C’est souvent par un coup de téléphone anonyme ou au détour d’une connexion Internet qu’elles ont appris la nouvelle : la mort de leur enfant en Irak comme djihadiste. Pas de cercueil, pas d’effets personnels renvoyés pour ces familles. A peine quelques détails sur les circonstances du décès : un bombardement américain pour l’un, un accident obscur pour un autre, le "martyre" dans un attentat-suicide à la voiture piégée pour le troisième.
Depuis le 19 mars, au tribunal correctionnel de Paris, on ne juge pas les morts. Les familles de ces trois djihadistes tués au combat ne sont pas partie civile. Sous les boiseries sombres de la 14e chambre, jusqu’au 28 mars, bien loin de la chaleur du désert et de la fureur des détonations, on tente de faire le procès de la "filière irakienne du 19e arrondissement de Paris". Une organisation qui, entre 2003 et 2005, aurait incité une dizaine de jeunes gens, tous français, âgés de moins de 25 ans et domiciliés dans ce quartier, à partir combattre en Irak.
On juge le prédicateur musulman qui les aurait enrôlés, le faussaire qui leur aurait fourni de faux papiers. Mais surtout, pour comprendre, on écoute : le récit de ceux qui sont revenus, valides ou blessés, l’histoire de ceux qui voulaient partir mais ont échoué.
Sur sept prévenus, ils sont quatre à avoir tenté l’aventure via ce qui ressemble, à l’étude des faits, à un hétéroclite réseau d’amitiés connectées aux mouvances les plus radicales. Leurs noms : Thamer Bouchnak, Cherif Kouachi, Mohamed El Ayouni et Boubakeur El Hakim. Survêtement de sport, baskets aux pieds, les trois premiers ont aujourd’hui 25 ans. Ils comparaissent libres sous contrôle judiciaire. Le quatrième, jugé détenu, a 24 ans. Tous sont mis en examen pour "association de malfaiteurs en vue de préparer des actes terroristes". Ils encourent jusqu’à dix ans de prison.
Ils se connaissent pour certains depuis le collège. Et jusqu’à l’adolescence, comme leurs "frères" morts au combat, ils commettaient leurs larcins sur les trottoirs du 19e arrondissement. Vols, drogue, petits trafics. Une façon, après des études avortées, d’arrondir leurs fins de mois de chômeurs ou de livreurs de pizzas.
La révélation pour le "djihad", ils l’ont tous eue quand ils ont commencé, à partir de 2003, à fréquenter la mosquée Adda’wa, dans le quartier Stalingrad. Cheveux mi-longs, carrure athlétique, mâchoire carrée, M. Kouachi l’avoue à sa façon : "Avant j’étais un délinquant. Mais après j’avais la pêche, je calculais même pas que je pouvais mourir."
A la mosquée, comme les autres, il a rencontré Farid Benyettou. Ce dernier n’a qu’un an de plus, mais se targue d’une connaissance approfondie de l’islam et joue les prédicateurs à la sortie de la prière. Avec lui, les jeunes gens suivent des cours de religion, à son domicile et dans un foyer du quartier. Certains s’y rendent presque tous les jours.
Très vite, leurs familles font toutes le même constat. Leurs garçons arrêtent de fumer, cessent de trafiquer. Mais dans leur chambre, sans qu’elles le sachent, ils naviguent sur des sites islamiques radicaux, visionnent des vidéos sur le djihad. Les images télévisées de l’intervention américaine et britannique, en mars 2003, en Irak, les fascinent. "C’est tout ce que j’ai vu à la télé, les tortures de la prison d’Abou Ghraib, tout ça, qui m’a motivé", raconte à la barre M. Bouchnak.
En moins d’un an, pour certains, la décision est prise : ils veulent partir. Ils n’ont aucune formation militaire, mais la foi est là. La pression du groupe aussi. "Plus le départ approchait, plus je voulais revenir en arrière. Mais si je me dégonflais, je risquais de passer pour un lâche", explique à la présidente du tribunal Cherif Kouachi.
Alors bon an mal an, tous les jours, il s’entraîne avec d’autres en courant dans le parc des Buttes-Chaumont. Un homme rencontré à la mosquée dispense aussi, à lui et à quelques autres, des rudiments sur le maniement des kalachnikovs.
Entre 2003 et 2005, les départs s’échelonnent. Chacun s’organise comme il peut pour partir sans trop éveiller les soupçons. A leur famille, les jeunes élèves de Farid Benyettou racontent qu’ils désirent "perfectionner leur arabe et leur connaissance de l’islam" en Syrie. En réalité, une fois à Damas, ils sont accueillis dans des écoles coraniques salafistes où certains disent aujourd’hui qu’on leur "bourre la tête". Puis, très vite, ils franchissent la frontière syro-irakienne.
Les familles perdent généralement contact avec eux à ce moment-là. Quand la disparition de certains d’entre eux est signalée, en 2004, la direction de la surveillance du territoire (DST) commence son enquête.
Thamer Bouchnak et Cherif Kouachi, eux, n’ont pas eu le temps de mettre leur projet à exécution. Ils ont été interpellés à Paris, en janvier 2005, alors qu’ils s’apprêtaient à prendre l’avion pour Damas. Boubakeur El Hakim, lui, à partir de 2002, a séjourné à plusieurs reprises en Irak. Selon l’accusation, il servait de "facilitateur" aux nouveaux arrivants, en les orientant vers des groupes de combattants. Aujourd’hui, il nie ce rôle, se montre peu loquace et comparaît sans avocat. Son frère compte parmi les trois qui ont trouvé la mort en Irak.
Aussi, c’est Mohamed El Ayouni, l’un des rares à être revenu vivant, qui raconte avec le plus de détails, à la barre, son parcours de djihadiste parisien néophyte dans le bourbier irakien. Une expérience dont il est revenu sans son bras gauche et un oeil en moins.
M. El Ayouni aurait franchi la frontière irakienne en juillet 2004, avec des passeurs. De là, il aurait été pris en charge par des "moudjahidin irakiens" qui l’auraient conduit jusqu’à Falloujah, à l’ouest de Bagdad. A son arrivée, il est accueilli dans une "maison d’hôtes", tenue par des insurgés de "l’Armée de Mohamed", un groupe en relation avec Abou Moussab Al-Zarkaoui, chef d’Al-Qaida en Irak à l’époque. On lui demande sa nationalité, son nom, "un numéro à appeler en cas de malheur" et on lui attribue un surnom. Après une rapide démonstration de l’utilisation d’un lance-roquettes, il est directement envoyé au front.
Aujourd’hui, devant le tribunal dubitatif, il jure que son rôle n’était "qu’humanitaire". "Mon boulot, c’était de creuser des tranchées, soigner les blessés. On m’avait montré comment faire une piqûre et une perfusion, raconte-t-il. Mon intention, ce n’était pas de tuer et d’égorger. C’était de défendre le peuple irakien."
Au mois de mai 2006, il est grièvement blessé par une roquette lâchée d’un avion. Soigné sur place, il aurait ensuite été transféré près de la frontière syrienne. Il y serait resté trois mois, réduit, à cause de son handicap, à "faire le guet". Blessé encore à deux reprises par des balles et des éclats de bombe, il obtient finalement de rentrer en Syrie, en juin 2006. Il est intercepté par les autorités syriennes et rapatrié.
Deux ans plus tôt, il avait franchi la frontière en sens inverse avec deux autres "volontaires du 19e". L’un d’eux n’est jamais revenu.
Elise Vincent
Source : http://www.lemonde.fr
Depuis le 19 mars, au tribunal correctionnel de Paris, on ne juge pas les morts. Les familles de ces trois djihadistes tués au combat ne sont pas partie civile. Sous les boiseries sombres de la 14e chambre, jusqu’au 28 mars, bien loin de la chaleur du désert et de la fureur des détonations, on tente de faire le procès de la "filière irakienne du 19e arrondissement de Paris". Une organisation qui, entre 2003 et 2005, aurait incité une dizaine de jeunes gens, tous français, âgés de moins de 25 ans et domiciliés dans ce quartier, à partir combattre en Irak.
On juge le prédicateur musulman qui les aurait enrôlés, le faussaire qui leur aurait fourni de faux papiers. Mais surtout, pour comprendre, on écoute : le récit de ceux qui sont revenus, valides ou blessés, l’histoire de ceux qui voulaient partir mais ont échoué.
Sur sept prévenus, ils sont quatre à avoir tenté l’aventure via ce qui ressemble, à l’étude des faits, à un hétéroclite réseau d’amitiés connectées aux mouvances les plus radicales. Leurs noms : Thamer Bouchnak, Cherif Kouachi, Mohamed El Ayouni et Boubakeur El Hakim. Survêtement de sport, baskets aux pieds, les trois premiers ont aujourd’hui 25 ans. Ils comparaissent libres sous contrôle judiciaire. Le quatrième, jugé détenu, a 24 ans. Tous sont mis en examen pour "association de malfaiteurs en vue de préparer des actes terroristes". Ils encourent jusqu’à dix ans de prison.
Ils se connaissent pour certains depuis le collège. Et jusqu’à l’adolescence, comme leurs "frères" morts au combat, ils commettaient leurs larcins sur les trottoirs du 19e arrondissement. Vols, drogue, petits trafics. Une façon, après des études avortées, d’arrondir leurs fins de mois de chômeurs ou de livreurs de pizzas.
La révélation pour le "djihad", ils l’ont tous eue quand ils ont commencé, à partir de 2003, à fréquenter la mosquée Adda’wa, dans le quartier Stalingrad. Cheveux mi-longs, carrure athlétique, mâchoire carrée, M. Kouachi l’avoue à sa façon : "Avant j’étais un délinquant. Mais après j’avais la pêche, je calculais même pas que je pouvais mourir."
A la mosquée, comme les autres, il a rencontré Farid Benyettou. Ce dernier n’a qu’un an de plus, mais se targue d’une connaissance approfondie de l’islam et joue les prédicateurs à la sortie de la prière. Avec lui, les jeunes gens suivent des cours de religion, à son domicile et dans un foyer du quartier. Certains s’y rendent presque tous les jours.
Très vite, leurs familles font toutes le même constat. Leurs garçons arrêtent de fumer, cessent de trafiquer. Mais dans leur chambre, sans qu’elles le sachent, ils naviguent sur des sites islamiques radicaux, visionnent des vidéos sur le djihad. Les images télévisées de l’intervention américaine et britannique, en mars 2003, en Irak, les fascinent. "C’est tout ce que j’ai vu à la télé, les tortures de la prison d’Abou Ghraib, tout ça, qui m’a motivé", raconte à la barre M. Bouchnak.
En moins d’un an, pour certains, la décision est prise : ils veulent partir. Ils n’ont aucune formation militaire, mais la foi est là. La pression du groupe aussi. "Plus le départ approchait, plus je voulais revenir en arrière. Mais si je me dégonflais, je risquais de passer pour un lâche", explique à la présidente du tribunal Cherif Kouachi.
Alors bon an mal an, tous les jours, il s’entraîne avec d’autres en courant dans le parc des Buttes-Chaumont. Un homme rencontré à la mosquée dispense aussi, à lui et à quelques autres, des rudiments sur le maniement des kalachnikovs.
Entre 2003 et 2005, les départs s’échelonnent. Chacun s’organise comme il peut pour partir sans trop éveiller les soupçons. A leur famille, les jeunes élèves de Farid Benyettou racontent qu’ils désirent "perfectionner leur arabe et leur connaissance de l’islam" en Syrie. En réalité, une fois à Damas, ils sont accueillis dans des écoles coraniques salafistes où certains disent aujourd’hui qu’on leur "bourre la tête". Puis, très vite, ils franchissent la frontière syro-irakienne.
Les familles perdent généralement contact avec eux à ce moment-là. Quand la disparition de certains d’entre eux est signalée, en 2004, la direction de la surveillance du territoire (DST) commence son enquête.
Thamer Bouchnak et Cherif Kouachi, eux, n’ont pas eu le temps de mettre leur projet à exécution. Ils ont été interpellés à Paris, en janvier 2005, alors qu’ils s’apprêtaient à prendre l’avion pour Damas. Boubakeur El Hakim, lui, à partir de 2002, a séjourné à plusieurs reprises en Irak. Selon l’accusation, il servait de "facilitateur" aux nouveaux arrivants, en les orientant vers des groupes de combattants. Aujourd’hui, il nie ce rôle, se montre peu loquace et comparaît sans avocat. Son frère compte parmi les trois qui ont trouvé la mort en Irak.
Aussi, c’est Mohamed El Ayouni, l’un des rares à être revenu vivant, qui raconte avec le plus de détails, à la barre, son parcours de djihadiste parisien néophyte dans le bourbier irakien. Une expérience dont il est revenu sans son bras gauche et un oeil en moins.
M. El Ayouni aurait franchi la frontière irakienne en juillet 2004, avec des passeurs. De là, il aurait été pris en charge par des "moudjahidin irakiens" qui l’auraient conduit jusqu’à Falloujah, à l’ouest de Bagdad. A son arrivée, il est accueilli dans une "maison d’hôtes", tenue par des insurgés de "l’Armée de Mohamed", un groupe en relation avec Abou Moussab Al-Zarkaoui, chef d’Al-Qaida en Irak à l’époque. On lui demande sa nationalité, son nom, "un numéro à appeler en cas de malheur" et on lui attribue un surnom. Après une rapide démonstration de l’utilisation d’un lance-roquettes, il est directement envoyé au front.
Aujourd’hui, devant le tribunal dubitatif, il jure que son rôle n’était "qu’humanitaire". "Mon boulot, c’était de creuser des tranchées, soigner les blessés. On m’avait montré comment faire une piqûre et une perfusion, raconte-t-il. Mon intention, ce n’était pas de tuer et d’égorger. C’était de défendre le peuple irakien."
Au mois de mai 2006, il est grièvement blessé par une roquette lâchée d’un avion. Soigné sur place, il aurait ensuite été transféré près de la frontière syrienne. Il y serait resté trois mois, réduit, à cause de son handicap, à "faire le guet". Blessé encore à deux reprises par des balles et des éclats de bombe, il obtient finalement de rentrer en Syrie, en juin 2006. Il est intercepté par les autorités syriennes et rapatrié.
Deux ans plus tôt, il avait franchi la frontière en sens inverse avec deux autres "volontaires du 19e". L’un d’eux n’est jamais revenu.
Elise Vincent
Source : http://www.lemonde.fr