Des opposants à la loi Taubira sur le « mariage pour tous » reprennent en boucle l’argument de l’illégalité, selon lequel des ordonnances de mise en conformité du texte aux différents textes législatifs n’auraient pas été rendues par le gouvernement dans les délais prévus par la décision du Conseil constitutionnel. De ce fait, cette loi serait illégale et inapplicable. D’autre part, le vote du texte aurait comporté plusieurs irrégularités. Cependant, la situation est plus complexe.
Tout d’abord il convient d’expliquer ce qui est reproché au gouvernement et de préciser la portée de la décision du Conseil constitutionnel (I). Puis nous expliquerons les conséquences du non-respect par le gouvernement des délais de prise des ordonnances (II). En dernier lieu nous préciserons les recours possible à l’encontre du texte (III).
I. Reproches faits au gouvernement concernant l’application de la Décision du Conseil constitutionnel du 17 mai 2013 n° 2013-669 DC sur la Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe [1] et portée de cette décision
A. Les reproches
L’article 14 de la loi du 17 mai 2013 donnait six mois au gouvernement à compter de la promulgation pour prendre des ordonnances concernant l’adaptation de certaines dispositions législatives, comme le remplacement des termes « mari et femme » et « père et mère » par « époux » et « parents » dans différents codes, ainsi que les adaptations nécessaires à l’application de la loi dans les DOM-TOM.
Le 18 novembre 2013, aucune de ces ordonnances n’a encore été prise par le gouvernement. Les parlementaires opposés à l’adoption de la loi Taubira sur le mariage et l’adoption pour tous, mais aussi la « Manif pour tous », ont signalé ce manquement du gouvernement et exigent un nouveau débat parlementaire.
Une ordonnance est une mesure prise par le gouvernement dans des matières relevant normalement du domaine de la loi, c’est-à-dire du Parlement. Ce dernier donne l’autorisation au gouvernement de légiférer. Elle permet de mettre en œuvre des décisions du ressort du législatif, soit temporairement, soit en les transformant en mesures réglementaires. Une ordonnance est dans certains cas temporaire, ce qui est le cas ici, où la loi a donné six mois au gouvernement pour préciser par ordonnance des points que le texte de loi voté ne détaillait pas.
Ce que les ordonnances en question doivent préciser, c’est l’harmonisation des autres lois et textes, et le remplacement des termes « mari et femme » ou « père ou mère » par « parents » ou « époux » qu’ils pourraient contenir, pas dans le code civil, où la loi a déjà prévu les cas, mais dans d’autres textes.
Passé le délai des six mois, « l’habilitation donnée par le législateur au gouvernement ne vaut plus », confirme Dominique Rousseau, professeur de droit à l’université de Paris Panthéon-Sorbonne.
« La loi relative au mariage pour tous reste valide évidemment et n’a pas à repasser devant le Parlement. Il faut seulement que le gouvernement redemande au législateur l’autorisation de prendre les ordonnances. »
Dans la loi du 17 mai 2013, ces ordonnances sont détaillées [2] :
« Dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution, le Gouvernement est autorisé à prendre par voie d’ordonnance les mesures nécessaires pour adapter l’ensemble des dispositions législatives en vigueur, à l’exception de celles du code civil, afin de tirer les conséquences de l’application aux conjoints et parents de même sexe des dispositions applicables aux conjoints et parents de sexe différent. »
Le code civil a en effet déjà été modifié par l’article 13 de la loi. Ce sont donc les autres codes qui restent à être adaptés, une quinzaine en tout dont celui de la famille et de l’aide sociale.
« À défaut d’une nouvelle loi, le gouvernement semble compter sur le bon sens des fonctionnaires et des juges confrontés à un cas où les termes "père et mère" ou "mari et femme" sont appliqués à un couple homosexuel marié », analyse Samuel Laurent, journaliste au Monde, sur le blog Les Décodeurs. Selon le même blog, le ministère de la Justice aurait fait le choix de laisser à chacun des autres ministères « le soin de procéder à son propre toilettage [3] ».
Dans une décision rendue le vendredi 17 mai 2013, lors de la Journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie, le Conseil constitutionnel a approuvé le texte de loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe. Il a validé les dispositions de la loi en émettant une seule réserve, plus de forme que de fond, puisqu’il exige que « l’intérêt de l’enfant » soit respecté lors de la procédure d’adoption. Rien dans le texte de loi ne va à l’encontre de ce principe.
Les Sages de la rue Montpensier ont écarté un à un tous les griefs avancés par l’opposition pour faire invalider la loi. Le Conseil a notamment considéré que l’argument selon lequel un mariage « serait “naturellement” l’union d’un homme et d’une femme doit en tout état de cause être écarté ». Quant aux parlementaires qui jugeaient inconstitutionnelle l’ouverture de l’adoption car elle ne correspondrait plus à la filiation « naturelle », le Conseil rétorque « qu’aucune exigence constitutionnelle n’impose (…) que les liens de parenté établis par la filiation adoptive imitent ceux de la filiation biologique ».
Contrairement à ce qu’ont pu prétendre les opposants à cette loi, celle-ci n’a « ni pour objet ni pour effet de reconnaître aux couples de personnes de même sexe un “droit à l’enfant” », souligne le Conseil. Les élus à l’origine de la saisine ont par ailleurs déploré que la loi puisse porter atteinte à « l’intérêt supérieur de l’enfant ». Si ce principe n’est pas explicitement mentionné par la loi, d’où la réserve du Conseil, celui-ci souligne que l’autorité administrative ainsi que le pouvoir judiciaire veilleront à faire respecter cette exigence [4].
Les députés estiment que « l’adoption du texte est entachée d’illégitimité » parce qu’aucun « organisme ayant une compétence réelle en matière familiale » n’a rendu d’avis favorable, que le Président de la République a fait preuve d’hésitation, allant jusqu’à parle de « liberté de conscience », que le gouvernement a refusé de recourir au référendum…
« Ce défaut de légitimité, dans la forme, s’accompagne, pour les requérants d’une illégitimité de fond, en ce que la législation actuelle, qui ne permet pas aux couples de personnes de même sexe de se marier, ne méconnaît en rien le principe d’égalité. »
Pour les signataires, « il est évident que les couples homosexuels ne sont pas dans la même situation que les couples hétérosexuels puisque leurs relations ne peuvent être ordonnées en vue de la procréation ».
Les députés considèrent également que l’accélération du calendrier après le vote au Sénat n’était pas justifiée. Ils invoquent aussi le « non-respect du droit d’exercice du temps exceptionnel par un président de groupe », en l’occurrence Christian Jacob, qui a fortement insisté sur ce point lors des dernières heures des débats en fin de semaine dernière. Le texte critique aussi l’étude d’impact, jugée « indigente » et s’inquiète de la « question de la différenciation sexuelle ».
« Le mariage civil républicain est l’union d’un homme et d’une femme », martèlent les députés, estimant qu’il s’agit là d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. De même pour « l’origine sexuée de la filiation ». Ce passage est l’occasion de s’inquiéter une nouvelle fois de la « disparition » supposée des termes « père » et « mère » :
« En interdisant à l’enfant de se voir reconnaître, même dans le temps, une filiation comportant une branche paternelle et une branche maternelle, la loi déférée porte gravement atteinte au principe à valeur constitutionnelle de la filiation bilinéaire fondée sur l’altérité sexuelle. En particulier, la loi déférée a cet effet direct, en ouvrant l’adoption plénière à des couples de personnes de même sexe, de priver l’enfant adopté, tantôt du droit à une filiation maternelle, tantôt du droit à une filiation paternelle. »
Parmi les autres griefs, on retrouve le principe d’intelligibilité et de clarté de la loi, en particulier en raison du « découpage du sujet du mariage entre plusieurs textes de loi, l’un sur le mariage, l’autre sur la famille, tel que le Gouvernement l’a annoncé ».
La saisine égrène tous les arguments, ou presque, que l’on a pu entendre dans les hémicycles de l’Assemblée nationale et du Sénat depuis le 29 janvier. L’article 16bis du projet de loi est ainsi visé :
« Pour bénéficier en pratique de cette disposition, il obligera en premier lieu le salarié à dévoiler à son employeur son orientation sexuelle, en méconnaissance de son droit au respect de la vie privée qu’implique l’article 2 de la Déclaration de 1789, sauf à mettre l’employeur en situation de méconnaitre la nouvelle règle du code du travail par ignorance, alors que la liberté d’entreprise lui reconnaît un pouvoir de direction pour muter tout salarié, dans l’intérêt de l’entreprise. »
Le Conseil constitutionnel a rendu sa décision [5]. La loi a été promulguée le 18 mai 2013, l’échéance était donc au 18 novembre. Et les ordonnances n’ont, effectivement, pas été publiées à temps.
B. Portée de la décision du Conseil constitutionnel
En application de l’article 62 de la Constitution, la décision du Conseil constitutionnel du 17 mai 2013 sur la loi « Taubira » « s’impose aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles [6] ».
La décision, chargée de formules juridictionnelles, n’offre « ni transparence dans la procédure, ni publicité des débats, ni communication de toutes les pièces, ni contradictoire loyal et égal, ni faculté d’obliger un juge à se déporter, ni recensement des votes ». Les députés et sénateurs « requérants » n’ont pas eu le droit, en désignant les mandataires, de participer aux réunions d’instruction entre le rapporteur du Conseil et les juristes de Matignon. Ce déséquilibre du principe de l’égalité des armes « expose la France à une condamnation de la Cour européenne des droits de l’Homme [7] ».
De plus, la décision a eu lieu le 17 mai 2013, le même jour que la « journée de lutte contre l’homophobie », ce qui ne permet pas au juge de se détacher de l’actualité médiatique. Le Conseil constitutionnel indique dans son commentaire que « le mariage homosexuel est l’archétype de la question de société dont la réponse appartient au législateur » et qui oblige la jurisprudence à respecter le Parlement pour imposer le « droit de l’état de la société à un moment donné ». Les députés saisissants le Conseil constitutionnel ont répondu : « Il faut être éminemment conscient qu’on ne voit pas quelle norme pourrait être opposée à l’avenir à l’abrogation ou à la libéralisation par un législateur des articles 143 nouveau, 147, 161 ou 162 du Code civil, puisqu’ils seraient entièrement du domaine législatif », concernant les articles relatifs à l’interdiction du mariage à plusieurs, de l’inceste ou de la polygamie. Le Conseil constitutionnel a répondu qu’effectivement il n’avait pas à se substituer au législateur. Cependant, si le Conseil constitutionnel avait appliqué l’article 89 de la Constitution, il aurait évité l’imposition d’une loi ordinaire en renvoyant au pouvoir constituant.
II. Conséquences
Ces ordonnances ne concernent pas le Code civil. La loi sur le mariage homosexuel prévoit un article général, qui précise que « le mariage et la filiation adoptive emportent les mêmes effets, droits et obligations reconnus par les lois, que les époux ou les parents soient de sexe différent ou de même sexe ». Le mariage et les avantages afférents sont permis entre couples de même sexe ou de sexe différent, même si un texte évoque encore « mari et femme » ou « père et mère ».
Mais pour les autres codes, une telle disposition n’est pas prévue. Des couples de même sexe mariés pourraient donc se retrouver dans des situations complexes, où le fait qu’un texte n’ait pas été adapté serait utilisé contre eux en justice, selon le député UMP de la Drôme Hervé Mariton.
Selon le ministère de la Justice, la non-publication des ordonnances s’explique par le fait que le secrétariat général du gouvernement (SGG), qui était chargé de coordonner le travail de plusieurs ministères sur les modifications à apporter aux textes, « après avoir mesuré l’ampleur de cette opération de coordination textuelle très technique », a préféré « laisser à chaque ministère le soin de procéder à son propre toilettage ».
De fait, il est probable que le gouvernement doive résoudre le problème par une loi reprenant ce que disent les ordonnances. En réalité, il arrive que des ordonnances prévues par une loi ne soient pas prises à temps, comme le pointe une étude du Sénat [8]. Sans qu’il y ait des conséquences majeures.
À défaut d’une nouvelle loi, le gouvernement semble compter sur le bon sens des fonctionnaires et des juges confrontés à un cas où les termes « père et mère » ou « mari et femme » sont appliqués à un couple homosexuel marié.
Concrètement, le fait que le code général des impôts ou celui de l’action sociale et des familles ne soient pas encore mis en conformité avec la nouvelle loi n’empêche pas les couples homosexuels de se marier, mais crée pour eux une insécurité juridique. « On a un droit qui n’est plus intelligible, précise Cédric du Rieu. C’est une source de rupture d’égalité du justiciable devant la Loi, puisque cela va laisser aux juges un pouvoir d’appréciation considérable [9]… »
III. Les recours possibles
La Manif pour tous avance un argument hasardeux sur le fait que le Conseil constitutionnel ait rejeté un grief soulevé par les députés opposés à la loi, qui évoquait cette question du remplacement des termes dans la loi, en se fondant sur le fait que des ordonnances étaient prévues. Mais ce considérant ne dit pas en soi qu’à défaut d’ordonnance le grief serait validé.
Si aucune conséquence majeure n’est à prévoir, il n’en reste pas moins que ce retard offre une prise aux opposants à la loi, qui viennent de saisir Jean-Marc Ayrault de la question. Il serait possible aux juristes de la Manif pour tous de tenter de saisir le Conseil d’État [10].
Mais les délais de procédure laissent amplement le temps au gouvernement de rectifier le tir par une nouvelle loi intégrant les modifications que devaient proposer les ordonnances.
Voir aussi, sur E&R : « Le "mariage homo" toujours illégal en France : le vote truqué à l’Assemblée nationale »