin, mettre en œuvre une stratégie de puissance. Cette offensive américaine a conduit V. Poutine à exiger, dés 2005, une réactualisation de la doctrine stratégique russe. En définitive, cela est confirmé - sous la houlette de D. Medvedev - par l’inflexion de la politique étrangère russe contre les velléités hostiles de l’Occident sur sa périphérie eurasienne. Il est notamment souligné que ‘’ l’Otan qui ne doit pas assurer sa sécurité aux dépens de la sécurité de la Russie (…)’’ .
Dans ce schéma, il conviendrait de s’interroger sur l’homme Vladimir Poutine lui-même, dans ses composantes politico-psychologiques, qui fondent sa stratégie politique et motivent in fine ses décisions majeures. En tant que spécialiste de l’économie soviétique et de la transition post-communiste, je voudrais présenter un point de vue purement personnel sur la ‘’ligne Poutine’’ dont je revendique, par définition, la seule responsabilité.
Le poids de la culture soviétique
L’ancien président russe (2000 – 2008) est issu de la filière du KGB soviétique, au sein de laquelle il a assumé de hautes responsabilités, en particulier comme lieutenant colonel. Son accession à la tète de l’Etat russe est étroitement liée à sa carrière au sein de l’appareil du KGB qui, en quelque sorte, lui a servi de tremplin politique. Tel un renard, Poutine a intelligemment profité des opportunités politiques offertes par sa fonction au KGB. Mais son engagement vis-à-vis de l’Etat russe est sincère et loyal. Son éducation, renforcée par une formation rigoureuse au sein des structures du KGB, l’a fortement imprégné des valeurs de l’Ordre politique soviétique, notamment dans le domaine de la rigueur morale et disciplinaire. Cela peut expliquer son double attachement d’une part, à l’ordre et à l’obéissance et d’autre part, au stricte respect des lois et directives des supérieurs. Autrement dit, V. Poutine est resté fidèle au principe de soumission hiérarchique, sacralisé sous l’ère communiste, en tant que principe régulateur de l’économie centralement planifiée (ECP) et du système politique qui assurait sa direction. Une caractéristique du modèle socialiste était, en effet, la stricte soumission de la sphère économique (via le plan) aux directives politiques du PCUS, expression supérieure de la structure monolithique du pouvoir. L’omniscience de l’Etat-parti (autrefois soviétique, aujourd’hui, fédéral) est alors justifiée par sa conscience sociale supérieure et son infaillibilité décisionnelle. Dans ce cadre, la soumission à la ligne centrale – définie par l’Etat-parti – devient une obligation politique.
Ainsi V. Poutine a forgé son caractère et ses valeurs sous le régime communiste, qui implose officiellement en décembre 1991, avec la démission présidentielle de Mikhaïl Gorbatchev, dernier premier secrétaire du PCUS. Des rumeurs - encore actuelles - l’ont fait passé pour un ‘’agent communiste’’ s’inspirant des méthodes du KGB et avide de rétablir une dictature plus ou moins éclairée sous la direction d’une élite nomenklaturiste plus ou moins mafieuse. Certains lui ont aussi reproché d’utiliser une rhétorique verbale manipulatrice dans le plus pur style brejnévien. De telles affirmations, au-delà de leur caractère mensonger, trahissent une méconnaissance totale de l’histoire du communisme de type soviétique et en définitive, de la véritable personnalité de V. Poutine qui, pour être comprise, doit dépasser une simple lecture conjoncturelle.
L’héritage structurel du communisme permet d’ailleurs d’expliquer l’orientation stratégique de la Russie moderne. Fondamentalement, à l’instar de l’Union soviétique, la Russie a gardé une pensée stratégique de grande puissance, recentrée sur la défense de ses intérêts nationaux, depuis l’arrivée au pouvoir de V. Poutine et en rupture avec le suivisme occidental de la politique de l’ancien président B. Eltsine : ‘’Les intérêts nationaux de la Fédération de Russie dans la sphère internationale consistent en la garantie de la souveraineté, dans la consolidation des positions de la Russie en tant que grande puissance et qu’un des centres influents du monde multipolaire (…)‘’. Et dés l’année 2000 est confirmée, sous l’influence décisive de Poutine, ‘’son rôle important dans les processus mondiaux, en vertu (notamment : jg) de sa position stratégique unique sur le continent eurasien.’’ Mais il s’agit surtout de souligner, à l’instar d’I. Facon, que la politique de V. Poutine reposant sur la défense de l’indépendance, de la souveraineté russe et sur la primauté de l’intérêt national apparait comme une orientation structurelle, s’inscrivant dans la durée . Cette orientation a d’ailleurs été reprise par D. Medvedev. Le nouveau Concept de politique étrangère russe, entériné par le président Medvedev, rappelle en effet que ‘’La Russie mène une politique ouverte et pragmatique qui protège ses intérêts nationaux’’ . En réalité, cette inflexion radicale de la politique extérieure russe a été initialement opérée dés 1996 par E. Primakov, alors ministre russe des affaires étrangères et qui s’inscrit dans l’héritage de la ligne soviétique. En 2007, Primakov a reconnu que V. Poutine a ‘’adopté une ligne qui conjugue la défense ferme des intérêts nationaux de la Russie avec la volonté d’éviter toute confrontation avec les autres pays’’ . Dans ce schéma, il s’agit de souligner la forte propension idéologique de V. Poutine à s’inspirer de la ligne stratégique de l’ex-URSS, qui a permis à cette dernière de se maintenir comme grande puissance et surtout, d’équilibrer la surpuissante Amérique.
Selon une lecture plus structurelle, intégrant les valeurs inertielles de l’homo-soviéticus, on peut insérer la politique de V. Poutine dans une stratégie cohérente de longue période, présentant une certaine rationalité. Celle-ci est alimentée par l’instinct de survie organique du système soviéto-russe, défini par A. Zinoviev (1991, p. 234) comme un ‘’instinct social de conservation’’. Particulièrement surdimensionné sous le communisme - en raison de la guerre latente contre le capitalisme - cet instinct de conservation a été repris, dans ses grandes lignes, par les dirigeants russes actuels, du fait des velléités agressives croissantes du néo-impérialisme américain en zone post-communiste, qui reste la ‘’chasse gardée’’ de Moscou. Cette stratégie de survie héritée du communisme vise, dans le cadre d’un rapport de force initialement défavorable, à organiser dans un premier temps le repli stratégique de l’Etat post-soviétique pour, dans un second temps, élaborer les bases permissives du ‘’retour russe’’.
Dans un remarquable ouvrage, Guy Bensimon avait, dés 1996, fait l’hypothèse d’un repli temporaire et purement tactique de l’Etat russe. Ainsi, Bensimon (1996, p. 259) a souligné, à propos de la nouvelle Russie, la faible probabilité qu’une réforme puisse jamais ‘’y défaire les relations communistes. La ligne historique du capitalisme n’a traversé ce pays que sur une période relativement brève, et elle n’y a pas été dominante. Les rapports communistes y sont bien ancrés, le pays est massif, et si sa vocation historique est d’être une puissance mondiale, c’est incontestablement grâce au système communiste qu’elle l’a réalisée. Elle a perdu la guerre froide, mais elle n’est pas détruite pour autant. Dans une perspective historique, on peut considérer la période actuelle comme celle d’une retraite stratégique de la Russie, pendant laquelle elle tente de consolider et accroître ses forces avec l’aide de son adversaire occidental’’. Cette analyse de Bensimon montre une rare lucidité intellectuelle, au sens où il anticipe une réalité géopolitique désormais dominante à l’échelle du vaste Echiquier eurasien. La Russie post-communiste, d’abord encline à se reconstruire pour retrouver des forces s’est, par la suite, efforcée de redéfinir une structure identitaire en adéquation avec sa volonté de retrouver le statut prestigieux (officiellement regretté) de l’Union soviétique, contre son ennemi historique : l’Amérique.
Tel le renard à l’affût dans son terrier, il s’agit pour Poutine d’éviter l’affrontement en situation de faiblesse, pour guetter sa proie et se jeter sur elle au moment opportun. Autrement dit, le renard russe s’est placé dans une situation d’attente afin de choisir le lieu et le moment du combat final. On peut donc comparer la stratégie de V. Poutine à celle d’un renard, harcelé par un ennemi surarmé (le chasseur américain) et contraint, dans un premier temps, à une attitude défensive. Dans ce cadre, la tendance de V. Poutine à reproduire un comportement typique du communisme justifie l’expression du ‘’renard rouge’’. Cette inertie comportementale, héritée de l’histoire soviétique, a été conceptualisée par A. Zinoviev à travers la notion de ‘’coefficient systémique’’ . Dans cet axe, G. Bensimon (1996, p. 245) a mis en évidence à propos de la Russie, en raison de son statut d’héritière historique de l’URSS, l’existence d’un effet-système. Globalement, il s’agit de la propension du modèle socialiste à peser sur la logique du nouveau modèle fédéral. Pour reprendre la terminologie de B. Chavance (1994, p. 189), cet ‘’héritage systémique’’ tend à orienter - voire à ‘’verrouiller’’ - la trajectoire historique du modèle russe. En ce sens, on peut parler d’une forme de déterminisme systémique.
Globalement, selon une approche zinovienne, on peut définir ce coefficient systémique comme la tendance du nouveau système russe (fédéral) à reproduire une partie - évaluée par un coefficient (%) compris entre 1 et 0 - du comportement de l’ancien système russe (soviétique). Ce coefficient traduit donc une inertie structurale issue de l’idéologie communiste qui a forgé, de 1917 à 1991, la rationalité des décideurs soviétiques. En ce sens, Poutine apparait comme un sous-produit partiel de l’homo-soviéticus, formaté par la culture communiste. Une hypothèse implicite est que la rationalité décisionnelle des élites russes actuelles reste, en partie, verrouillée par les anciennes normes communistes. Tendanciellement, V. Poutine s’est appuyé sur les valeurs extérieures de la politique de l’ex-URSS et de sa stratégie de puissance, élaborée en phase de guerre froide contre le bloc de l’Otan. Depuis l’ère stalinienne, les 3 variables privilégiées par la stratégie de puissance soviétique ont été l’Etat, l’Armée (surtout l’atome militaire) et l’Energie. Autrement dit, l’ancienne URSS fondait son pouvoir géopolitique sur la capacité d’un Etat fort et centralisé (E=Etat) à utiliser son potentiel nucléaire (A=Atome) et énergétique (E=Energie) comme instrument de pression – donc de pouvoir - sur la scène internationale. Sur longue période, cette instrumentalisation des variables EAE (Etat/Atome/Energie) se présente pour Moscou comme le vecteur de la puissance projetée et, surtout, perçue par son environnement géopolitique. En phase de guerre froide, la variable centrale dans la structuration du rapport de force Est-Ouest était l’image projetée – et non l’image (la puissance) réelle. Aujourd’hui, l’objectif latent de l’Etat russe est d’utiliser cette stratégie d’inspiration soviétique pour rebondir sur le Grand échiquier eurasien et se reconstruire une image de puissance majeure, redoutée et respectée.
Reconstruction identitaire de la Russie post-soviétique
Dés l’origine, Poutine a fondé sa politique sur certaines valeurs normatives de l’ère soviétique . Sous sa présidence, on peut en effet remarquer une montée en puissance des valeurs socio-politiques du soviétisme, principalement marquées par le retour de l’Etat sur la base d’un centralisme autoritaire et d’un interventionnisme économique ciblé, subordonnés à la réalisation d’un grand projet politique. Le statut de ce projet, dans le prolongement du messianisme de l’idéologie communiste, sera déterminant dans la capacité du nouveau système fédéral à se restructurer et à se rassembler sur un objectif commun, porteur de la légitimité de l’élite dirigeante.
En fait, comme ses prédécesseurs soviétiques - donc, hors B. Eltsine - Poutine a cherché à rendre à la Russie sa ‘’fierté’’ et surtout, à lui redonner son statut de ‘’Grande puissance’’. Dans l’inconscient politico-psychologique du peuple russe, cette soif de reconnaissance internationale est prégnante. Elle se présente avant tout comme une réaction spontanée à un retrait géopolitique traumatisant pour un Etat russe blessé par l’arrogance et l’unilatéralisme du bloc américain. Cette domination politico-militaire des Etats-Unis est remise en cause, officiellement, par le Concept de sécurité russe de 2000 (toujours en vigueur) sous l’influence de Poutine. Sont ainsi considérées comme ‘’menaces principales’’ contre la sécurité nationale russe : ‘’le renforcement de blocs et alliances militaro-politiques, en premier lieu l’élargissement de l’Otan à l’Est, l’apparition potentielle de bases militaires et de contingents étrangers à proximité directe des frontières de la Russie (…)’’ .
Sept ans plus tard, dans son célèbre discours de Munich de février 2007 officialisant une nouvelle ère de tension américano-russe, ce néo-impérialisme libéral sous leadership américain a été ouvertement dénoncé par V. Poutine. Celui-ci a notamment regretté que l’Etat américain cherche à imposer par la force ses règles et son idéologie à la planète entière, dans le but ultime de jeter les bases d’un monde unipolaire, rendant sa domination infaillible et surtout, totalitaire : ‘’Nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. Bien plus, certaines normes et, en fait, presque tout le système du droit d’un seul Etat, avant tout, bien entendu, des États-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines : dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres États.’’ Au-delà, l’Amérique est suspectée – via l’Otan – de structurer selon ses seuls intérêts le système de sécurité internationale, en vue d’une domination globalisante qui nie toute légitimité à l’ONU, dont le ‘’rôle central et coordinateur’’ dans l’ordre mondial a été pourtant reconnu par Moscou . Cela est attesté par l’avertissement du directeur du Département de la coopération européenne du ministère russe des Affaires étrangères (MID), Sergueï Riabkov, le 16 mai 2008 : ‘’’L’OTAN cherche à jouer un rôle global en matière de sécurité internationale’’ .
L’Occident est suspecté d’avoir contribué au chaos de la transition post-soviétique, en imposant une reforme libérale - issue du ‘’consensus de Washington’’ - fondamentalement inadaptée aux besoins de l’économie russe et surtout, déstructurante par son impact désastreux sur son tissu social. Renouant d’une certaine façon avec le mythe du ‘’complot stalinien’’, certains leaders russes pensent que cette politique a été volontairement biaisée de façon à empêcher un retour prématuré de la puissance russe et à la maintenir comme ‘’puissance pauvre’’, pour reprendre le titre de l’excellent ouvrage de G. Sokoloff (1993). Depuis la transition post-communiste, amorcée en 1992, la Russie - alors en situation de faiblesse - a subi les pires humiliations de la part d’un Occident américanisé, donneur de leçons, et avide de sanctionner sa victoire finale de la guerre froide. Le plus inquiétant pour Moscou est de voir cette politique anti-russe relayée par certaines institutions internationales politiques, économiques ou militaires (BM, FMI, G8, OTAN, OMC, OSCE). Et surtout - suprême provocation - de voir cette politique insidieuse, catalysée par la double extension de l’Otan du bouclier ABM aux ex-Etats socialistes, s’étendre à l’espace post-soviétique de la CEI, cœur historique de la domination russe. Avec l’intégration programmée de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Alliance atlantique, un point de non retour sera définitivement franchi. Le chef de l’Etat-major général des Forces Armées de Russie, Iouri Balouïevski a ainsi indiqué qu’en cas d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN, la Russie serait obligée d’adopter (notamment) des mesures militaires pour garantir sa propre sécurité . En dernière instance, la Russie a le sentiment d’avoir été trahie par une Amérique n’hésitant pas à renier ses promesses. Le 7/05/2008, M. Gorbatchev a notamment déclaré : ‘’Les Américains avaient promis que l’OTAN ne s’étendrait pas au-delà des frontières de l’Allemagne après la Guerre froide. Résultat, la moitié des Etats d’Europe centrale et orientale sont désormais membres de l’Alliance, et l’on se demande bien ce que sont devenues ces promesses issues du post-communisme. Cela prouve qu’on ne peut pas leur faire confiance’’ .
Aujourd’hui, la Russie se sent encerclée et en conséquence, menacée sur ses frontières périphériques, comme l’a rappelé V. Poutine à Munich : ‘’l’Otan rapproche ses forces avancées de nos frontières’’ . Plus récemment, le 6/06/2008, S. Lavrov a déclaré que ‘’l’elargissement de l’Otan, qui se poursuit ces derniers temps, pousse la Russie à avoir des doutes sur la véritable mission de l’Alliance (…)’’ . E. Primakov a, lui, souligné que ‘’l’extension de l’Otan s’accompagne d’une rhétorique anti-russe ainsi que d’une politique offensive des Etats-Unis dans les ex-républiques soviétiques’’ . Désormais, les risques de déstabilisation de l’Eurasie post-soviétique sont énormes, du fait de cette stratégie expansive destinée à éroder l’influence russe. Car jusqu’à présent, celle-ci a joué le rôle de verrou sécuritaire, donc stabilisateur, dans une région politiquement sensible. Or, quels qu’en soient les coûts, Washington a un intérêt objectif à maintenir la Russie en état de faiblesse, voire à la ‘’rejeter en arrière’’ pour reprendre la vieille expression de Lénine. Ainsi, dans les premières années difficiles de la Russie bolchevique, cette stratégie de compression de la puissance russe était déjà au cœur de la ligne occidentale, comme l’atteste cette observation pleine d’actualité de Lénine en 1923 : ‘’(…) la situation internationale fait que la Russie est aujourd’hui rejetée en arrière (…). Les puissances capitalistes de l’Europe occidentale, partie sciemment, partie spontanément, ont fait tout leur possible pour nous rejeter en arrière, pour profiter de la guerre civile en Russie en vue de ruiner au maximum notre pays.’’
Le retour de la Russie sur la scène internationale n’est pas réellement souhaité par Washington, car en tant que contre-pouvoir virtuel, elle menace son hégémonie. Ce retour suppose la reconstruction des bases militaro-industrielles de la puissance russe en vue de rééquilibrer son rapport de force avec les Etats-Unis qui restent, quoi qu’on en dise, une sorte d’ennemi héréditaire dont le système soviéto-russe a besoin pour se réguler et, en dernière instance, justifier le maintien d’une force nucléaire impressionnante. Cela semble d’autant plus vital que le pouvoir des élites militaires et des lobbies liés au CMI dépend étroitement de cette surcapacité nucléaire. Selon une logique de balancier stratégique structurée en phase de guerre froide, la Russie poutinienne tend donc à structurer son identité contre l’Amérique et par ce biais, à égaliser sa puissance.
Sur un plan historique, ce principe d’opposition est un élément clé du métabolisme interne du système russe, pour reprendre une approche à la fois systémique et thermodynamique . En ce sens, l’antagonisme idéologique est le régulateur d’une société russe doublement définie par sa dimension impériale et centralisée. La Russie reste un empire multinational à la dimension d’un continent. Et sa survie exige un pouvoir central fort, doté d’une légitimité quasi-messianique, comme levier de sa cohésion unitaire. Autrement dit, la nature dirigiste et autoritaire du régime politique russe répond d’abord – et avant tout – à une contrainte de survie systémique et non, comme l’ont affirmé à tort certains célèbres politologues, à une obscure volonté de dictature . Cela peut justifier l’affirmation récente du président Medvedev : ‘’Malgré tout le respect que j’ai pour la démocratie parlementaire, je crois qu’un tel système en Russie signifierait la mort de la Russie en tant que pays’’ . La renaissance des structures étatiques, détruites par le chaos post-communiste, passe par une recentralisation s’inscrivant dans la tradition soviétique. Dans ce but, Poutine a divisé le territoire russe en super régions et nommé par décrets sept ‘’super préfets’’. Lors de sa réélection en mars 2004, Poutine a justifié sa politique autoritaire en déclarant que ‘’la survie de notre nation est menacée’’ . Chercher à imposer les normes démocratiques libérales, dans le cadre d’une décentralisation politique plus poussée, est un non-sens au regard des contraintes géopolitiques pesant sur l’espace russe et davantage, conduirait à une dangereuse déstabilisation de la région. En fait, l’idée même d’une démocratisation libérale relève d’une rhétorique occidentale anti-russe, dont la réalisation permettrait de facto, d’éroder la domination russe et par ce biais, de favoriser la progression américaine. La structure de son environnement international, par nature hostile, condamne ainsi le système russe à une ‘’veille stratégique’’ permanente. Dans cette optique, l’attention du système russe est structurellement focalisée contre l’ennemi central. Et surtout, sa capacité à l’affronter et à afficher sa supériorité conditionne sa légitimité et par ce biais, sa survie politique . L’existence d’une menace latente, plus ou moins virtuelle, est donc nécessaire à la stabilité de long terme du régime russe. En cela, on peut parler ‘’d’ennemi systémique’’ faisant cohérence, depuis Lénine, avec le mode de régulation interne de la société russe.
Retour de ‘’l’esprit de puissance’’ (derjavnost)
Dans le but d’accélérer son retour international et son intégration au nouvel Ordre mondial, V. Poutine a donc admis comme priorité première la reconstruction géopolitique de la puissance russe. En cela, il est revenu à une forme de réalisme stratégique s’inspirant d’une part, du pragmatisme léniniste des années 20 composant avec la réalité socio-politique et d’autre part, de la ‘’Real Politik’’ ouest-allemande dominante dans les années 70. Cette politique fut, à l’origine, initiée par l’ancien chancelier (1969-1974) de la République fédérale d’Allemagne (RFA) W. Brandt, dans le cadre d’une ‘’coexistence pacifique’’ Est/Ouest. Celle-ci, fondée sur l’Ostpolitik, a marqué une évolution fondamentale dans le rapprochement politique des deux blocs antagonistes.
Ainsi, sur la base d’une ‘’nouvelle pensée’’ (novoe mychlenie) plus réaliste - définie par Poutine comme une forme de ‘’pragmatisme idéologique’’ - et prenant en compte les nouveaux rapports de forces dans le monde, V. Poutine s’est efforcé de redonner à la Russie sa grandeur passée. Dans ce but, il a appuyé sa politique globale d’une part, sur les valeurs ‘’capitalistes’’ sur le plan interne (économique) et d’autre part, sur les valeurs ‘’communistes’’ sur le plan externe (géopolitique). A terme, un objectif implicite est de créer une sorte d’Economie sociale de marché, fortement encadrée par l’Etat et réhabilitant le facteur humain dans une structure concurrentielle soumise aux normes libérales d’un marché désormais mondialisé. E. Primakov a utilisé l’expression ‘’d’économie à option sociale’’ . Sur le plan interne, il s’agit de préserver un Etat centralisé et volontariste, impulsant les orientations fondamentales du développement, à partir d’une action permanente sur le tissu économique (via les moyennes entreprises) et sur un ensemble de programmes prioritaires (via les grandes entreprises). L’objectif de V. Poutine est de créer une économie mixte centralement régulée au niveau des branches stratégiques (politiquement sensibles) et s’appuyant, à la périphérie, sur une structure industrielle régulée par le libre marché. Comme le dernier président soviétique, M. Gorbatchev (1985-1991) auteur d’une reforme radicale de restructuration politique et économique (Perestroïka ) en vue d’un ‘’socialisme de marché’’, V. Poutine est donc à la recherche d’une ‘’troisième voie’’, entre les modèles libéral et dirigiste. En effet, M. Gorbatchev voyait dans le ‘’Socialisme à visage humain’’ – selon l’expression de A. Dubcek en 1968 – une possible troisième voie du développement . A travers l’héritage de Gorbatchev, la culture soviétique est donc encore particulièrement présente dans certaines orientations de la politique économique russe, qui revient vers une forme de dirigisme étatique de marché. Dans sa quête d’un modèle de développement idéal, Poutine a construit une sorte de système hybride s’inspirant des pratiques capitaliste et communiste dans l’optique d’une efficacité économique optimale intégrant certaines normes sociales, spécifiques au contexte russe. Pour reprendre la terminologie zinovienne, il s’agit en quelque sorte d’une ‘’efficacité sociale’’ de l’économie.
L’enjeu sous-jacent à cette question est la définition d’un modèle alternatif de développement dont pourraient s’inspirer certains Etats marginalisés par la mondialisation libérale ou même, certaines puissances nouvellement émergentes. A terme, et dans le prolongement du soviétisme, Moscou cherche à reprendre le leadership moral et politique du Tiers monde exploité. Dans son discours de Munich de février 2007, V. Poutine a ainsi revendiqué ‘’un système plus démocratique et plus équitable de rapports économiques qui donne à tous une chance et une possibilité de développement’’ . Implicitement, il s’agit surtout de créer un contrepoids géopolitique à l’unilatéralisme hautain et à l’excès de puissance de la vertueuse Amérique. Dans l’optique de contrebalancer l’omniscience américaine en Eurasie, Poutine a essayé de se rapprocher de la Chine et de l’Inde pour former une alternative idéologique crédible. En cela, on peut parler d’un retour de l’idéologie.
Sur le plan externe, il s’agit de redonner à la Russie son aura internationale par restauration de sa puissance, triplement fondée sur les potentiels énergétique, économique et militaire. Dans un premier temps, la Russie a repris la main dans le ‘’grand jeu’’ qui l’oppose aux puissances occidentales pour le contrôle des ressources énergétiques et de leur transport, au cœur de l’Asie centrale, zone historique de domination. Le retour en force du Complexe militaro industriel - dont la moitié de la production est aujourd’hui destinée au secteur civil - s’inscrit dans ce contexte. Dans la tradition soviétique, le CMI retrouve un rôle central comme levier catalyseur (et secteur moteur) de la croissance économique. En outre, sous l’impulsion de Poutine, la Russie a durci sa doctrine militaire et redonné une certaine vigueur à son armée en déliquescence accélérée sous le régime Eltsine. Dans cet axe, on note un recentrage de la stratégie militaire russe sur la force dissuasive du nucléaire et l’utilisation préventive de l’atome militaire dans des conflits régionaux .
Cette inflexion de la ligne nucléaire est très nette à partir de 2000, comme l’atteste le Concept de sécurité 2000 de la Russie, qui reste un élément majeur de sa doctrine stratégique : ‘’L’objectif essentiel de la Fédération de Russie est la réalisation de la dissuasion en vue de prévenir une agression de n’importe quelle envergure, y compris avec l’emploi de l’arme nucléaire, contre la Russie et ses alliés’’. Le rôle de l’atome sera d’ailleurs renforcé dans la future doctrine militaire de la fédération de Russie, présentée par le général Gareev, le 20 janvier 2007 : ‘’Pour la Russie, étant donné un rapport des forces qui lui est extrêmement défavorable sur tous les axes stratégiques, l’arme nucléaire demeurera capitale, le plus sûr moyen de dissuasion stratégique d’une agression extérieure et le plus sûr moyen de garantir sa propre sécurité.’’ Mais au-delà et dans la tradition brejnévienne, l’atome tend à être instrumentalisé (avec l’énergie) comme vecteur de la politique extérieure russe. Dans le même temps, on note une influence croissante des élites militaires dans le processus de décision politique, dans la continuité des anciens lobbies soviétiques du CMI. En dernière instance, Poutine a mis en œuvre une reforme visant à moderniser et rationaliser la technologie militaire russe pour faire face aux nouvelles menaces et aux nouveaux défis imposés par l’expansionnisme américain sur sa proche périphérie. Dans le prolongement de la ligne extérieure soviétique, cette orientation stratégique privilégie donc la projection de force comme levier de la puissance russe. Ainsi, selon T. Gomart, la Russie serait en train de vivre ‘’un moment néo-impérial que sous-tend une classique volonté de puissance’’ .
La zone post-soviétique comme priorité
Depuis la chute du régime communiste en 1991, la Russie post-soviétique a essuyé de profonds revers politiques, économiques et stratégiques. Désormais, la Russie ne veut plus reculer au cœur même de son espace historique ouvertement menacé par l’impérialisme américain. Encouragé par le chaos russe du post-communisme, cette progression du néo-impérialisme américain est aujourd’hui relayée par ses doubles bras otanien et européen. A terme, l’objectif latent de Washington est d’intégrer certains ex-Etats socialistes à l’UE et à l’Otan en vue de comprimer la zone d’influence russe et surtout, renforcer l’orbite euro-atlantique. Ceci est explicite dans le discours stratégique américain : ‘’L’Union européenne et l’Otan doivent travailler à leur élargissement ou perdre le bénéfice de la victoire de la guerre froide (...). L’extension de l’orbite euro-atlantique rend impérative l’inclusion de nouveaux Etats indépendants ex-soviétiques et en particulier l’Ukraine’’ . Or Moscou considère l’avancée de l’Amérique, de l’Otan et de l’Europe sur sa périphérie eurasienne comme une véritable menace pour ses intérêts nationaux et en définitive, pour sa sécurité. Cela est clairement affirmé dans sa doctrine stratégique (en cours de réactualisation) et à l’origine, mentionnée dans son Concept de sécurité. Dans la vision russe, cette ingérence est issue d’une pratique de guerre froide et vise à réduire sa zone-tampon sécuritaire assurant une ‘’profondeur stratégique’’ (Romer, 1999) dans l’optique de la fragiliser. Cette avancée occidentale en zone post-soviétique est d’autant plus provocante que Moscou n’a pas renoncé à ‘’l’idée d’une intégration dans cet espace’’, selon la nouvelle conception de la politique étrangère russe . Moscou redoute une tentative occidentale de compression de sa puissance sur ses zones périphériques, en particulier dans son ‘’étranger proche’’. A cet égard, on peut suspecter l’extension est-européenne du bouclier anti-missiles américain de chercher à neutraliser la puissance nucléaire russe : ‘’les zones de positionnement de l’ABM américain sont déployées à des endroits qui sont loin d’être optimaux pour intercepter des missiles en provenance d’Iran ou de Corée du Nord, mais, en revanche, étonnamment propices à l’interception de missiles tirés depuis le territoire russe en direction des Etats-Unis’’ . Mais le plus inquiétant pour Moscou est la capacité de l’Otan à violer les règles internationales - dont onusiennes - pour imposer ses choix unilatéraux, laissant par ce biais planer une menace constante sur d’éventuelles incursions en zone post-communiste. La direction des affaires étrangère russe (MID), à travers la position de S. Riabkov, a récemment réitéré cette crainte : ‘’L’alliance déclare de plus en plus fort qu’elle peut effectuer ses opérations sans mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU, en manifestant sa foi dans le droit international sans aucun soutien des autres Etats. Ce n’est rien d’autre que la volonté de l’OTAN de s’arroger le droit de prendre des décisions unilatérales dans la sécurité international’’.
Dans son essence, cette offensive américaine – instrumentalisant les institutions internationales - s’inscrit dans la ligne anti-russe de Z. K. Brzezinski (2000), le ‘’faucon yankee’’, qui cherche à renforcer la domination de Washington sur le continent eurasien, via la déstabilisation, l’encerclement et l’érosion de la puissance russe. Le maintien de la suprématie mondiale de l’Amérique se joue désormais en Eurasie et, en ce sens, elle fait de ce continent ‘’l’enjeu géopolitique principal’’, selon l’expression de Brzezinski (2004). Ce dernier souligne qu’une préoccupation majeure de l’Amérique sera donc de contrôler les principaux acteurs de l’Echiquier eurasien : ‘’La longévité et la stabilité de la suprématie américaine sur le monde dépendront entièrement de la façon dont ils manipuleront ou sauront satisfaire les principaux acteurs géostratégiques présents sur l’échiquier eurasien (...)’’. Sous la bienveillance américaine, la création du GUAM, alliance ouvertement antirusse, s’inscrit dans cette stratégie. A terme, l’objectif sous-jacent est de lézarder la cohésion de la CEI pour accélérer le déclin russe dans son ‘’étranger proche’’ et surtout, saper les fondements de son espace politique – qui, en définitive, définit sa zone potentielle d’intervention. Or la CEI reste un espace stratégique pour la Russie et surtout, fait partie de sa sphère d’intérêts vitaux. Cela explique qu’elle soit devenue la priorité de la politique extérieure russe. En effet, Moscou utilise la CEI comme un levier d’influence sur ses anciennes républiques et, pour cette raison, prône une intégration maximale : ‘’Le potentiel d’intégration (de la CEI : jg) n’est pas épuisé’’, a réaffirmé D. Medvedev, le 15/07/2008 . En outre, dans la perception historique russe, la CEI exprime un lien symbolique fort avec son ancien statut (soviétique) de superpuissance et en ce sens, elle est partie intégrante de ses fondements identitaires – d’autant plus qu’elle a permis de préserver une certaine unité politique avec ses ex-républiques, principalement en Asie centrale. Enfin, de manière tendancielle, l’influence russe en CEI joue un rôle de stabilisateur géopolitique. Autrement dit, la CEI est perçue par Moscou comme une zone sécuritaire intégrée à sa stratégie globale de défense. Dans ce contexte, toute érosion de l’influence russe en CEI - et a fortiori, toute déstabilisation éventuelle de cette zone - est considérée comme une menace pour la structure sécuritaire de l’Etat russe. Sont ainsi mentionnées comme menaces majeures ‘’l’affaiblissement des processus d’intégration dans la CEI ; l’apparition et l’escalade de conflits prés des frontières d’Etat de la Fédération de Russie et des frontières extérieures des Etats membres de la CEI ; les prétentions à l’encontre du territoire de la Russie’’ .
L’objectif central de la ligne Brzezinski est de stabiliser le leadership américain sur l’espace eurasien et à cette fin, empêcher l’émergence de puissances potentiellement hostiles ou concurrentes. Zbigniew Brzezinski (2000, pp. 253-254) précise notamment que ‘’Par le biais de manœuvres politiques et de manipulations, on pourra ainsi prévenir l’émergence d’une coalition hostile qui pourrait chercher à contester la suprématie des Etats-Unis (...)’’. Cela explique l’hostilité américaine à tout rapprochement radical entre l’Europe et la Russie et à fortiori, à toute reconstitution de la structure impériale russe, qui remettrait en cause la légitimité de son leadership. Dans ce but, Washington tend à instrumentaliser l’effervescence nationaliste et indépendantiste, sous-tendue par des mouvements religieux radicaux . Dans le passé, cette politique a été parfaitement appliquée dés 1979 en Afghanistan (avec l’aide des talibans, pour renverser le pouvoir pro-soviétique de l’époque) et récemment, dans les Balkans eurasiens, au Kosovo (avec le soutien de la résistance de l’UCK pro-albanaise, pour renverser le régime pro-russe de Milosevic). De manière implicite, la stratégie de Brzezinski considère le contrôle la zone post-soviétique comme la pierre angulaire du contrôle de l’Eurasie. A terme, il s’agit notamment de créer une Grande Asie centrale (GAC) inféodée aux intérêts nationaux américains . Dans cette optique, le facteur religieux (surtout islamique) est utilisé par Washington comme un vecteur de délégitimation de l’autorité russe dans sa zone de domination traditionnelle, autrefois impériale.
Dans une large mesure, cette instrumentalisation politique des crises ethno-religieuses a pris une tournure dangereuse en zone post-soviétique, notamment dans les espaces caucasien et centre-asiatique et in fine, dans le grand Sud musulman de la Russie. Le soutien américain des extrémismes religieux, comme levier d’une ligne anti-russe, a été une pratique structurelle de l’ère post-communiste comme l’a montré, avec pertinence, Victor Loupan (2000). Cela a été illustré, de manière spectaculaire, par la radicalisation de la crise tchétchène, où l’ingérence insidieuse de Washington a été déterminante. Dans cet axe, l’influence de Washington (via Brzezinski ou de douteuses ONG) a été également décisive dans les révolutions libérales et ‘’colorées’’ en Géorgie (1983) et en Ukraine (1984), permettant à ces républiques de l’ex-URSS de s’émanciper de la domination russe au profit de la tutelle (politique) américaine et bientôt, de la tutelle (militaire) de l’Otan. Dans l’ex-Yougoslavie, la manipulation américaine des nationalismes religieux a fait le nid de l’indépendance programmée et illégale du Kosovo, autorisant désormais le rêve d’une ‘’grande Albanie’’.
Ainsi, dans le prolongement de la stratégie anti-soviétique de guerre froide, Washington joue de nouveau sur le ‘’facteur islamique’’ - selon le terme de M. Appakova - en vue de comprimer la puissance russe . De manière troublante, N. Burns, sous-secrétaire d’Etat américain pour les affaires politiques, a déclaré au lendemain de l’indépendance auto-proclamée du Kosovo, que les Etats-Unis considéraient ‘’comme très positif le fait qu’un Etat musulman, un Etat à majorité musulmane, ait été crée aujourd’hui’’ . En réponse, le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov a dénoncé dans le quotidien Rossiiskaïa Gazeta l’immoralité de la ligne américaine : ’’Encourager les tendances séparatistes est à mon avis immoral’’ . En définitive, la parcellisation de l’ex-Yougoslavie a jeté les bases finales du recul russe dans l’Est-européen au profit de l’avancée américaine, sanctionnée par la construction de nouvelles bases militaires et la future implantation du bouclier anti-missiles (en Pologne et en République tchèque). En déstabilisant les régimes en place, ce détournement politique de la question nationale (donc religieuse) a transformé l’espace multi-ethnique post-soviétique en une véritable bombe à retardement. Les leçons de l’histoire n’ont servi à rien.
L’avertissement posthume de Lénine
De manière prophétique, sur son lit de mort, Lénine avait pourtant averti du danger de ne pas distinguer le nationalisme d’une petite nation opprimée de celui d’une grande nation opprimante. La question nationale, avait-il alors solennellement lancé à l’adresse de Joseph Staline, ne doit pas être instrumentalisée à des fins politiques. Or, plus de huit décennies plus tard, la question nationale a été sacrifiée par la politique de G.W. Bush sur l’autel du libéralisme messianique et au nom d’une guerre idéologique entre le ‘’bien’ et le ‘’mal’’. Mais au-delà, l’enjeu politique du contrôle de l’Eurasie - cœur stratégique du monde selon Brzezinski - est renforcé par la triple dimension énergétique (contrôle du pétrole et du gaz), stratégique (extension du bouclier nucléaire américain) et nationaliste (surfant sur les revendications religieuses) de cette lutte d’influence implacable entre les deux anciens ennemis de la guerre froide.
Aujourd’hui, la Russie de Poutine se retrouve à la croisée des chemins (perekrestock). En effet, elle doit faire des choix politico-stratégiques cruciaux, qui détermineront son avenir et sa position sur la scène internationale et par ce biais, son statut géopolitique. Dans le but de contrebalancer le surpuissant axe Otan/Etats-Unis, Moscou est tentée de reconstruire un axe eurasien par le biais de diverses structures politico-militaires , sans pour autant renoncé à ses valeurs européennes et à son ouverture vers l’Occident. Mais à terme, face à la progression inquiétante d’un leadership américain tentaculaire, Moscou serait encline à tourner le dos à un Occident excessivement inféodé à Washington. Ainsi, comme Lénine il y très longtemps, dans une Russie communiste en reconstruction et face à la menace insidieuse de l’Occident profitant de sa faiblesse temporaire, V. Poutine - et à sa suite, D. Medvedev - se retrouve au cœur d’un redoutable dilemme.
En effet, il y a 84 ans, face à l’offensive agressive de l’impérialisme occidental, Lénine aspirait déjà à établir une coalition Chine/Inde/Russie comme barrage à une nouvelle forme de totalitarisme idéologique. En 1923, dans son article posthume, Lénine a ainsi écrit : ‘’(…) le capitalisme lui-même instruit et éduque pour la lutte, l’immense majorité de la population du globe. L’issue de la lutte dépend finalement de ce fait que la Russie, l’Inde, la Chine… forment l’immense majorité de la population du globe. Et c’est justement cette majorité de la population qui, depuis quelques années, est entrainée avec une rapidité incroyable dans la lutte pour son affranchissement ; à cet égard, il ne saurait y avoir une ombre de doute quant à l’issue finale de la lutte à l’échelle mondiale.’’ .
Ainsi, l’espace d’une révolution, l’histoire semble se répéter avec, pour enjeu final, le leadership mondial. Sur le grand Echiquier eurasien, une nouvelle forme de guerre tiède ressurgie des abimes libéraux de l’histoire, tend désormais à s’imposer. Bien que sur le point de réussir son retour et d’achever sa reconstruction identitaire, la Russie poutinienne redoute dans le même temps la montée de l’instabilité politique au cœur de son ancien empire. Alors pour reprendre l’expression historique de Lénine, ‘’que faire’’ ?
Jean Géronimo, docteur en Sciences économiques, spécialiste de l’URSS et des questions russes, Université Pierre Mendès France, Grenoble, CREPPEM (Centre des Recherches Economiques sur la Politique Publique en Economie de Marché). Mail : Jean.Geronimo@upmf-grenoble.fr
Source : http://www.comite-valmy.org
Bibliographie
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V.I. Lénine : ‘’Mieux vaut moins, mais mieux’’, 1923 - cité par Brejnev (1974, p. 624). Un indicateur clé de cette reconstruction est le retour, depuis 1999, de la croissance économique russe à un niveau positif et élevé (autour de 6-7 % en moyenne annuelle sur la période 1999-2007). Sur l’approche systémique, voir Bertalanffy (1977) et Mélèse (1972). Selon Marie Mendras, la radicalisation du discours politique russe dans un sens ‘’nationaliste, xénophobe, anti-occidental’’ s’insère dans une stratégie de neutralisation des oppositions internes et de justification d’un pouvoir monolithique. Elle affirme ainsi : ‘’La diabolisation de l’Occident est utile. Il y a la volonté de montrer au russe moyen (jg : !!!) que le monde extérieur est dangereux et donc, qu’il y a besoin d’un régime de type autoritaire et revanchard.’’ www.liberation.fr, ‘’Pour Poutine, la diabolisation de l’occident est utile’’, M. Mendras, 18/07/2002. www.fr.rian.ru, ‘’ La Russie a besoin d’un système présidentiel fort’’, V. Medvedev, 3/07/2008. Cité par Fedorovski (2007, p. 193). Dans notre thèse de Doctorat (Géronimo, 1998), à propos de l’URSS, nous avons montré le rôle clé de la contrainte de supériorité (face au modèle occidental) dans le maintien de la légitimité du pouvoir communiste, et en cela, pour sa survie. Un indicateur clé de cette supériorité a été le taux de croissance économique. Cela a d’ailleurs justifié le principe même de ‘’l’économie mobilisée’’, pour reprendre le titre de J. Sapir (1990), c’est-à-dire la mobilisation du système ECP en vue de maximiser la croissance – qui devient ainsi l’objectif politique prioritaire de ce dernier. Fontanel (1998, p.6). Notion conceptuelle centrale de la réforme globale de Gorbatchev, lancée en 1985, dans l’optique de garantir la paix dans le monde. Il s’agit d’une nouvelle vision des relations internationales, visant à supprimer l’antagonisme Est/Ouest de l’époque et à écarter définitivement la virtualité d’un holocauste nucléaire. Cette inflexion de la politique extérieure soviétique exprime, selon moi, la fin véritable de la guerre froide. En fait, pour la Russie soviétique, ce rapprochement visait (aussi) à accélérer les échanges avec l’Ouest dans le but d’intensifier son développement technologique (via ‘l’importation’ du progrès technique, démontré par Sokoloff (1983)) et surtout, sauver le régime communiste, alors menacé par une crise systémique (qui l’emportera en décembre 1991). Loupan (2000, p. 212). www.voltairenet.org/article1..., ‘’La seconde phase du redressement russe a commencé’’, E. Primakov, 9/02/2007.
Sur cette question, voir l’ouvrage référence de Gorbatchev (1990). Gorbatchev a ainsi affirmé : ‘’Nous voyons une autre voie, laquelle conduit au progrès social. La nouvelle vision du socialisme a un visage humain. Cela correspond entièrement à l’idée de Marx pour qui la société de l’avenir signifiait l’humanisme réel, appliqué dans la réalité. Et dans la mesure où la perestroïka repose sur son oeuvre, nous pouvons affirmer à juste titre que nous construisons le socialisme humaniste’’ – cité par Kornaï (1996, pp. 679-680). Op.cit. En raison de cette centralité stratégique de l’atome militaire dans la ligne extérieure russe, sur la base des normes soviétiques, on peut parler du ‘’Retour de l’atome rouge’’, pour reprendre le titre de notre article paru dans ‘Regard sur l’Est’. Références de cet article : http://www.regard-est.com/home/brev... ?id=765.
www.voltairenet.org/article1..., ‘’la Russie sera l’arbitre géopolitique des conflits à venir’’ (Général Gareev), par Viktor Litovkine. ‘’Quelle influence russe dans l’espace post-soviétique ?’’, T. Gomart, Le Courrier des pays de l’Est, mai-juin 2006, n° 1055, pp. 4-13. Brzezinski (2004). www.fr.rian.ru, ‘’La politique étrangère russe, mode d’emploi’’, 22/07/2008. www.fr.rian.ru, ‘’ABM : une menace invincible ?’’, I. Kramnik, RIA Novosti, 09/07/2008. www.fr.rian.ru, ‘’ L’OTAN veut jouer un rôle global en matière de sécurité : la Russie préoccupée (MID)’’, S. Riabkov, 16/05/2008. www.fr.rian.ru, ‘’CEI : les capacités d’intégration ne sont pas épuisées’’, D. Medvedev, 15/07/2008. Concept de Sécurité 2000, op. cit. V. Loupan (2000, p. 187), grand spécialiste de la Russie, a émis un témoignage troublant : ‘’On peut entendre, dans les couloirs du MID, des réflexions selon lesquelles les américains intégreraient déjà cette possibilité (leur éviction du continent européen : jg) dans leur stratégie à moyen terme. Prévoyant à la fois leur perte d’influence et l’envol d’une Europe englobant la Russie, ils favoriseraient la progression de l’Islam en général et la création de pays islamiques tels que la Bosnie et la Grande Albanie, dont le rôle futur serait de déstabiliser le continent, afin de l’empêcher de surpasser les Etats-Unis’’ . Autrement dit, dans l’optique de la pensée stratégique américaine - axée sur la défense d’un leadership globalisant et stabilisateur - l’Europe et la Russie doivent rester des nains politiques, même si le discours officiel ne le laisse pas toujours apparaître… www.fr.rian.ru, ‘’Moscou, un troisième choix pour Kaboul’’, P. Gontcharov, RIA Novosti, 29/05/2008. www.fr.rian.ru, ‘’Kosovo : la solidarité musulmane va-t-elle fonctionner ?’’, M. Appakova, 22/02/2008. www.fr.rian.ru, 22/02/2008, op cit. www.fr.rian.ru, ‘’Lavrov juge ‘immoral’ d’encourager les séparatismes’’, 18/03/2008. Sous l’impulsion russe, le renforcement de l’alliance politico-stratégique OCS (Organisation de coopération de Shanghai) semble justifié et, selon une logique d’équilibre stratégique, adapté à l’avancée provocante de l’Otan en zone post-soviétique. L’organisation de Shanghai est une organisation régionale qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, la Kirghizie, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Elle a été crée à Shanghai les 14 et 15 juin 2001 par les présidents des six pays eurasiatiques. D’autre part, l’OTSC (Organisation du Traité de sécurité collective), regroupe actuellement sept Etats - Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizie, Tadjikistan, Russie et Ouzbékistan - qui couvrent près de 70% du territoire de l’ex-URSS. Elle est politiquement dominée par la Russie. Le traité de sécurité collective a été signé en 1992 et faisait alors figure de bras armé de la CEI, luttant notamment contre le terrorisme et la mafia ; par la suite, elle a étendu son action à la sphère politico-stratégique. Aujourd’hui, avec le déclin de la CEI, l’OTSC reste très active en Asie centrale et apparaît désormais comme le complément politico-militaire de la communauté économique eurasienne (CEEA), qui regroupe la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Cité par Brejnev (1974, p. 627).
Abréviations :
ABM : Anti Ballistic Missile BM : Banque Mondiale CEI : Communauté des Etats Indépendants CMI : Complexe militaro-industriel EAE : Etat, Atome, Energie (normes soviétiques de la puissance) ECP : Economie Centralement Planifiée FMI : Front Monétaire International GUAM : Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan, Moldavie PCUS : Parti Communiste d’Union Soviétique UE : Union européenne
‘’Les blocs de béton et les pierres du Mur de Berlin sont depuis longtemps des souvenirs. (…) Or, maintenant, on s’efforce de nous imposer de nouvelles lignes de démarcation et de nouveaux murs’’ V. Poutine, 10 février 2007, Discours à la Conférence de Munich sur la sécurité.
Depuis sa mise en œuvre en 2000, la politique de Vladimir Poutine est suspectée de ‘’retour au soviétisme’’. Dans son essence, cette affirmation politiquement orientée n’est pas neutre. Et surtout, elle masque une position idéologique radicale, ouvertement anti-russe, dans le prolongement de l’anti-soviétisme de la guerre froide. La lutte contre le communisme n’a pas disparu avec la chute du mur de Berlin. Elle n’a pas non plus disparu avec la fin de l’histoire, ardemment souhaitée - et programmée - par la vague du néo-libéralisme messianique encensée par F. Fukuyama (1992). D’autant plus que depuis la disparition de l’URSS, l’Amérique s’est autoproclamée gendarme du monde, s’autorisant par ce biais le droit arbitraire d’utiliser la force. Avec une certaine arrogance, Z. Brzezinski (2004, p. 7), ancien conseiller du président Carter, a ainsi reconnu que ‘’la puissance de l’Amérique (…) est aujourd’hui l’ultime garant de la stabilité internationale’’. Cela est ouvertement dénoncé par le discours russe : ‘’les Etats-Unis se sont arrogés le droit exclusif de déterminer quel pays menaçait la sécurité internationale, et de décider eux-mêmes s’il fallait ou non employer la force à son encontre. En même temps, ils ont proclamé leur ferme volonté d’exporter la démocratie dans des pays dont le régime ne leur convient pas.’’
Aujourd’hui, l’esprit de guerre froide tend à être consciemment réactivé par le discours provocateur de l’élite dirigeante américaine, encline à reconstituer une structure conflictuelle de nature idéologique. Dans son essence, cette conflictualité idéologique apparait comme une variable régulatrice de l’équilibre des grandes puissances à l’échelle planétaire et dans le même temps, une variable structurante des rapports de force issus du post-communisme. Cette montée des tensions est illustrée par la surprenante affirmation du chef du Pentagone, R. Gates, soulignant la menace présentée ‘’par le cheminement incertain de la Chine et de la Russie’’ . Désormais, les plus ardents défenseurs du libéralisme intégral - les néoconservateurs - voient ‘’des rouges partout’’ et, en conséquence, considèrent V. Poutine comme un héritier de la révolution bolchevique d’Octobre 1917. Un temps prisonnier des oubliettes libérales de l’histoire, ‘’l’homo-soviéticus’’ serait-il donc de retour ?
Une question sous-jacente est l’objectif réel du nouveau premier ministre de la Russie, récemment nommé par le président Medvedev. V. Poutine ne viserait t’il pas, d’une certaine manière, à restaurer l’ancien Ordre social soviétique, sous le contrôle d’une nouvelle élite auto-proclamée ‘’avant-garde’’ du grand peuple russe ? Et au-delà, l’orientation politique russe actuelle, principalement en matière de stratégie extérieure et sécuritaire - en zone post-communiste - serait-elle marquée par l’existence d’inerties soviétiques ? Brzezinski (2000) a lui-même regretté que la Russie n’ait ‘’accompli qu’une rupture partielle avec son passé (…)’’. De manière implicite, cela pose le problème du statut de la zone post-soviétique - l’actuelle CEI - dans la perception russe et, en dernière instance, du statut de l’arme nucléaire. Or depuis 2000, sous l’impulsion de V. Poutine, la ligne stratégique russe a connu un revirement spectaculaire, intégrant la politique extérieure américaine - et son bras armé otanien - comme une réelle menace. En effet, afin de conforter sa domination en Eurasie, l’Amérique tente de bloquer toute velléité de reconquête russe en zone post-communiste. Dans ce but, elle privilégie 5 leviers : l’extension de l’Otan (qui ‘’dépasse les limites de sa compétence’’ selon V. Poutine ), l’élargissement de l’UE, la fragilisation de la CEI, la formation de coalitions ouvertement anti-russes (du type GUAM ) et la neutralisation stratégique de la Russie (via le bouclier anti-missile ABM). Dans le prisme stratégique russe, cette configuration traduirait un comportement de guerre froide. Il s’agit là d’une donnée expliquant l’actuel positionnement de Moscou sur la scène internationale, sous la houlette de V. Poutine, dans la perspective de défendre ses intérêts nationaux et à cette fin, mettre en œuvre une stratégie de puissance. Cette offensive américaine a conduit V. Poutine à exiger, dés 2005, une réactualisation de la doctrine stratégique russe. En définitive, cela est confirmé - sous la houlette de D. Medvedev - par l’inflexion de la politique étrangère russe contre les velléités hostiles de l’Occident sur sa périphérie eurasienne. Il est notamment souligné que ‘’ l’Otan qui ne doit pas assurer sa sécurité aux dépens de la sécurité de la Russie (…)’’ .
Dans ce schéma, il conviendrait de s’interroger sur l’homme Vladimir Poutine lui-même, dans ses composantes politico-psychologiques, qui fondent sa stratégie politique et motivent in fine ses décisions majeures. En tant que spécialiste de l’économie soviétique et de la transition post-communiste, je voudrais présenter un point de vue purement personnel sur la ‘’ligne Poutine’’ dont je revendique, par définition, la seule responsabilité.
Le poids de la culture soviétique
L’ancien président russe (2000 – 2008) est issu de la filière du KGB soviétique, au sein de laquelle il a assumé de hautes responsabilités, en particulier comme lieutenant colonel. Son accession à la tète de l’Etat russe est étroitement liée à sa carrière au sein de l’appareil du KGB qui, en quelque sorte, lui a servi de tremplin politique. Tel un renard, Poutine a intelligemment profité des opportunités politiques offertes par sa fonction au KGB. Mais son engagement vis-à-vis de l’Etat russe est sincère et loyal. Son éducation, renforcée par une formation rigoureuse au sein des structures du KGB, l’a fortement imprégné des valeurs de l’Ordre politique soviétique, notamment dans le domaine de la rigueur morale et disciplinaire. Cela peut expliquer son double attachement d’une part, à l’ordre et à l’obéissance et d’autre part, au stricte respect des lois et directives des supérieurs. Autrement dit, V. Poutine est resté fidèle au principe de soumission hiérarchique, sacralisé sous l’ère communiste, en tant que principe régulateur de l’économie centralement planifiée (ECP) et du système politique qui assurait sa direction. Une caractéristique du modèle socialiste était, en effet, la stricte soumission de la sphère économique (via le plan) aux directives politiques du PCUS, expression supérieure de la structure monolithique du pouvoir. L’omniscience de l’Etat-parti (autrefois soviétique, aujourd’hui, fédéral) est alors justifiée par sa conscience sociale supérieure et son infaillibilité décisionnelle. Dans ce cadre, la soumission à la ligne centrale – définie par l’Etat-parti – devient une obligation politique.
Ainsi V. Poutine a forgé son caractère et ses valeurs sous le régime communiste, qui implose officiellement en décembre 1991, avec la démission présidentielle de Mikhaïl Gorbatchev, dernier premier secrétaire du PCUS. Des rumeurs - encore actuelles - l’ont fait passé pour un ‘’agent communiste’’ s’inspirant des méthodes du KGB et avide de rétablir une dictature plus ou moins éclairée sous la direction d’une élite nomenklaturiste plus ou moins mafieuse. Certains lui ont aussi reproché d’utiliser une rhétorique verbale manipulatrice dans le plus pur style brejnévien. De telles affirmations, au-delà de leur caractère mensonger, trahissent une méconnaissance totale de l’histoire du communisme de type soviétique et en définitive, de la véritable personnalité de V. Poutine qui, pour être comprise, doit dépasser une simple lecture conjoncturelle.
L’héritage structurel du communisme permet d’ailleurs d’expliquer l’orientation stratégique de la Russie moderne. Fondamentalement, à l’instar de l’Union soviétique, la Russie a gardé une pensée stratégique de grande puissance, recentrée sur la défense de ses intérêts nationaux, depuis l’arrivée au pouvoir de V. Poutine et en rupture avec le suivisme occidental de la politique de l’ancien président B. Eltsine : ‘’Les intérêts nationaux de la Fédération de Russie dans la sphère internationale consistent en la garantie de la souveraineté, dans la consolidation des positions de la Russie en tant que grande puissance et qu’un des centres influents du monde multipolaire (…)‘’. Et dés l’année 2000 est confirmée, sous l’influence décisive de Poutine, ‘’son rôle important dans les processus mondiaux, en vertu (notamment : jg) de sa position stratégique unique sur le continent eurasien.’’ Mais il s’agit surtout de souligner, à l’instar d’I. Facon, que la politique de V. Poutine reposant sur la défense de l’indépendance, de la souveraineté russe et sur la primauté de l’intérêt national apparait comme une orientation structurelle, s’inscrivant dans la durée . Cette orientation a d’ailleurs été reprise par D. Medvedev. Le nouveau Concept de politique étrangère russe, entériné par le président Medvedev, rappelle en effet que ‘’La Russie mène une politique ouverte et pragmatique qui protège ses intérêts nationaux’’ . En réalité, cette inflexion radicale de la politique extérieure russe a été initialement opérée dés 1996 par E. Primakov, alors ministre russe des affaires étrangères et qui s’inscrit dans l’héritage de la ligne soviétique. En 2007, Primakov a reconnu que V. Poutine a ‘’adopté une ligne qui conjugue la défense ferme des intérêts nationaux de la Russie avec la volonté d’éviter toute confrontation avec les autres pays’’ . Dans ce schéma, il s’agit de souligner la forte propension idéologique de V. Poutine à s’inspirer de la ligne stratégique de l’ex-URSS, qui a permis à cette dernière de se maintenir comme grande puissance et surtout, d’équilibrer la surpuissante Amérique.
Selon une lecture plus structurelle, intégrant les valeurs inertielles de l’homo-soviéticus, on peut insérer la politique de V. Poutine dans une stratégie cohérente de longue période, présentant une certaine rationalité. Celle-ci est alimentée par l’instinct de survie organique du système soviéto-russe, défini par A. Zinoviev (1991, p. 234) comme un ‘’instinct social de conservation’’. Particulièrement surdimensionné sous le communisme - en raison de la guerre latente contre le capitalisme - cet instinct de conservation a été repris, dans ses grandes lignes, par les dirigeants russes actuels, du fait des velléités agressives croissantes du néo-impérialisme américain en zone post-communiste, qui reste la ‘’chasse gardée’’ de Moscou. Cette stratégie de survie héritée du communisme vise, dans le cadre d’un rapport de force initialement défavorable, à organiser dans un premier temps le repli stratégique de l’Etat post-soviétique pour, dans un second temps, élaborer les bases permissives du ‘’retour russe’’.
Dans un remarquable ouvrage, Guy Bensimon avait, dés 1996, fait l’hypothèse d’un repli temporaire et purement tactique de l’Etat russe. Ainsi, Bensimon (1996, p. 259) a souligné, à propos de la nouvelle Russie, la faible probabilité qu’une réforme puisse jamais ‘’y défaire les relations communistes. La ligne historique du capitalisme n’a traversé ce pays que sur une période relativement brève, et elle n’y a pas été dominante. Les rapports communistes y sont bien ancrés, le pays est massif, et si sa vocation historique est d’être une puissance mondiale, c’est incontestablement grâce au système communiste qu’elle l’a réalisée. Elle a perdu la guerre froide, mais elle n’est pas détruite pour autant. Dans une perspective historique, on peut considérer la période actuelle comme celle d’une retraite stratégique de la Russie, pendant laquelle elle tente de consolider et accroître ses forces avec l’aide de son adversaire occidental’’. Cette analyse de Bensimon montre une rare lucidité intellectuelle, au sens où il anticipe une réalité géopolitique désormais dominante à l’échelle du vaste Echiquier eurasien. La Russie post-communiste, d’abord encline à se reconstruire pour retrouver des forces s’est, par la suite, efforcée de redéfinir une structure identitaire en adéquation avec sa volonté de retrouver le statut prestigieux (officiellement regretté) de l’Union soviétique, contre son ennemi historique : l’Amérique.
Tel le renard à l’affût dans son terrier, il s’agit pour Poutine d’éviter l’affrontement en situation de faiblesse, pour guetter sa proie et se jeter sur elle au moment opportun. Autrement dit, le renard russe s’est placé dans une situation d’attente afin de choisir le lieu et le moment du combat final. On peut donc comparer la stratégie de V. Poutine à celle d’un renard, harcelé par un ennemi surarmé (le chasseur américain) et contraint, dans un premier temps, à une attitude défensive. Dans ce cadre, la tendance de V. Poutine à reproduire un comportement typique du communisme justifie l’expression du ‘’renard rouge’’. Cette inertie comportementale, héritée de l’histoire soviétique, a été conceptualisée par A. Zinoviev à travers la notion de ‘’coefficient systémique’’ . Dans cet axe, G. Bensimon (1996, p. 245) a mis en évidence à propos de la Russie, en raison de son statut d’héritière historique de l’URSS, l’existence d’un effet-système. Globalement, il s’agit de la propension du modèle socialiste à peser sur la logique du nouveau modèle fédéral. Pour reprendre la terminologie de B. Chavance (1994, p. 189), cet ‘’héritage systémique’’ tend à orienter - voire à ‘’verrouiller’’ - la trajectoire historique du modèle russe. En ce sens, on peut parler d’une forme de déterminisme systémique.
Globalement, selon une approche zinovienne, on peut définir ce coefficient systémique comme la tendance du nouveau système russe (fédéral) à reproduire une partie - évaluée par un coefficient (%) compris entre 1 et 0 - du comportement de l’ancien système russe (soviétique). Ce coefficient traduit donc une inertie structurale issue de l’idéologie communiste qui a forgé, de 1917 à 1991, la rationalité des décideurs soviétiques. En ce sens, Poutine apparait comme un sous-produit partiel de l’homo-soviéticus, formaté par la culture communiste. Une hypothèse implicite est que la rationalité décisionnelle des élites russes actuelles reste, en partie, verrouillée par les anciennes normes communistes. Tendanciellement, V. Poutine s’est appuyé sur les valeurs extérieures de la politique de l’ex-URSS et de sa stratégie de puissance, élaborée en phase de guerre froide contre le bloc de l’Otan. Depuis l’ère stalinienne, les 3 variables privilégiées par la stratégie de puissance soviétique ont été l’Etat, l’Armée (surtout l’atome militaire) et l’Energie. Autrement dit, l’ancienne URSS fondait son pouvoir géopolitique sur la capacité d’un Etat fort et centralisé (E=Etat) à utiliser son potentiel nucléaire (A=Atome) et énergétique (E=Energie) comme instrument de pression – donc de pouvoir - sur la scène internationale. Sur longue période, cette instrumentalisation des variables EAE (Etat/Atome/Energie) se présente pour Moscou comme le vecteur de la puissance projetée et, surtout, perçue par son environnement géopolitique. En phase de guerre froide, la variable centrale dans la structuration du rapport de force Est-Ouest était l’image projetée – et non l’image (la puissance) réelle. Aujourd’hui, l’objectif latent de l’Etat russe est d’utiliser cette stratégie d’inspiration soviétique pour rebondir sur le Grand échiquier eurasien et se reconstruire une image de puissance majeure, redoutée et respectée.
Reconstruction identitaire de la Russie post-soviétique
Dés l’origine, Poutine a fondé sa politique sur certaines valeurs normatives de l’ère soviétique . Sous sa présidence, on peut en effet remarquer une montée en puissance des valeurs socio-politiques du soviétisme, principalement marquées par le retour de l’Etat sur la base d’un centralisme autoritaire et d’un interventionnisme économique ciblé, subordonnés à la réalisation d’un grand projet politique. Le statut de ce projet, dans le prolongement du messianisme de l’idéologie communiste, sera déterminant dans la capacité du nouveau système fédéral à se restructurer et à se rassembler sur un objectif commun, porteur de la légitimité de l’élite dirigeante.
En fait, comme ses prédécesseurs soviétiques - donc, hors B. Eltsine - Poutine a cherché à rendre à la Russie sa ‘’fierté’’ et surtout, à lui redonner son statut de ‘’Grande puissance’’. Dans l’inconscient politico-psychologique du peuple russe, cette soif de reconnaissance internationale est prégnante. Elle se présente avant tout comme une réaction spontanée à un retrait géopolitique traumatisant pour un Etat russe blessé par l’arrogance et l’unilatéralisme du bloc américain. Cette domination politico-militaire des Etats-Unis est remise en cause, officiellement, par le Concept de sécurité russe de 2000 (toujours en vigueur) sous l’influence de Poutine. Sont ainsi considérées comme ‘’menaces principales’’ contre la sécurité nationale russe : ‘’le renforcement de blocs et alliances militaro-politiques, en premier lieu l’élargissement de l’Otan à l’Est, l’apparition potentielle de bases militaires et de contingents étrangers à proximité directe des frontières de la Russie (…)’’ .
Sept ans plus tard, dans son célèbre discours de Munich de février 2007 officialisant une nouvelle ère de tension américano-russe, ce néo-impérialisme libéral sous leadership américain a été ouvertement dénoncé par V. Poutine. Celui-ci a notamment regretté que l’Etat américain cherche à imposer par la force ses règles et son idéologie à la planète entière, dans le but ultime de jeter les bases d’un monde unipolaire, rendant sa domination infaillible et surtout, totalitaire : ‘’Nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. Bien plus, certaines normes et, en fait, presque tout le système du droit d’un seul Etat, avant tout, bien entendu, des États-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines : dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres États.’’ Au-delà, l’Amérique est suspectée – via l’Otan – de structurer selon ses seuls intérêts le système de sécurité internationale, en vue d’une domination globalisante qui nie toute légitimité à l’ONU, dont le ‘’rôle central et coordinateur’’ dans l’ordre mondial a été pourtant reconnu par Moscou . Cela est attesté par l’avertissement du directeur du Département de la coopération européenne du ministère russe des Affaires étrangères (MID), Sergueï Riabkov, le 16 mai 2008 : ‘’’L’OTAN cherche à jouer un rôle global en matière de sécurité internationale’’ .
L’Occident est suspecté d’avoir contribué au chaos de la transition post-soviétique, en imposant une reforme libérale - issue du ‘’consensus de Washington’’ - fondamentalement inadaptée aux besoins de l’économie russe et surtout, déstructurante par son impact désastreux sur son tissu social. Renouant d’une certaine façon avec le mythe du ‘’complot stalinien’’, certains leaders russes pensent que cette politique a été volontairement biaisée de façon à empêcher un retour prématuré de la puissance russe et à la maintenir comme ‘’puissance pauvre’’, pour reprendre le titre de l’excellent ouvrage de G. Sokoloff (1993). Depuis la transition post-communiste, amorcée en 1992, la Russie - alors en situation de faiblesse - a subi les pires humiliations de la part d’un Occident américanisé, donneur de leçons, et avide de sanctionner sa victoire finale de la guerre froide. Le plus inquiétant pour Moscou est de voir cette politique anti-russe relayée par certaines institutions internationales politiques, économiques ou militaires (BM, FMI, G8, OTAN, OMC, OSCE). Et surtout - suprême provocation - de voir cette politique insidieuse, catalysée par la double extension de l’Otan du bouclier ABM aux ex-Etats socialistes, s’étendre à l’espace post-soviétique de la CEI, cœur historique de la domination russe. Avec l’intégration programmée de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Alliance atlantique, un point de non retour sera définitivement franchi. Le chef de l’Etat-major général des Forces Armées de Russie, Iouri Balouïevski a ainsi indiqué qu’en cas d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN, la Russie serait obligée d’adopter (notamment) des mesures militaires pour garantir sa propre sécurité . En dernière instance, la Russie a le sentiment d’avoir été trahie par une Amérique n’hésitant pas à renier ses promesses. Le 7/05/2008, M. Gorbatchev a notamment déclaré : ‘’Les Américains avaient promis que l’OTAN ne s’étendrait pas au-delà des frontières de l’Allemagne après la Guerre froide. Résultat, la moitié des Etats d’Europe centrale et orientale sont désormais membres de l’Alliance, et l’on se demande bien ce que sont devenues ces promesses issues du post-communisme. Cela prouve qu’on ne peut pas leur faire confiance’’ .
Aujourd’hui, la Russie se sent encerclée et en conséquence, menacée sur ses frontières périphériques, comme l’a rappelé V. Poutine à Munich : ‘’l’Otan rapproche ses forces avancées de nos frontières’’ . Plus récemment, le 6/06/2008, S. Lavrov a déclaré que ‘’l’elargissement de l’Otan, qui se poursuit ces derniers temps, pousse la Russie à avoir des doutes sur la véritable mission de l’Alliance (…)’’ . E. Primakov a, lui, souligné que ‘’l’extension de l’Otan s’accompagne d’une rhétorique anti-russe ainsi que d’une politique offensive des Etats-Unis dans les ex-républiques soviétiques’’ . Désormais, les risques de déstabilisation de l’Eurasie post-soviétique sont énormes, du fait de cette stratégie expansive destinée à éroder l’influence russe. Car jusqu’à présent, celle-ci a joué le rôle de verrou sécuritaire, donc stabilisateur, dans une région politiquement sensible. Or, quels qu’en soient les coûts, Washington a un intérêt objectif à maintenir la Russie en état de faiblesse, voire à la ‘’rejeter en arrière’’ pour reprendre la vieille expression de Lénine. Ainsi, dans les premières années difficiles de la Russie bolchevique, cette stratégie de compression de la puissance russe était déjà au cœur de la ligne occidentale, comme l’atteste cette observation pleine d’actualité de Lénine en 1923 : ‘’(…) la situation internationale fait que la Russie est aujourd’hui rejetée en arrière (…). Les puissances capitalistes de l’Europe occidentale, partie sciemment, partie spontanément, ont fait tout leur possible pour nous rejeter en arrière, pour profiter de la guerre civile en Russie en vue de ruiner au maximum notre pays.’’
Le retour de la Russie sur la scène internationale n’est pas réellement souhaité par Washington, car en tant que contre-pouvoir virtuel, elle menace son hégémonie. Ce retour suppose la reconstruction des bases militaro-industrielles de la puissance russe en vue de rééquilibrer son rapport de force avec les Etats-Unis qui restent, quoi qu’on en dise, une sorte d’ennemi héréditaire dont le système soviéto-russe a besoin pour se réguler et, en dernière instance, justifier le maintien d’une force nucléaire impressionnante. Cela semble d’autant plus vital que le pouvoir des élites militaires et des lobbies liés au CMI dépend étroitement de cette surcapacité nucléaire. Selon une logique de balancier stratégique structurée en phase de guerre froide, la Russie poutinienne tend donc à structurer son identité contre l’Amérique et par ce biais, à égaliser sa puissance.
Sur un plan historique, ce principe d’opposition est un élément clé du métabolisme interne du système russe, pour reprendre une approche à la fois systémique et thermodynamique . En ce sens, l’antagonisme idéologique est le régulateur d’une société russe doublement définie par sa dimension impériale et centralisée. La Russie reste un empire multinational à la dimension d’un continent. Et sa survie exige un pouvoir central fort, doté d’une légitimité quasi-messianique, comme levier de sa cohésion unitaire. Autrement dit, la nature dirigiste et autoritaire du régime politique russe répond d’abord – et avant tout – à une contrainte de survie systémique et non, comme l’ont affirmé à tort certains célèbres politologues, à une obscure volonté de dictature . Cela peut justifier l’affirmation récente du président Medvedev : ‘’Malgré tout le respect que j’ai pour la démocratie parlementaire, je crois qu’un tel système en Russie signifierait la mort de la Russie en tant que pays’’ . La renaissance des structures étatiques, détruites par le chaos post-communiste, passe par une recentralisation s’inscrivant dans la tradition soviétique. Dans ce but, Poutine a divisé le territoire russe en super régions et nommé par décrets sept ‘’super préfets’’. Lors de sa réélection en mars 2004, Poutine a justifié sa politique autoritaire en déclarant que ‘’la survie de notre nation est menacée’’ . Chercher à imposer les normes démocratiques libérales, dans le cadre d’une décentralisation politique plus poussée, est un non-sens au regard des contraintes géopolitiques pesant sur l’espace russe et davantage, conduirait à une dangereuse déstabilisation de la région. En fait, l’idée même d’une démocratisation libérale relève d’une rhétorique occidentale anti-russe, dont la réalisation permettrait de facto, d’éroder la domination russe et par ce biais, de favoriser la progression américaine. La structure de son environnement international, par nature hostile, condamne ainsi le système russe à une ‘’veille stratégique’’ permanente. Dans cette optique, l’attention du système russe est structurellement focalisée contre l’ennemi central. Et surtout, sa capacité à l’affronter et à afficher sa supériorité conditionne sa légitimité et par ce biais, sa survie politique . L’existence d’une menace latente, plus ou moins virtuelle, est donc nécessaire à la stabilité de long terme du régime russe. En cela, on peut parler ‘’d’ennemi systémique’’ faisant cohérence, depuis Lénine, avec le mode de régulation interne de la société russe.
Retour de ‘’l’esprit de puissance’’ (derjavnost)
Dans le but d’accélérer son retour international et son intégration au nouvel Ordre mondial, V. Poutine a donc admis comme priorité première la reconstruction géopolitique de la puissance russe. En cela, il est revenu à une forme de réalisme stratégique s’inspirant d’une part, du pragmatisme léniniste des années 20 composant avec la réalité socio-politique et d’autre part, de la ‘’Real Politik’’ ouest-allemande dominante dans les années 70. Cette politique fut, à l’origine, initiée par l’ancien chancelier (1969-1974) de la République fédérale d’Allemagne (RFA) W. Brandt, dans le cadre d’une ‘’coexistence pacifique’’ Est/Ouest. Celle-ci, fondée sur l’Ostpolitik, a marqué une évolution fondamentale dans le rapprochement politique des deux blocs antagonistes.
Ainsi, sur la base d’une ‘’nouvelle pensée’’ (novoe mychlenie) plus réaliste - définie par Poutine comme une forme de ‘’pragmatisme idéologique’’ - et prenant en compte les nouveaux rapports de forces dans le monde, V. Poutine s’est efforcé de redonner à la Russie sa grandeur passée. Dans ce but, il a appuyé sa politique globale d’une part, sur les valeurs ‘’capitalistes’’ sur le plan interne (économique) et d’autre part, sur les valeurs ‘’communistes’’ sur le plan externe (géopolitique). A terme, un objectif implicite est de créer une sorte d’Economie sociale de marché, fortement encadrée par l’Etat et réhabilitant le facteur humain dans une structure concurrentielle soumise aux normes libérales d’un marché désormais mondialisé. E. Primakov a utilisé l’expression ‘’d’économie à option sociale’’ . Sur le plan interne, il s’agit de préserver un Etat centralisé et volontariste, impulsant les orientations fondamentales du développement, à partir d’une action permanente sur le tissu économique (via les moyennes entreprises) et sur un ensemble de programmes prioritaires (via les grandes entreprises). L’objectif de V. Poutine est de créer une économie mixte centralement régulée au niveau des branches stratégiques (politiquement sensibles) et s’appuyant, à la périphérie, sur une structure industrielle régulée par le libre marché. Comme le dernier président soviétique, M. Gorbatchev (1985-1991) auteur d’une reforme radicale de restructuration politique et économique (Perestroïka ) en vue d’un ‘’socialisme de marché’’, V. Poutine est donc à la recherche d’une ‘’troisième voie’’, entre les modèles libéral et dirigiste. En effet, M. Gorbatchev voyait dans le ‘’Socialisme à visage humain’’ – selon l’expression de A. Dubcek en 1968 – une possible troisième voie du développement . A travers l’héritage de Gorbatchev, la culture soviétique est donc encore particulièrement présente dans certaines orientations de la politique économique russe, qui revient vers une forme de dirigisme étatique de marché. Dans sa quête d’un modèle de développement idéal, Poutine a construit une sorte de système hybride s’inspirant des pratiques capitaliste et communiste dans l’optique d’une efficacité économique optimale intégrant certaines normes sociales, spécifiques au contexte russe. Pour reprendre la terminologie zinovienne, il s’agit en quelque sorte d’une ‘’efficacité sociale’’ de l’économie.
L’enjeu sous-jacent à cette question est la définition d’un modèle alternatif de développement dont pourraient s’inspirer certains Etats marginalisés par la mondialisation libérale ou même, certaines puissances nouvellement émergentes. A terme, et dans le prolongement du soviétisme, Moscou cherche à reprendre le leadership moral et politique du Tiers monde exploité. Dans son discours de Munich de février 2007, V. Poutine a ainsi revendiqué ‘’un système plus démocratique et plus équitable de rapports économiques qui donne à tous une chance et une possibilité de développement’’ . Implicitement, il s’agit surtout de créer un contrepoids géopolitique à l’unilatéralisme hautain et à l’excès de puissance de la vertueuse Amérique. Dans l’optique de contrebalancer l’omniscience américaine en Eurasie, Poutine a essayé de se rapprocher de la Chine et de l’Inde pour former une alternative idéologique crédible. En cela, on peut parler d’un retour de l’idéologie.
Sur le plan externe, il s’agit de redonner à la Russie son aura internationale par restauration de sa puissance, triplement fondée sur les potentiels énergétique, économique et militaire. Dans un premier temps, la Russie a repris la main dans le ‘’grand jeu’’ qui l’oppose aux puissances occidentales pour le contrôle des ressources énergétiques et de leur transport, au cœur de l’Asie centrale, zone historique de domination. Le retour en force du Complexe militaro industriel - dont la moitié de la production est aujourd’hui destinée au secteur civil - s’inscrit dans ce contexte. Dans la tradition soviétique, le CMI retrouve un rôle central comme levier catalyseur (et secteur moteur) de la croissance économique. En outre, sous l’impulsion de Poutine, la Russie a durci sa doctrine militaire et redonné une certaine vigueur à son armée en déliquescence accélérée sous le régime Eltsine. Dans cet axe, on note un recentrage de la stratégie militaire russe sur la force dissuasive du nucléaire et l’utilisation préventive de l’atome militaire dans des conflits régionaux .
Cette inflexion de la ligne nucléaire est très nette à partir de 2000, comme l’atteste le Concept de sécurité 2000 de la Russie, qui reste un élément majeur de sa doctrine stratégique : ‘’L’objectif essentiel de la Fédération de Russie est la réalisation de la dissuasion en vue de prévenir une agression de n’importe quelle envergure, y compris avec l’emploi de l’arme nucléaire, contre la Russie et ses alliés’’. Le rôle de l’atome sera d’ailleurs renforcé dans la future doctrine militaire de la fédération de Russie, présentée par le général Gareev, le 20 janvier 2007 : ‘’Pour la Russie, étant donné un rapport des forces qui lui est extrêmement défavorable sur tous les axes stratégiques, l’arme nucléaire demeurera capitale, le plus sûr moyen de dissuasion stratégique d’une agression extérieure et le plus sûr moyen de garantir sa propre sécurité.’’ Mais au-delà et dans la tradition brejnévienne, l’atome tend à être instrumentalisé (avec l’énergie) comme vecteur de la politique extérieure russe. Dans le même temps, on note une influence croissante des élites militaires dans le processus de décision politique, dans la continuité des anciens lobbies soviétiques du CMI. En dernière instance, Poutine a mis en œuvre une reforme visant à moderniser et rationaliser la technologie militaire russe pour faire face aux nouvelles menaces et aux nouveaux défis imposés par l’expansionnisme américain sur sa proche périphérie. Dans le prolongement de la ligne extérieure soviétique, cette orientation stratégique privilégie donc la projection de force comme levier de la puissance russe. Ainsi, selon T. Gomart, la Russie serait en train de vivre ‘’un moment néo-impérial que sous-tend une classique volonté de puissance’’ .
La zone post-soviétique comme priorité
Depuis la chute du régime communiste en 1991, la Russie post-soviétique a essuyé de profonds revers politiques, économiques et stratégiques. Désormais, la Russie ne veut plus reculer au cœur même de son espace historique ouvertement menacé par l’impérialisme américain. Encouragé par le chaos russe du post-communisme, cette progression du néo-impérialisme américain est aujourd’hui relayée par ses doubles bras otanien et européen. A terme, l’objectif latent de Washington est d’intégrer certains ex-Etats socialistes à l’UE et à l’Otan en vue de comprimer la zone d’influence russe et surtout, renforcer l’orbite euro-atlantique. Ceci est explicite dans le discours stratégique américain : ‘’L’Union européenne et l’Otan doivent travailler à leur élargissement ou perdre le bénéfice de la victoire de la guerre froide (...). L’extension de l’orbite euro-atlantique rend impérative l’inclusion de nouveaux Etats indépendants ex-soviétiques et en particulier l’Ukraine’’ . Or Moscou considère l’avancée de l’Amérique, de l’Otan et de l’Europe sur sa périphérie eurasienne comme une véritable menace pour ses intérêts nationaux et en définitive, pour sa sécurité. Cela est clairement affirmé dans sa doctrine stratégique (en cours de réactualisation) et à l’origine, mentionnée dans son Concept de sécurité. Dans la vision russe, cette ingérence est issue d’une pratique de guerre froide et vise à réduire sa zone-tampon sécuritaire assurant une ‘’profondeur stratégique’’ (Romer, 1999) dans l’optique de la fragiliser. Cette avancée occidentale en zone post-soviétique est d’autant plus provocante que Moscou n’a pas renoncé à ‘’l’idée d’une intégration dans cet espace’’, selon la nouvelle conception de la politique étrangère russe . Moscou redoute une tentative occidentale de compression de sa puissance sur ses zones périphériques, en particulier dans son ‘’étranger proche’’. A cet égard, on peut suspecter l’extension est-européenne du bouclier anti-missiles américain de chercher à neutraliser la puissance nucléaire russe : ‘’les zones de positionnement de l’ABM américain sont déployées à des endroits qui sont loin d’être optimaux pour intercepter des missiles en provenance d’Iran ou de Corée du Nord, mais, en revanche, étonnamment propices à l’interception de missiles tirés depuis le territoire russe en direction des Etats-Unis’’ . Mais le plus inquiétant pour Moscou est la capacité de l’Otan à violer les règles internationales - dont onusiennes - pour imposer ses choix unilatéraux, laissant par ce biais planer une menace constante sur d’éventuelles incursions en zone post-communiste. La direction des affaires étrangère russe (MID), à travers la position de S. Riabkov, a récemment réitéré cette crainte : ‘’L’alliance déclare de plus en plus fort qu’elle peut effectuer ses opérations sans mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU, en manifestant sa foi dans le droit international sans aucun soutien des autres Etats. Ce n’est rien d’autre que la volonté de l’OTAN de s’arroger le droit de prendre des décisions unilatérales dans la sécurité international’’.
Dans son essence, cette offensive américaine – instrumentalisant les institutions internationales - s’inscrit dans la ligne anti-russe de Z. K. Brzezinski (2000), le ‘’faucon yankee’’, qui cherche à renforcer la domination de Washington sur le continent eurasien, via la déstabilisation, l’encerclement et l’érosion de la puissance russe. Le maintien de la suprématie mondiale de l’Amérique se joue désormais en Eurasie et, en ce sens, elle fait de ce continent ‘’l’enjeu géopolitique principal’’, selon l’expression de Brzezinski (2004). Ce dernier souligne qu’une préoccupation majeure de l’Amérique sera donc de contrôler les principaux acteurs de l’Echiquier eurasien : ‘’La longévité et la stabilité de la suprématie américaine sur le monde dépendront entièrement de la façon dont ils manipuleront ou sauront satisfaire les principaux acteurs géostratégiques présents sur l’échiquier eurasien (...)’’. Sous la bienveillance américaine, la création du GUAM, alliance ouvertement antirusse, s’inscrit dans cette stratégie. A terme, l’objectif sous-jacent est de lézarder la cohésion de la CEI pour accélérer le déclin russe dans son ‘’étranger proche’’ et surtout, saper les fondements de son espace politique – qui, en définitive, définit sa zone potentielle d’intervention. Or la CEI reste un espace stratégique pour la Russie et surtout, fait partie de sa sphère d’intérêts vitaux. Cela explique qu’elle soit devenue la priorité de la politique extérieure russe. En effet, Moscou utilise la CEI comme un levier d’influence sur ses anciennes républiques et, pour cette raison, prône une intégration maximale : ‘’Le potentiel d’intégration (de la CEI : jg) n’est pas épuisé’’, a réaffirmé D. Medvedev, le 15/07/2008 . En outre, dans la perception historique russe, la CEI exprime un lien symbolique fort avec son ancien statut (soviétique) de superpuissance et en ce sens, elle est partie intégrante de ses fondements identitaires – d’autant plus qu’elle a permis de préserver une certaine unité politique avec ses ex-républiques, principalement en Asie centrale. Enfin, de manière tendancielle, l’influence russe en CEI joue un rôle de stabilisateur géopolitique. Autrement dit, la CEI est perçue par Moscou comme une zone sécuritaire intégrée à sa stratégie globale de défense. Dans ce contexte, toute érosion de l’influence russe en CEI - et a fortiori, toute déstabilisation éventuelle de cette zone - est considérée comme une menace pour la structure sécuritaire de l’Etat russe. Sont ainsi mentionnées comme menaces majeures ‘’l’affaiblissement des processus d’intégration dans la CEI ; l’apparition et l’escalade de conflits prés des frontières d’Etat de la Fédération de Russie et des frontières extérieures des Etats membres de la CEI ; les prétentions à l’encontre du territoire de la Russie’’ .
L’objectif central de la ligne Brzezinski est de stabiliser le leadership américain sur l’espace eurasien et à cette fin, empêcher l’émergence de puissances potentiellement hostiles ou concurrentes. Zbigniew Brzezinski (2000, pp. 253-254) précise notamment que ‘’Par le biais de manœuvres politiques et de manipulations, on pourra ainsi prévenir l’émergence d’une coalition hostile qui pourrait chercher à contester la suprématie des Etats-Unis (...)’’. Cela explique l’hostilité américaine à tout rapprochement radical entre l’Europe et la Russie et à fortiori, à toute reconstitution de la structure impériale russe, qui remettrait en cause la légitimité de son leadership. Dans ce but, Washington tend à instrumentaliser l’effervescence nationaliste et indépendantiste, sous-tendue par des mouvements religieux radicaux . Dans le passé, cette politique a été parfaitement appliquée dés 1979 en Afghanistan (avec l’aide des talibans, pour renverser le pouvoir pro-soviétique de l’époque) et récemment, dans les Balkans eurasiens, au Kosovo (avec le soutien de la résistance de l’UCK pro-albanaise, pour renverser le régime pro-russe de Milosevic). De manière implicite, la stratégie de Brzezinski considère le contrôle la zone post-soviétique comme la pierre angulaire du contrôle de l’Eurasie. A terme, il s’agit notamment de créer une Grande Asie centrale (GAC) inféodée aux intérêts nationaux américains . Dans cette optique, le facteur religieux (surtout islamique) est utilisé par Washington comme un vecteur de délégitimation de l’autorité russe dans sa zone de domination traditionnelle, autrefois impériale.
Dans une large mesure, cette instrumentalisation politique des crises ethno-religieuses a pris une tournure dangereuse en zone post-soviétique, notamment dans les espaces caucasien et centre-asiatique et in fine, dans le grand Sud musulman de la Russie. Le soutien américain des extrémismes religieux, comme levier d’une ligne anti-russe, a été une pratique structurelle de l’ère post-communiste comme l’a montré, avec pertinence, Victor Loupan (2000). Cela a été illustré, de manière spectaculaire, par la radicalisation de la crise tchétchène, où l’ingérence insidieuse de Washington a été déterminante. Dans cet axe, l’influence de Washington (via Brzezinski ou de douteuses ONG) a été également décisive dans les révolutions libérales et ‘’colorées’’ en Géorgie (1983) et en Ukraine (1984), permettant à ces républiques de l’ex-URSS de s’émanciper de la domination russe au profit de la tutelle (politique) américaine et bientôt, de la tutelle (militaire) de l’Otan. Dans l’ex-Yougoslavie, la manipulation américaine des nationalismes religieux a fait le nid de l’indépendance programmée et illégale du Kosovo, autorisant désormais le rêve d’une ‘’grande Albanie’’.
Ainsi, dans le prolongement de la stratégie anti-soviétique de guerre froide, Washington joue de nouveau sur le ‘’facteur islamique’’ - selon le terme de M. Appakova - en vue de comprimer la puissance russe . De manière troublante, N. Burns, sous-secrétaire d’Etat américain pour les affaires politiques, a déclaré au lendemain de l’indépendance auto-proclamée du Kosovo, que les Etats-Unis considéraient ‘’comme très positif le fait qu’un Etat musulman, un Etat à majorité musulmane, ait été crée aujourd’hui’’ . En réponse, le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov a dénoncé dans le quotidien Rossiiskaïa Gazeta l’immoralité de la ligne américaine : ’’Encourager les tendances séparatistes est à mon avis immoral’’ . En définitive, la parcellisation de l’ex-Yougoslavie a jeté les bases finales du recul russe dans l’Est-européen au profit de l’avancée américaine, sanctionnée par la construction de nouvelles bases militaires et la future implantation du bouclier anti-missiles (en Pologne et en République tchèque). En déstabilisant les régimes en place, ce détournement politique de la question nationale (donc religieuse) a transformé l’espace multi-ethnique post-soviétique en une véritable bombe à retardement. Les leçons de l’histoire n’ont servi à rien.
L’avertissement posthume de Lénine
De manière prophétique, sur son lit de mort, Lénine avait pourtant averti du danger de ne pas distinguer le nationalisme d’une petite nation opprimée de celui d’une grande nation opprimante. La question nationale, avait-il alors solennellement lancé à l’adresse de Joseph Staline, ne doit pas être instrumentalisée à des fins politiques. Or, plus de huit décennies plus tard, la question nationale a été sacrifiée par la politique de G.W. Bush sur l’autel du libéralisme messianique et au nom d’une guerre idéologique entre le ‘’bien’ et le ‘’mal’’. Mais au-delà, l’enjeu politique du contrôle de l’Eurasie - cœur stratégique du monde selon Brzezinski - est renforcé par la triple dimension énergétique (contrôle du pétrole et du gaz), stratégique (extension du bouclier nucléaire américain) et nationaliste (surfant sur les revendications religieuses) de cette lutte d’influence implacable entre les deux anciens ennemis de la guerre froide.
Aujourd’hui, la Russie de Poutine se retrouve à la croisée des chemins (perekrestock). En effet, elle doit faire des choix politico-stratégiques cruciaux, qui détermineront son avenir et sa position sur la scène internationale et par ce biais, son statut géopolitique. Dans le but de contrebalancer le surpuissant axe Otan/Etats-Unis, Moscou est tentée de reconstruire un axe eurasien par le biais de diverses structures politico-militaires , sans pour autant renoncé à ses valeurs européennes et à son ouverture vers l’Occident. Mais à terme, face à la progression inquiétante d’un leadership américain tentaculaire, Moscou serait encline à tourner le dos à un Occident excessivement inféodé à Washington. Ainsi, comme Lénine il y très longtemps, dans une Russie communiste en reconstruction et face à la menace insidieuse de l’Occident profitant de sa faiblesse temporaire, V. Poutine - et à sa suite, D. Medvedev - se retrouve au cœur d’un redoutable dilemme.
En effet, il y a 84 ans, face à l’offensive agressive de l’impérialisme occidental, Lénine aspirait déjà à établir une coalition Chine/Inde/Russie comme barrage à une nouvelle forme de totalitarisme idéologique. En 1923, dans son article posthume, Lénine a ainsi écrit : ‘’(…) le capitalisme lui-même instruit et éduque pour la lutte, l’immense majorité de la population du globe. L’issue de la lutte dépend finalement de ce fait que la Russie, l’Inde, la Chine… forment l’immense majorité de la population du globe. Et c’est justement cette majorité de la population qui, depuis quelques années, est entrainée avec une rapidité incroyable dans la lutte pour son affranchissement ; à cet égard, il ne saurait y avoir une ombre de doute quant à l’issue finale de la lutte à l’échelle mondiale.’’ .
Ainsi, l’espace d’une révolution, l’histoire semble se répéter avec, pour enjeu final, le leadership mondial. Sur le grand Echiquier eurasien, une nouvelle forme de guerre tiède ressurgie des abimes libéraux de l’histoire, tend désormais à s’imposer. Bien que sur le point de réussir son retour et d’achever sa reconstruction identitaire, la Russie poutinienne redoute dans le même temps la montée de l’instabilité politique au cœur de son ancien empire. Alors pour reprendre l’expression historique de Lénine, ‘’que faire’’ ?
Jean Géronimo, docteur en Sciences économiques, spécialiste de l’URSS et des questions russes, Université Pierre Mendès France, Grenoble, CREPPEM (Centre des Recherches Economiques sur la Politique Publique en Economie de Marché). Mail : Jean.Geronimo@upmf-grenoble.fr
Source : http://www.comite-valmy.org
Bibliographie
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V.I. Lénine : ‘’Mieux vaut moins, mais mieux’’, 1923 - cité par Brejnev (1974, p. 624). Un indicateur clé de cette reconstruction est le retour, depuis 1999, de la croissance économique russe à un niveau positif et élevé (autour de 6-7 % en moyenne annuelle sur la période 1999-2007). Sur l’approche systémique, voir Bertalanffy (1977) et Mélèse (1972). Selon Marie Mendras, la radicalisation du discours politique russe dans un sens ‘’nationaliste, xénophobe, anti-occidental’’ s’insère dans une stratégie de neutralisation des oppositions internes et de justification d’un pouvoir monolithique. Elle affirme ainsi : ‘’La diabolisation de l’Occident est utile. Il y a la volonté de montrer au russe moyen (jg : !!!) que le monde extérieur est dangereux et donc, qu’il y a besoin d’un régime de type autoritaire et revanchard.’’ www.liberation.fr, ‘’Pour Poutine, la diabolisation de l’occident est utile’’, M. Mendras, 18/07/2002. www.fr.rian.ru, ‘’ La Russie a besoin d’un système présidentiel fort’’, V. Medvedev, 3/07/2008. Cité par Fedorovski (2007, p. 193). Dans notre thèse de Doctorat (Géronimo, 1998), à propos de l’URSS, nous avons montré le rôle clé de la contrainte de supériorité (face au modèle occidental) dans le maintien de la légitimité du pouvoir communiste, et en cela, pour sa survie. Un indicateur clé de cette supériorité a été le taux de croissance économique. Cela a d’ailleurs justifié le principe même de ‘’l’économie mobilisée’’, pour reprendre le titre de J. Sapir (1990), c’est-à-dire la mobilisation du système ECP en vue de maximiser la croissance – qui devient ainsi l’objectif politique prioritaire de ce dernier. Fontanel (1998, p.6). Notion conceptuelle centrale de la réforme globale de Gorbatchev, lancée en 1985, dans l’optique de garantir la paix dans le monde. Il s’agit d’une nouvelle vision des relations internationales, visant à supprimer l’antagonisme Est/Ouest de l’époque et à écarter définitivement la virtualité d’un holocauste nucléaire. Cette inflexion de la politique extérieure soviétique exprime, selon moi, la fin véritable de la guerre froide. En fait, pour la Russie soviétique, ce rapprochement visait (aussi) à accélérer les échanges avec l’Ouest dans le but d’intensifier son développement technologique (via ‘l’importation’ du progrès technique, démontré par Sokoloff (1983)) et surtout, sauver le régime communiste, alors menacé par une crise systémique (qui l’emportera en décembre 1991). Loupan (2000, p. 212). www.voltairenet.org/article1..., ‘’La seconde phase du redressement russe a commencé’’, E. Primakov, 9/02/2007.
Sur cette question, voir l’ouvrage référence de Gorbatchev (1990). Gorbatchev a ainsi affirmé : ‘’Nous voyons une autre voie, laquelle conduit au progrès social. La nouvelle vision du socialisme a un visage humain. Cela correspond entièrement à l’idée de Marx pour qui la société de l’avenir signifiait l’humanisme réel, appliqué dans la réalité. Et dans la mesure où la perestroïka repose sur son oeuvre, nous pouvons affirmer à juste titre que nous construisons le socialisme humaniste’’ – cité par Kornaï (1996, pp. 679-680). Op.cit. En raison de cette centralité stratégique de l’atome militaire dans la ligne extérieure russe, sur la base des normes soviétiques, on peut parler du ‘’Retour de l’atome rouge’’, pour reprendre le titre de notre article paru dans ‘Regard sur l’Est’. Références de cet article : http://www.regard-est.com/home/brev... ?id=765.
www.voltairenet.org/article1..., ‘’la Russie sera l’arbitre géopolitique des conflits à venir’’ (Général Gareev), par Viktor Litovkine. ‘’Quelle influence russe dans l’espace post-soviétique ?’’, T. Gomart, Le Courrier des pays de l’Est, mai-juin 2006, n° 1055, pp. 4-13. Brzezinski (2004). www.fr.rian.ru, ‘’La politique étrangère russe, mode d’emploi’’, 22/07/2008. www.fr.rian.ru, ‘’ABM : une menace invincible ?’’, I. Kramnik, RIA Novosti, 09/07/2008. www.fr.rian.ru, ‘’ L’OTAN veut jouer un rôle global en matière de sécurité : la Russie préoccupée (MID)’’, S. Riabkov, 16/05/2008. www.fr.rian.ru, ‘’CEI : les capacités d’intégration ne sont pas épuisées’’, D. Medvedev, 15/07/2008. Concept de Sécurité 2000, op. cit. V. Loupan (2000, p. 187), grand spécialiste de la Russie, a émis un témoignage troublant : ‘’On peut entendre, dans les couloirs du MID, des réflexions selon lesquelles les américains intégreraient déjà cette possibilité (leur éviction du continent européen : jg) dans leur stratégie à moyen terme. Prévoyant à la fois leur perte d’influence et l’envol d’une Europe englobant la Russie, ils favoriseraient la progression de l’Islam en général et la création de pays islamiques tels que la Bosnie et la Grande Albanie, dont le rôle futur serait de déstabiliser le continent, afin de l’empêcher de surpasser les Etats-Unis’’ . Autrement dit, dans l’optique de la pensée stratégique américaine - axée sur la défense d’un leadership globalisant et stabilisateur - l’Europe et la Russie doivent rester des nains politiques, même si le discours officiel ne le laisse pas toujours apparaître… www.fr.rian.ru, ‘’Moscou, un troisième choix pour Kaboul’’, P. Gontcharov, RIA Novosti, 29/05/2008. www.fr.rian.ru, ‘’Kosovo : la solidarité musulmane va-t-elle fonctionner ?’’, M. Appakova, 22/02/2008. www.fr.rian.ru, 22/02/2008, op cit. www.fr.rian.ru, ‘’Lavrov juge ‘immoral’ d’encourager les séparatismes’’, 18/03/2008. Sous l’impulsion russe, le renforcement de l’alliance politico-stratégique OCS (Organisation de coopération de Shanghai) semble justifié et, selon une logique d’équilibre stratégique, adapté à l’avancée provocante de l’Otan en zone post-soviétique. L’organisation de Shanghai est une organisation régionale qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, la Kirghizie, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Elle a été crée à Shanghai les 14 et 15 juin 2001 par les présidents des six pays eurasiatiques. D’autre part, l’OTSC (Organisation du Traité de sécurité collective), regroupe actuellement sept Etats - Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizie, Tadjikistan, Russie et Ouzbékistan - qui couvrent près de 70% du territoire de l’ex-URSS. Elle est politiquement dominée par la Russie. Le traité de sécurité collective a été signé en 1992 et faisait alors figure de bras armé de la CEI, luttant notamment contre le terrorisme et la mafia ; par la suite, elle a étendu son action à la sphère politico-stratégique. Aujourd’hui, avec le déclin de la CEI, l’OTSC reste très active en Asie centrale et apparaît désormais comme le complément politico-militaire de la communauté économique eurasienne (CEEA), qui regroupe la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Cité par Brejnev (1974, p. 627).