Le général de corps d’armée (4 étoiles) Marcel Bigeard est mort ce matin à son domicile de Toul (Meurthe-et-Moselle), à l’âge de 94 ans. Affaibli depuis plusieurs mois, il laisse derrière lui sa veuve, Gaby, qu’il avait épousé en 1942, sa fille Marie-France, pharmacienne à Toul, et des milliers de "petits gars" qui vont ressentir durement la disparition de "Bruno", le surnom qu’il avait tiré de son indicatif radio. La famille des parachutistes, dont il était devenu une sorte d’icone vivante, est particulièrement touchée, mais au delà c’est une certaine figure du militaire français qui s’efface. Bigeard incarnait l’image que les Français voulaient avoir de leur armée, en positif comme en négatif.
Image, car si Marcel Bigeard fut assurément un grand soldat - ses campagnes et ses décorations en font foi - il ne fut pas le seul à s’illustrer dans les combats de la seconde guerre mondiale puis ceux des guerres d’Indochine et d’Algérie. Mais contrairement à ses pairs, Bigeard fut également un grand communicateur, sans doute l’un des inventeurs de la communication moderne dans une armée volontiers compassée. Il eut non seulement le génie du soldat au combat, mais aussi - surtout, diront ses détracteurs - celui de le faire savoir. Jamais il n’a compté son temps pour les journalistes et mieux que quiconque, il savait trouver la formule à l’emporte-pièce et prendre la pose "qui va bien" devant les photographes. Il entendait incarner le soldat, en rupture totale avec le poilu de 14-18 ou le brave "piou-piou" défait en 40 : on court, on ne boit pas, on forme une équipe soudée, on fait la guerre parce qu’on aime cela, un peu comme un sport dans lequel on respecte son adversaire. Dans une hiérachie militaire souvent issu de milieux privilégiés, il était le symbole d’une armée démocratique, issue du peuple, qui collait avec les images des héros hollywodiens d’alors, comme John Wayne.
Né le 14 février 1916 à Toul, à quelques kilomètres du front, le jeune Marcel ne se destinait pas à une carrière militaire. Fils de cheminot, il entre comme employé de banque à la Société générale - ce qui constituait déjà une vraie promotion sociale. Très sportif, c’est un garçon moderne de l’avant-guerre, qui s’enthousiasme pour le cyclisme et pratique la boxe. Il est appelé sous les drapeaux en septembre 1936 au 23ème régiment d’infanterie de forteresse, sur la ligne Maginot. Libéré deux ans plus tard, il est presque aussitôt rappelé à cause de la crise de Munich et sert comme sergent au 79 ème régiment d’infanterie de forteresse. Lorsque la drôle de guerre éclate, il se porte volontaire pour les Corps-francs de son régiment, les commandos de l’époque. Il combat en Alsace et devient adjudant.
Fait prisonnier le 25 juin 1940, il est détenu dans un "stalag" en Allemagne dont il parvient à s’évader en novembre 1941. Il réintègre l’armée de Vichy chez les tirailleurs sénégalais, à Thiès (Sénégal). Lorsque l’armée d’Afrique rejoint la France combattante, après le débarquement anglo-américain en Afrique du nord, Marcel Bigeard est nommé sous-lieutenant et il se porte volontaire pour servir dans les services spéciaux. Formé au club des Pins, près d’Alger, on lui donne le faux grade de chef de bataillon (commandant) pour une opération dans la France occupée. Il s’agit de la mission Aube, qui n’est pas, comme le veut la légende, un mission Jedburgh. Avec cinq autres hommes, il est parachuté en Ariège le 8 aout 1944, comme délégué militaire départemental. Il s’agit de structurer les groupes de résistans locaux. Sur place, la Résistance lui fait croire qu’il commande à des anarchistes espagnols, alors que ce sont des communistes bon teint. Bigeard n’aurait appris la vérité qu’un demi-siècle plus tard...
C’est surtout en Indochine puis en Algérie que Bigeard va se faire connaitre, d’abord des militaires, puis du grand public. Il fera pas moins de trois séjours de deux ans en Indo (45-47, 48-50 et 52-54). C’est lors de son dernier séjour que son mythe va vraiment naitre, avec la bataille de Na San et surtout celle de Dien Bien Phu, dont il est l’un des acteurs principaux. Nommé lieutenant-colonel durant les combats, il est fait prisonnier par le Vietminh et libéré au bout de quatre mois. Comme toute sa génération, il est profondément marqué par l’aventure indochinoise et la défaite devant une armée révolutionnaire.
Toujours au sein des "para-colos", devenus aujourd’hui les régiments parachutistes d’infanterie de marine, Bigeard part pour l’Algérie en 1955, théatre sur lequel il réalise les premières opérations héliportées. Il est grièvement blessé en 1956, à deux reprises : d’abord lors des combats dans les Nementchas, puis lors d’un attentat. En 1957, son régiment est engagé dans la bataille d’Alger. Il a parfois été accusé d’avoir participé à la torture, "un mal nécessaire" selon lui, ce qu’il a personnellement toujours nié. Aucune preuve définitive n’a jamais été fournie permettant de l’accuser de l’avoir fait. Son régiment est de tous les coups. Il fait du "bilan", en forçant parfois le trait : tant de "fells" mis hors de combat, tant d’armes capturées. Du bilan, mais Bigeard est populaire auprès de ses hommes, car il est économe de leur vie, et comprend leurs besoins et leurs sentiments, lui l’homme issu de la troupe. Il popularise une célèbre casquette, dont il n’est pas l’inventeur, mais qui deviendra la "casquette Bigeard", comme celle, un siècle plus tôt du père Bugeaud. Cela plait aux journalistes. A tel point qu’il devient un personnage de roman sous la plume de Jean Lartéguy. Dans "les Centurions", Raspéguy, c’est Bigeard qui sera incarné par Anthony Quinn à l’écran. S’il aime les caméras, Bigeard se tient autant qu’il le peut à l’écart de la politique - ce qui n’est pas facile dans l’Algérie de ces années de guerre. Le hasard d’une carrière faisant bien les choses, il commande une école militaire en Centrafrique de 1960 à 1963, ce qui lui permet de passer entre les gouttes du putsch des généraux puis de l’OAS.
De retour en France, il prend le commandement de la brigade parachutiste à Toulouse et entame une carrière plus banale, même s’il continue à sculpter son personnage, parlant de lui à la troisième personne : "Bigeard dit que..." Au début des années 70, il est en poste à Madagascar et il échappe de peu à la mort lors d’un saut en parachutiste à la mer, pour s’être dégraffé bien trop tôt. Promu général de corps d’armée, il termine à la tête de la région militaire de Bordeaux en 1974, beau poste sans doute, mais pas de premier plan. L’armée française est alors traversée par une crise profonde avec les comités de soldats animés par l’extrême-gauche. Le président Valéry Giscard d’Estaing le nomme secrétaire d’Etat à la défense en février 1975, poste qu’il occupera jusqu’en aout 1976. Il s’y occupe, avec succès, de la condition militaire et parvient à ramener le calme dans les garnisons. Bigeard, qui ne fut jamais de la famille gaulliste, devient giscardien. Il avait été très honoré que VGE ait accepté de dormir une nuit dans son pavillon de Toul. Bigeard s’engage en politique, dans le parti de son héros, l’UDF. Il siège dix ans, de 1978 à 1988, à l’Assemblée nationale.
Parallèlement à la politique, où il s’illustra surtout en voulant qu’Arlette Laguiller épouse un para, Bigeard écrit. "Pour une parcelle de gloire", ses mémoires parues chez Plon en 1975, sont un très grand succès populaire et un récit passionnant. "Tout une époque" comme on dit dans les Tontons flingueurs. Il enchainera de nombreux autres livres, d’une qualité et d’un intérêt moins évident "France, réveille-toi", "Crier ma vérité" "J’ai mal à ma France", etc... Ces livres trouvent leur public, car Bigeard est devenu une icone, témoin de l’armée d’antan. Alors qu’il y a un quart de siècle, les militaires avaient plutôt tendance à tordre du nez à l’évocation de Bruno, il est aujourd’hui devenu une figure intouchable. Sa popularité était devenue si grande qu’il pouvait collectionner les plaques de rues à son nom.
Fut-il un grand chef militaire ? De caporal-chef au grade de colonel, il n’y a aucun doute et il fut, ne l’oublions pas, l’un des officiers les plus décorés de France. Bigeard témoignait d’un grand courage physique et d’un vrai sens tactique. Cela n’en fait pourtant pas un "grand capitaine", un Foch ou un De Lattre, par exemple. Un p’tit gars de Toul, grande gueule et grand soldat. Ce n’est déja pas rien.