Professeur à l’université de Californie à Berkeley (UC Berkeley – aux départements d’études du Proche-Orient et d’études ethniques ), Hatem Bazian revient dans cet entretien sur la conférence d’Annapolis sur le Moyen-Orient organisée par l’administration Bush.
Quel est votre opinion sur la conférence sur le Proche-Orient qui a été organisée par Condoleeza Rice le 27 novembre à Annapolis.
Cette conférence d’une journée a montré qu’il n’y avait pas grand-chose à en attendre. Les Palestiniens et les Israéliens se sont déjà rencontrés au moins sept fois pour essayer se mettre d’accord sur un langage à tenir, sans que rien de substantiel ne se matérialise pour l’instant. Condoleeza Rice a fait la navette pour essayer de rapprocher les deux parties supposées, les Israéliens et les Palestiniens.
Pourquoi une telle urgence à ces heures étranges de l’administration Bush, alors qu’il ne lui reste qu’un an à peine en fonctions ? Pourquoi cette urgence alors qu’au cours des sept dernières années, l’administration Bush a traité les Palestiniens plutôt à la légère et ne les a placés au centre d’aucune initiative d’importance au Moyen-Orient. Si on se souvient, après le 9 septembre 2001, l’administration Bush a considéré que la paix au Moyen-Orient, et en particulier en Palestine, passait par Bagdad. C’était le grand sujet des néo-conservateurs tels que l’American Entreprise Institute, Dick Cheney, Scura Libby, Donald Rumfeld ou encore Paul Wolfowitz.
Toutes ces personnalités étaient convaincues que pour avoir une paix israélo-palestinienne, il fallait aller en Irak et éliminer la menace Saddam Hussein. Pourquoi était-il tout à coup crucial de l’éliminer pour obtenir la paix israélo-palestinienne ? Parce qu’avec Saddam Hussein sorti de la scène, les Palestiniens n’auraient plus de parrain. Ils n’auraient plus cette base de soutien, que leur offraient les derniers vestiges du nationalisme arabe, même déformé comme celui de Saddam Hussein, très dilué. Ainsi les Palestiniens seraient forcés d’accepter la pax americana américano-israélienne pour le Moyen-Orient, d’accepter de vivre dans un territoire palestinien qui ressemble à un bantoustan tel qu’il a pu exister au Pakistan ou en Afrique du Sud. On voit où cette idée nous a menés : à un échec lamentable pour ce qui est d’amener quelque paix que ce soit aux Palestiniens ou au « Grand Moyen-Orient ».
A présent, le nouveau projet est le « containment » de l’Iran. Souvenons-nous de l’administration Reagan et de sa politique de double « containment » : il fallait « contenir » le nationalisme arabe d’un côté et de l’autre, le fondamentalisme islamique dans sa forme iranienne, le fondamentalisme chiite. Ces deux objectifs de politique étrangère de l’administration Reagan, Bush senior et l’administration Clinton en ont hérité. Il y avait donc un effort constant de contenir ces deux aspects : le nationalisme arabe et le fondamentalisme islamique, l’insurrection islamique au Moyen-Orient, représenté par l’Iran.
Aujourd’hui, le programme irakien est à terre et les néoconservateurs font un « come back » sur le thème : « les vrais hommes » vont à Téhéran. Ils s’agitent pour obtenir une attaque sur l’Iran. Cibler l’Iran, continuer le deuxième objectif, à savoir le “containment” du fondamentalisme islamique à la tête du chiisme.
A une époque, les Etats-Unis soutenaient les talibans. Au début, ils voulaient que les talibans réussissent pour créer un conflit entre les sunnites et les chiites. Le fondamentalisme sunnite contre le fondamentalisme chiite afin de les neutraliser, de les « contenir » tous les deux. Cela fait partie de ce qu’on appelle la stratégie du « containment », qui consiste à dévier systématiquement les ressources de votre ennemi dans des conflits secondaires. Si le fondamentalisme sunnite affronte le fondamentalisme chiite, leurs ressources pourront être épuisées. A présent que la campagne d’Irak a échoué, il faut contenir l’Iran.
Pour cela, il faut constituer une nouvelle coalition sunnite. Et donc convaincre des éléments du monde sunnite que l’Iran est une menace pour eux afin qu’ils propagent l’idée que « l’Iran est notre principal ennemi ». Mais pour cela, il faut s’occuper de la question palestinienne. Les Etats-Unis doivent trouver le moyen que l’Iran et les forces progressives au Moyen-Orient ne puissent pas rallier la cause palestinienne ni dénoncer le fait que les projets américains dans la région sont basés sur l’échec et sur une entreprise coloniale qui continue à se dérouler en Palestine. Alors pourquoi tant d’urgence à propos de cette conférence du 27 novembre ?
Parce qu’il doivent rassembler cette coalition et qu’un des éléments nécessaires pour les Saoudiens, les Egyptiens, les Marocains et les Jordaniens qui veulent en faire partie, c’est de se débrouiller pour que la question palestinienne soit remplacée à la Une des journaux par le « containment » de l’Iran. Alors seulement ils pourront faire basculer l’opinion publique arabe et les convaincre de soutenir l’invasion de l’Iran. C’est leur hypothèse, la stratégie qu’ils suivent. Cette conférence est venu à un moment critique pour faire avancer le projet israélo américain pour la région, qui est aussi celui des élites arabes.
A propos du conflit entre le Hamas et le Fatah, comment avez-vous analysé ce sommet sur le Moyen-Orient et le soutien affiché à Abbas contre le Hamas ? Comment Abbas peut-il négocier la question palestinienne alors qu’il ne contrôle pas la moitié des territoires et ne dispose pas de la légitimité requise ? Comment s’est joué ce conflit au milieu de cette conférence ?
Cette conférenc a contenu beaucoup d’éléments. Un des objectifs est de donner de la crédibilité à Abbas. Les Américains veulent qu’il ait l’air présidentiable. Pour cela, il faut l’entourer d’un groupe de gens importants et prendre des photos. Tout l’aspect cérémonial est là. C’est pourquoi ils ont souhaité que les principaux Etats soient présents, comme l’Arabie saoudite. Donc ce que j’ai vu, c’est qu’ils essaient de construire une image d’Abbas et en même temps ils mettent le Hamas sous pression dans la bande de Gaza. Comment mettre la pression ?
En réduisant les ressources qui entrent. Mais sans couper tout à fait les vivres, parce que sinon les gens vont finir par mourir de faim. Simultanément, il ne faut pas que l’Iran puisse en profiter pour augmenter son aide aux Palestiniens, parce qu’alors il n’y a plus de moyen de pression dans les Territoires. En bref, les objectifs de la conférence étaient :
1) Rendre Abbas présidentiable, créer sa crédibilité, donner l’impression que la communauté internationale, cette chose nouvelle que l’on appelle « communauté internationale », croit en Abbas.
2) Assurer des ressources pour l’Autorité Palestinienne. Les membres du G8 et les 10 pays industrialisés seront présents afin de s’engager à fournir des ressources. Le pari israélo-américain, c’est que les Palestiniens voteront en fonction de leurs intérêts et c’est pourquoi de plus en plus de ressources vont à l’Autorité palestinienne d’Abbas pendant qu’on affame l’Autorité palestinienne du Hamas dans la Bande de Gaza.
Après le sommet, quand Abas est rentré , on lui donnera les clés de la société palestinienne avec les ressources et la crédibilité. Alors on resserrera encore l’étau sur les Palestiniens de Gaza pour qu’ils comprennent qui est le chef et comment ils doivent se conduire. Mais voilà, tout cela fonctionnerait magnifiquement s’il n’existait pas une communauté de colons israéliens avec leurs propres idées et leurs propres projets.
Pour les colons, même Abbas, avec tout ce qu’il représente, est inacceptable, parce qu’ils n’ont pas renoncé au « Grand Israël », c’est-à-dire une terre sans peuple au sens littéral du terme. C’est pour cela qu’Abigail Lieberman, le vice premier ministre israélien, pense que les Palestiniens doivent tous être « transférés » des Territoires occupés et qu’il existe déjà un Etat palestinien qui s’appelle la Jordanie. Il est le numéro deux du gouvernement d’Olmert. Israël n’est donc pas prêt à affronter ses colons. Et même si demain Abbas vendait les droits de sa propre mère ils répondraient : « Ce n’est pas suffisant. Ce que nous voulons c’est que vous et vos cousins, oncles, sœurs, frères et tout le monde preniez vos valises et que vous partiez de l’autre côté du Jourdain. Alors, nous aurons une solution acceptable. »
Il y a 530 000 colons dans les Territoires occupés et ils sont lourdement armés. Beaucoup font partie des patrouilles frontalières, c’est-à-dire de l’élite militaire israélienne. La société israélienne en général, et encore moins le gouvernement, ne peuvent s’opposer à eux parce que ce serait nier l’idée historique du sionisme, du retour sur la terre donnée par Dieu. C’est un aspect majeur de la société israélienne, et même si les Palestiniens se débarrassaient du Hamas et renonçaient à tous leurs droits, il resterait ce problème au centre de la scène.
A propos de la récente manifestation organisée en mémoire de Yasser Arafat à Gaza, les médias désignaient le Hamas comme responsable des violences et rapportaient que des membres du Fatah criaient à des militants du Hamas « Chiites ! Vous êtes des chiites ! » N’est-ce pas une façon de transposer dans la politique locale le conflit sunnites-chiites que l’empire essaie de créer dans la région ?
Avant de répondre à cette question, je veux préciser ceci : dans le monde sunnite, en Egypte par exemple qui est sunnite à 99 %, ainsi qu’en Jordanie, en Arabie Saoudite, au Yemen, au Maroc, en Algérie, en Tunisie et même en Malaisie et en Indonésie, la personnalité la plus populaire est Hassan Nasrallah, le dirigeant du Hezbollah, le groupe chiite libanais. Il est suivi, en termes de popularité, par le président d’Iran. Dans le monde sunnite ! Dans les milieux populaires s’entend, pas parmi les dirigeants politiques. Mis à part le langage problématique qu’utilise d’Ahmadinejad, ses propos sur l’Holocauste par exemple sont inacceptables.
S’il voulait vraiment en parler, alors il aurait dû organiser une cérémonie à la mémoire des victimes et inviter les ambassadeurs européens à présenter leurs condoléances et aussi à commencer à s’excuser pour les croisades. Je pense qu’en niant des éléments historiques de l’holocauste, il a joué en faveur des Européens au lieu de les mettre au défi et de distinguer le monde musulman de l’histoire européenne. Je pense que c’est très problématique et que c’est une erreur stratégique de sa part. Mais après avoir dit ça, Hassan Nasrallah et Mahmoud Ahmadinejad sont les plus populaires pour une raison : ils ont été capables d’articuler le sentiment populaire, de la rue, du monde musulman et arabe.
Ils dénoncent les contradictions dans lesquelles se trouvent les Etats-Unis et l’Europe, ils rappellent à chaque fois qu’on parle de liberté qu’il y a un ensemble qui s’appelle Israël qui repose sur l’occupation des Palestiniens. Ils refusent d’accéder aux demandes des Etats-Unis d’appeler à la reconnaissance du droit d’Israël à avoir un pouvoir incontesté dans la région. Ils dénoncent le fait que, tout en poursuivant leurs programmes nucléaires, les Etats-Unis et les Européens demandent à l’Iran de stopper le sien sous prétexte qu’Israël est tout proche, et pourtant personne ne parle de ce que prépare Israël. De plus, Nasrallah a gagné la guerre l’été dernier.
Sauf peut-être aux yeux de quelques-uns à Washington et de quelques commentateurs de Fox News incapables de reconnaître la réalité quand ils la voient, le Hezbollah a infligé une défaite au Sud-Liban, dont les effets psychologiques sont bien plus importants que la défaite limitée sur le terrain. Israël n’est plus incontesté dans sa capacité à infliger la douleur. Le pouvoir d’Israël était incontesté avant l’été 2006 dans le sens où l’armée israélienne pouvait attaquer n’importe où avec ses avions sans avoir à souffrir de perte sur son propre territoire. Le développement des missiles à courte et moyenne portée par le Hezbollah lui a permis de faire jeu égal en termes de capacité à infliger la douleur.
En un mot, la gravité des dégâts psychologiques de cette bataille a transformé le Hezbollah en une force majeure, un symbole du défi à Israël dans le monde arabe et musulman. Hassan Nasrallah est donc la personne la plus populaire du monde arabe et musulman, sunnites et chiites confondus. Pour ce qui est des relations entre le Fatah et le Hamas, il est intéressant de noter qu’il représente à petite échelle la dynamique dans le Moyen-Orient et au niveau mondial. D’un côté, le Fatah représente l’ancien régime pour les Palestiniens.
Les anciens dirigeants, corrompus qui fonctionnent à l’intérieur du cadre des élites du monde arabe. Ils ont pris des engagements à l’intérieur du cadre israélo-américano-arabe sur les conflits et sur la façon dont la région doit être gouvernée et administrée. Ils sont prêts à accepter toute aide financière pour maintenir le status quo.
En face, vous avez le Hamas, qui doit aussi être considéré en terme de classes. La force du Hamas est dans les camps de réfugiés, dans les plus basses couches de la société. Les dirigeants du Hamas viennent majoritairement de la Bande de Gaza qui ne possède aucune ressource. Ils font partie de la jeune génération qui vit sous occupation, pas des dirigeants de Tunisie comme ceux du Fatah. Ils ont grandi en appelant de leurs vœux un changement dans le paysage stratégique.
Que pensez-vous du « Nouveau Moyen-Orient » que propose l’administration Bush et quel effet cela a-il sur le conflit entre le Hamas et le Fatah ?
Le « nouveau Moyen-Orient » des Etats-Unis est essentiellement une continuation du passé colonial avec de nouveaux « managers ». Au contraire, le Hamas représente une identité politique particulière. Il est parfois problématique, mais il affirme que nous avons une façon différente, une attitude différente, une notion différente du Moyen-Orient qui devrait appartenir à son propre peuple. Ce qui s’est passé lors de la récente manifestation à la mémoire d’Arafat à Gaza est toujours sujet à différentes interprétations.
Ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu tentative de retourner le cours des choses. La prise du pouvoir par le Hamas dans la Bande de Gaza été ressentie comme un échec par le Fatah qui voulait ramener la Bande de Gaza sous sa bannière. Mais cela ne suffisait pas : il fallait aussi que l’échec du Hamas soit total, pour ne pas laisser l’ennemi enregistrer un succès. Et ce besoin de voir le Hamas échouer dans son gouvernement a une dimension plus large au Moyen-Orient. L’Egypte fait face à un puissant mouvement musulman. Tout indique que s’il y avait des élections aujourd’hui en Egypte, les Frères Musulmans gagneraient sans même avoir à descendre dans la rue pour faire campagne. En Jordanie, des élections se tiendront l’année prochaine et toutes sortes de magouilles ont déjà été faites pour s’assurer que le choix des gens ne sera pas respecté.
En Afrique du Nord, presque tous ces régimes font face à une forte identité musulmane et si des élections libres avaient lieu, l’islam politique gagnerait. Le Hamas représente la possibilité de réussir. Sans parler de leur programme social ou économique, ils ont réussi à se faire élire lors d’élections libres et démocratiques. Aucune violence, pas un seul mort pendant les élections. Et s’ils avaient la possibilité de gouverner, ils rompraient avec les a priori eurocentriques : tout à coup, ils pourraient prier et gouverner. Dans la pensée européenne depuis le 17e siècle, le problème dans le monde musulman est qu’ils continuent à être musulmans et qu’ils s’agrippent à un texte, le Coran, qui n’a aucune valeur.
Donc ils doivent abandonner leur pensée islamique et rattraper leur retard par rapport à la pensée européenne. Le problème, c’est qu’on ne peut jamais rattraper, parce tout ce qu’on fait dans ce cas là, c’est se transformer en une mauvaise imitation du maître. Et créer un sentiment d’infériorité dans le monde musulman.
Le conflit entre le Hamas et le Fatah montre ce qu’il pourrait se passer dans le Moyen-Orient à l’avenir. Même l’usage du terme Moyen-Orient est très problématique. C’est un terme fabriqué. Aucun habitant du Moyen-Orient dit qu’il est du Moyen-Orient. Le terme est apparu dans la littérature dans les années cinquante et soixante. Avant, on pouvait faire partie du monde musulman, de ce qu’on appelle la péninsule syrienne ou de l’Afrique-du-Nord. Même l’identité qui découle d’un terme politique est sujet à contestation entre le Hamas et le Fatah.
Le Fatah a choisi la définition des Américains, des Israéliens et des dirigeants politiques arabes. Le Hamas essaie de s’affirmer ou de se reconfigurer, en résonance avec la rue, contre le colonialisme, conte le « Nouveau Moyen-Orient », contre les projets américains dans la région. Et quand le Fatah utilise le terme « chiites » ou « Iraniens » contre le Hamas, c’est pour essayer de priver le Hamas de sa légitimité en affirmant qu’ils sont les agents de pouvoirs extérieurs. Mais il est aussi intéressant de noter qu’en disant que les membres du Hamas sont « chiites », ce qui n’est pas péjoratif – les chiites font partie des 1400 ans de traditions islamiques – ils essaient d’utiliser une fois de plus les Iraniens contre les Arabes. Il y a une ancienne rivalité entre les Arabes et les Perses.
Donc ils disent « vous êtes les agents des Iraniens », les agents de ceux qui sont considérés comme Hawari, ce qui dans la terminologie historique islamique signifie « ceux qui se rebellent contre l’autorité religieuse ». Dire « vous êtes Chiite », c’est dire « vous faites partie de ceux qui se sont révoltés contre les dirigeants légitimes du troisième califat d’Oman, comme le quatrième calife Ali. Donc ils essaient de mélanger le contexte politique actuel avec des commentaires historiques, théologiques et religieux afin d’enlever au Hamas ses références religieuses.
Le Hamas est un mouvement sunnite et non chiite et ce que le Fatah essaie de faire c’est de le délégitimer totalement en disant qu’ils ne sont plus les gardiens de la révolution mais seulement les agents de l’Iran dans la région. Ce qui pose la question : au Moyen-Orient, de qui vaut-il mieux être l’agent, des Etats-Unis et d’Israël ou de l’Iran ? Le Fatah devra y répondre
À propos de la rivalité entre le Hamas et le Fatah, on voit des milliers de personnes dans la rue pour honorer la mémoire d’Arafat dans un lieu où le Hamas a gagné les élections. Comment peuvent-elles à la fois manifester leur attachement à Arafat et reconnaître le Hamas comme la nouvelle force politique ?
Je pense que Yasser Arafat est un symbole national. Il traverse les frontières politiques. Peu de gens savent qu’il a fait ses premières armes auprès des Frères Musulmans en Palestine. Il en a été membre de 1947 jusqu’à la fondation de son propre mouvement, en 1956 (certains le situe en 1958). L’essentiel du support qu’il a reçu au début provenait de al-Lkhwan, le mouvement des Frères Musulmans. Plus tard, il a pris ses distances. Mais il conservait un lien historique avec les Frères Musulmans et c’est peut-être ce qui lui permettait de jouer sur les deux côtés simultanément. Il était un maître de l’équilibre des pouvoirs.
Il est une figure nationale. On peut dire qu’il est le père de la société politique palestinienne, avec les problèmes qu’il pose, et il y aurait de quoi en parler. Des gens de toutes affiliations politiques sont sortis pour honorer sa mémoire parce qu’il représente cette identité nationale et qu’il a travaillé dur pour elle. Il aurait pu devenir un des individus riches du Golfe. Il était ingénieur, il travaillait dans le Golfe à une époque où personne n’avait de travail. Cela marchait déjà bien pour lui. Il a quitté cela pour lancer le mouvement révolutionnaire palestinien. Il a lutté pendant une cinquantaine d’années. Il n’est pas étonnant qu’un grand nombre de gens soient sortis pour lui rendre hommage. Abbas et le Fatah veulent utiliser sa mémoire à leur crédit en disant : « nous défendons sa mémoire et sa révolution ».
Je pense qu’Abbas va se trouver dans une situation très difficile parce qu’Arafat a dit « non » à Camp David. Donc la mémoire d’Arafat est aussi une mémoire politique parce qu’en disant « non », il a établit un plafond minimum. Abbas ne peut pas accepter moins que ce qu’Arafat a refusé sans avoir l’air de vendre sa mémoire. Je pense qu’Abbas est prêt à signer n’importe quel type d’accord qui lui garantisse le sauvetage politique dont lui et ceux qui l’entourent ont besoin. Le Fatah essaie de se reconstituer en utilisant Yasser Arafat comme point de ralliement.
Mahmoud Abbas ne peut même pas rassembler 10 membres de sa famille autour de lui, mais s’il utilise Yasser Arafat, il pourrait peut-être y parvenir. La réalité politique à laquelle doit faire face le Fatah en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, c’est que le changement politique dans la société palestinienne a déjà eu lieu. Si l’on se penche sur toutes les élections dans les Territoires occupés depuis 1991 et peut-être même avant 1988, avec le début des élections, (il s’agissait d’élection étudiantes et locales), ce qu’on découvre c’est un mouvement régulier qui va de l’OLP vers le Hamas. Parfois, le Hamas était en coalition avec le FPLP et le FDLP contre le Fatah.
Ce changement dans le corps politique palestinien a déjà eu lieu. Ce que le Fatah essaie de faire, c’est d’empêcher la transformation complète. Mais c’est une bataille perdue, parce qu’ils ont accroché leur wagon aux Etats-Unis et à Israël. Or les Etats-Unis les trahiront à la première occasion. Quant aux Israéliens, la seule chose qui les intéresse, c’est un chef de plantation, et non le membre d’un mouvement de libération. Enfin, ils ont aussi accroché leur wagon aux Jordaniens, aux Egyptiens et aux Saoudiens. Et ainsi ils s’installent dans une structure au niveau local et international qui est déjà discréditée. Je dirais que si les Etats-Unis sont incapables de leur proposer le 27 novembre une solution sensée, les jours politiques du Fatah sont comptés.
S’ils ne proposent rien sur le droit au retour, sur les 11 000 prisonniers politiques, sur Jérusalem pour les Palestiniens et sur les frontières de 1967, ils ne pourront pas revenir vers les Palestiniens et leur dire « vous savez quoi, nous avons signé un accord et cela ressemble à une plantation. Vous pouvez avoir des permis de taxi, vous avez le droit de ramasser vos poubelles, et rien de plus. » Je parie que les Israéliens et les Américains ne sont prêts à céder sur rien.
Les Israéliens ne vont certainement pas faire des concessions pour George Bush. Il est un canard boiteux qui va partir dans 11 ou 12 mois. Pourquoi parieraient-ils sur lui ? Ce que Bush veut peut-être, étant donné ses échecs, c’est entrer dans l’Histoire avec un succès, quel qu’il soit. Et s’il veut attaquer l’Iran, il a besoin de cela. Je ne pense pas que les Israéliens aient l’intention de lui offrir une stratégie de sortie, même dans la question israélo-palestinienne.
Interview réalisée par Claire Liénart (journaliste indépendante) et Ramon Grosfoguel (professeur à UC-Berkeley)
Hatem Bazian est un universitaire palestino-américain. Il est professeur dans les départements d’études du Proche-Orient et d’études ethniques à l’université de Californie à Berkeley (UC Berkeley). Il enseigne à la Boalt Hall School of Law, également à UC Berkeley. Il instruit des cours sur la loi et la société islamiques, l’islam aux Etats-Unis, les études religieuses et les études du Moyen-Orient. En plus de Berkeley, le professeur Bazian enseigne aussi les études religieuses au Saint Mary’s College de Californie et il est conseiller au centre de religion, politique et mondialisation à UC Berkeley et au Zaytuna Institute.
Originaire de Naplouse, dans la Palestine historique, il a immigré aux Etats-Unis pour y poursuivre des études supérieures après avoir terminé le lycée à Amman, en Jordanie. Il a obtenu une double licence en relations internationales et en communication à l’Université de l’Etat de San Francisco (San Francisco State University) tout en préparant une maîtrise en relations internationales avant de s’installer à UC Berkeley pour y achever un doctorat en philosophie et études islamiques.
Quel est votre opinion sur la conférence sur le Proche-Orient qui a été organisée par Condoleeza Rice le 27 novembre à Annapolis.
Cette conférence d’une journée a montré qu’il n’y avait pas grand-chose à en attendre. Les Palestiniens et les Israéliens se sont déjà rencontrés au moins sept fois pour essayer se mettre d’accord sur un langage à tenir, sans que rien de substantiel ne se matérialise pour l’instant. Condoleeza Rice a fait la navette pour essayer de rapprocher les deux parties supposées, les Israéliens et les Palestiniens.
Pourquoi une telle urgence à ces heures étranges de l’administration Bush, alors qu’il ne lui reste qu’un an à peine en fonctions ? Pourquoi cette urgence alors qu’au cours des sept dernières années, l’administration Bush a traité les Palestiniens plutôt à la légère et ne les a placés au centre d’aucune initiative d’importance au Moyen-Orient. Si on se souvient, après le 9 septembre 2001, l’administration Bush a considéré que la paix au Moyen-Orient, et en particulier en Palestine, passait par Bagdad. C’était le grand sujet des néo-conservateurs tels que l’American Entreprise Institute, Dick Cheney, Scura Libby, Donald Rumfeld ou encore Paul Wolfowitz.
Toutes ces personnalités étaient convaincues que pour avoir une paix israélo-palestinienne, il fallait aller en Irak et éliminer la menace Saddam Hussein. Pourquoi était-il tout à coup crucial de l’éliminer pour obtenir la paix israélo-palestinienne ? Parce qu’avec Saddam Hussein sorti de la scène, les Palestiniens n’auraient plus de parrain. Ils n’auraient plus cette base de soutien, que leur offraient les derniers vestiges du nationalisme arabe, même déformé comme celui de Saddam Hussein, très dilué. Ainsi les Palestiniens seraient forcés d’accepter la pax americana américano-israélienne pour le Moyen-Orient, d’accepter de vivre dans un territoire palestinien qui ressemble à un bantoustan tel qu’il a pu exister au Pakistan ou en Afrique du Sud. On voit où cette idée nous a menés : à un échec lamentable pour ce qui est d’amener quelque paix que ce soit aux Palestiniens ou au « Grand Moyen-Orient ».
A présent, le nouveau projet est le « containment » de l’Iran. Souvenons-nous de l’administration Reagan et de sa politique de double « containment » : il fallait « contenir » le nationalisme arabe d’un côté et de l’autre, le fondamentalisme islamique dans sa forme iranienne, le fondamentalisme chiite. Ces deux objectifs de politique étrangère de l’administration Reagan, Bush senior et l’administration Clinton en ont hérité. Il y avait donc un effort constant de contenir ces deux aspects : le nationalisme arabe et le fondamentalisme islamique, l’insurrection islamique au Moyen-Orient, représenté par l’Iran.
Aujourd’hui, le programme irakien est à terre et les néoconservateurs font un « come back » sur le thème : « les vrais hommes » vont à Téhéran. Ils s’agitent pour obtenir une attaque sur l’Iran. Cibler l’Iran, continuer le deuxième objectif, à savoir le “containment” du fondamentalisme islamique à la tête du chiisme.
A une époque, les Etats-Unis soutenaient les talibans. Au début, ils voulaient que les talibans réussissent pour créer un conflit entre les sunnites et les chiites. Le fondamentalisme sunnite contre le fondamentalisme chiite afin de les neutraliser, de les « contenir » tous les deux. Cela fait partie de ce qu’on appelle la stratégie du « containment », qui consiste à dévier systématiquement les ressources de votre ennemi dans des conflits secondaires. Si le fondamentalisme sunnite affronte le fondamentalisme chiite, leurs ressources pourront être épuisées. A présent que la campagne d’Irak a échoué, il faut contenir l’Iran.
Pour cela, il faut constituer une nouvelle coalition sunnite. Et donc convaincre des éléments du monde sunnite que l’Iran est une menace pour eux afin qu’ils propagent l’idée que « l’Iran est notre principal ennemi ». Mais pour cela, il faut s’occuper de la question palestinienne. Les Etats-Unis doivent trouver le moyen que l’Iran et les forces progressives au Moyen-Orient ne puissent pas rallier la cause palestinienne ni dénoncer le fait que les projets américains dans la région sont basés sur l’échec et sur une entreprise coloniale qui continue à se dérouler en Palestine. Alors pourquoi tant d’urgence à propos de cette conférence du 27 novembre ?
Parce qu’il doivent rassembler cette coalition et qu’un des éléments nécessaires pour les Saoudiens, les Egyptiens, les Marocains et les Jordaniens qui veulent en faire partie, c’est de se débrouiller pour que la question palestinienne soit remplacée à la Une des journaux par le « containment » de l’Iran. Alors seulement ils pourront faire basculer l’opinion publique arabe et les convaincre de soutenir l’invasion de l’Iran. C’est leur hypothèse, la stratégie qu’ils suivent. Cette conférence est venu à un moment critique pour faire avancer le projet israélo américain pour la région, qui est aussi celui des élites arabes.
A propos du conflit entre le Hamas et le Fatah, comment avez-vous analysé ce sommet sur le Moyen-Orient et le soutien affiché à Abbas contre le Hamas ? Comment Abbas peut-il négocier la question palestinienne alors qu’il ne contrôle pas la moitié des territoires et ne dispose pas de la légitimité requise ? Comment s’est joué ce conflit au milieu de cette conférence ?
Cette conférenc a contenu beaucoup d’éléments. Un des objectifs est de donner de la crédibilité à Abbas. Les Américains veulent qu’il ait l’air présidentiable. Pour cela, il faut l’entourer d’un groupe de gens importants et prendre des photos. Tout l’aspect cérémonial est là. C’est pourquoi ils ont souhaité que les principaux Etats soient présents, comme l’Arabie saoudite. Donc ce que j’ai vu, c’est qu’ils essaient de construire une image d’Abbas et en même temps ils mettent le Hamas sous pression dans la bande de Gaza. Comment mettre la pression ?
En réduisant les ressources qui entrent. Mais sans couper tout à fait les vivres, parce que sinon les gens vont finir par mourir de faim. Simultanément, il ne faut pas que l’Iran puisse en profiter pour augmenter son aide aux Palestiniens, parce qu’alors il n’y a plus de moyen de pression dans les Territoires. En bref, les objectifs de la conférence étaient :
1) Rendre Abbas présidentiable, créer sa crédibilité, donner l’impression que la communauté internationale, cette chose nouvelle que l’on appelle « communauté internationale », croit en Abbas.
2) Assurer des ressources pour l’Autorité Palestinienne. Les membres du G8 et les 10 pays industrialisés seront présents afin de s’engager à fournir des ressources. Le pari israélo-américain, c’est que les Palestiniens voteront en fonction de leurs intérêts et c’est pourquoi de plus en plus de ressources vont à l’Autorité palestinienne d’Abbas pendant qu’on affame l’Autorité palestinienne du Hamas dans la Bande de Gaza.
Après le sommet, quand Abas est rentré , on lui donnera les clés de la société palestinienne avec les ressources et la crédibilité. Alors on resserrera encore l’étau sur les Palestiniens de Gaza pour qu’ils comprennent qui est le chef et comment ils doivent se conduire. Mais voilà, tout cela fonctionnerait magnifiquement s’il n’existait pas une communauté de colons israéliens avec leurs propres idées et leurs propres projets.
Pour les colons, même Abbas, avec tout ce qu’il représente, est inacceptable, parce qu’ils n’ont pas renoncé au « Grand Israël », c’est-à-dire une terre sans peuple au sens littéral du terme. C’est pour cela qu’Abigail Lieberman, le vice premier ministre israélien, pense que les Palestiniens doivent tous être « transférés » des Territoires occupés et qu’il existe déjà un Etat palestinien qui s’appelle la Jordanie. Il est le numéro deux du gouvernement d’Olmert. Israël n’est donc pas prêt à affronter ses colons. Et même si demain Abbas vendait les droits de sa propre mère ils répondraient : « Ce n’est pas suffisant. Ce que nous voulons c’est que vous et vos cousins, oncles, sœurs, frères et tout le monde preniez vos valises et que vous partiez de l’autre côté du Jourdain. Alors, nous aurons une solution acceptable. »
Il y a 530 000 colons dans les Territoires occupés et ils sont lourdement armés. Beaucoup font partie des patrouilles frontalières, c’est-à-dire de l’élite militaire israélienne. La société israélienne en général, et encore moins le gouvernement, ne peuvent s’opposer à eux parce que ce serait nier l’idée historique du sionisme, du retour sur la terre donnée par Dieu. C’est un aspect majeur de la société israélienne, et même si les Palestiniens se débarrassaient du Hamas et renonçaient à tous leurs droits, il resterait ce problème au centre de la scène.
A propos de la récente manifestation organisée en mémoire de Yasser Arafat à Gaza, les médias désignaient le Hamas comme responsable des violences et rapportaient que des membres du Fatah criaient à des militants du Hamas « Chiites ! Vous êtes des chiites ! » N’est-ce pas une façon de transposer dans la politique locale le conflit sunnites-chiites que l’empire essaie de créer dans la région ?
Avant de répondre à cette question, je veux préciser ceci : dans le monde sunnite, en Egypte par exemple qui est sunnite à 99 %, ainsi qu’en Jordanie, en Arabie Saoudite, au Yemen, au Maroc, en Algérie, en Tunisie et même en Malaisie et en Indonésie, la personnalité la plus populaire est Hassan Nasrallah, le dirigeant du Hezbollah, le groupe chiite libanais. Il est suivi, en termes de popularité, par le président d’Iran. Dans le monde sunnite ! Dans les milieux populaires s’entend, pas parmi les dirigeants politiques. Mis à part le langage problématique qu’utilise d’Ahmadinejad, ses propos sur l’Holocauste par exemple sont inacceptables.
S’il voulait vraiment en parler, alors il aurait dû organiser une cérémonie à la mémoire des victimes et inviter les ambassadeurs européens à présenter leurs condoléances et aussi à commencer à s’excuser pour les croisades. Je pense qu’en niant des éléments historiques de l’holocauste, il a joué en faveur des Européens au lieu de les mettre au défi et de distinguer le monde musulman de l’histoire européenne. Je pense que c’est très problématique et que c’est une erreur stratégique de sa part. Mais après avoir dit ça, Hassan Nasrallah et Mahmoud Ahmadinejad sont les plus populaires pour une raison : ils ont été capables d’articuler le sentiment populaire, de la rue, du monde musulman et arabe.
Ils dénoncent les contradictions dans lesquelles se trouvent les Etats-Unis et l’Europe, ils rappellent à chaque fois qu’on parle de liberté qu’il y a un ensemble qui s’appelle Israël qui repose sur l’occupation des Palestiniens. Ils refusent d’accéder aux demandes des Etats-Unis d’appeler à la reconnaissance du droit d’Israël à avoir un pouvoir incontesté dans la région. Ils dénoncent le fait que, tout en poursuivant leurs programmes nucléaires, les Etats-Unis et les Européens demandent à l’Iran de stopper le sien sous prétexte qu’Israël est tout proche, et pourtant personne ne parle de ce que prépare Israël. De plus, Nasrallah a gagné la guerre l’été dernier.
Sauf peut-être aux yeux de quelques-uns à Washington et de quelques commentateurs de Fox News incapables de reconnaître la réalité quand ils la voient, le Hezbollah a infligé une défaite au Sud-Liban, dont les effets psychologiques sont bien plus importants que la défaite limitée sur le terrain. Israël n’est plus incontesté dans sa capacité à infliger la douleur. Le pouvoir d’Israël était incontesté avant l’été 2006 dans le sens où l’armée israélienne pouvait attaquer n’importe où avec ses avions sans avoir à souffrir de perte sur son propre territoire. Le développement des missiles à courte et moyenne portée par le Hezbollah lui a permis de faire jeu égal en termes de capacité à infliger la douleur.
En un mot, la gravité des dégâts psychologiques de cette bataille a transformé le Hezbollah en une force majeure, un symbole du défi à Israël dans le monde arabe et musulman. Hassan Nasrallah est donc la personne la plus populaire du monde arabe et musulman, sunnites et chiites confondus. Pour ce qui est des relations entre le Fatah et le Hamas, il est intéressant de noter qu’il représente à petite échelle la dynamique dans le Moyen-Orient et au niveau mondial. D’un côté, le Fatah représente l’ancien régime pour les Palestiniens.
Les anciens dirigeants, corrompus qui fonctionnent à l’intérieur du cadre des élites du monde arabe. Ils ont pris des engagements à l’intérieur du cadre israélo-américano-arabe sur les conflits et sur la façon dont la région doit être gouvernée et administrée. Ils sont prêts à accepter toute aide financière pour maintenir le status quo.
En face, vous avez le Hamas, qui doit aussi être considéré en terme de classes. La force du Hamas est dans les camps de réfugiés, dans les plus basses couches de la société. Les dirigeants du Hamas viennent majoritairement de la Bande de Gaza qui ne possède aucune ressource. Ils font partie de la jeune génération qui vit sous occupation, pas des dirigeants de Tunisie comme ceux du Fatah. Ils ont grandi en appelant de leurs vœux un changement dans le paysage stratégique.
Que pensez-vous du « Nouveau Moyen-Orient » que propose l’administration Bush et quel effet cela a-il sur le conflit entre le Hamas et le Fatah ?
Le « nouveau Moyen-Orient » des Etats-Unis est essentiellement une continuation du passé colonial avec de nouveaux « managers ». Au contraire, le Hamas représente une identité politique particulière. Il est parfois problématique, mais il affirme que nous avons une façon différente, une attitude différente, une notion différente du Moyen-Orient qui devrait appartenir à son propre peuple. Ce qui s’est passé lors de la récente manifestation à la mémoire d’Arafat à Gaza est toujours sujet à différentes interprétations.
Ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu tentative de retourner le cours des choses. La prise du pouvoir par le Hamas dans la Bande de Gaza été ressentie comme un échec par le Fatah qui voulait ramener la Bande de Gaza sous sa bannière. Mais cela ne suffisait pas : il fallait aussi que l’échec du Hamas soit total, pour ne pas laisser l’ennemi enregistrer un succès. Et ce besoin de voir le Hamas échouer dans son gouvernement a une dimension plus large au Moyen-Orient. L’Egypte fait face à un puissant mouvement musulman. Tout indique que s’il y avait des élections aujourd’hui en Egypte, les Frères Musulmans gagneraient sans même avoir à descendre dans la rue pour faire campagne. En Jordanie, des élections se tiendront l’année prochaine et toutes sortes de magouilles ont déjà été faites pour s’assurer que le choix des gens ne sera pas respecté.
En Afrique du Nord, presque tous ces régimes font face à une forte identité musulmane et si des élections libres avaient lieu, l’islam politique gagnerait. Le Hamas représente la possibilité de réussir. Sans parler de leur programme social ou économique, ils ont réussi à se faire élire lors d’élections libres et démocratiques. Aucune violence, pas un seul mort pendant les élections. Et s’ils avaient la possibilité de gouverner, ils rompraient avec les a priori eurocentriques : tout à coup, ils pourraient prier et gouverner. Dans la pensée européenne depuis le 17e siècle, le problème dans le monde musulman est qu’ils continuent à être musulmans et qu’ils s’agrippent à un texte, le Coran, qui n’a aucune valeur.
Donc ils doivent abandonner leur pensée islamique et rattraper leur retard par rapport à la pensée européenne. Le problème, c’est qu’on ne peut jamais rattraper, parce tout ce qu’on fait dans ce cas là, c’est se transformer en une mauvaise imitation du maître. Et créer un sentiment d’infériorité dans le monde musulman.
Le conflit entre le Hamas et le Fatah montre ce qu’il pourrait se passer dans le Moyen-Orient à l’avenir. Même l’usage du terme Moyen-Orient est très problématique. C’est un terme fabriqué. Aucun habitant du Moyen-Orient dit qu’il est du Moyen-Orient. Le terme est apparu dans la littérature dans les années cinquante et soixante. Avant, on pouvait faire partie du monde musulman, de ce qu’on appelle la péninsule syrienne ou de l’Afrique-du-Nord. Même l’identité qui découle d’un terme politique est sujet à contestation entre le Hamas et le Fatah.
Le Fatah a choisi la définition des Américains, des Israéliens et des dirigeants politiques arabes. Le Hamas essaie de s’affirmer ou de se reconfigurer, en résonance avec la rue, contre le colonialisme, conte le « Nouveau Moyen-Orient », contre les projets américains dans la région. Et quand le Fatah utilise le terme « chiites » ou « Iraniens » contre le Hamas, c’est pour essayer de priver le Hamas de sa légitimité en affirmant qu’ils sont les agents de pouvoirs extérieurs. Mais il est aussi intéressant de noter qu’en disant que les membres du Hamas sont « chiites », ce qui n’est pas péjoratif – les chiites font partie des 1400 ans de traditions islamiques – ils essaient d’utiliser une fois de plus les Iraniens contre les Arabes. Il y a une ancienne rivalité entre les Arabes et les Perses.
Donc ils disent « vous êtes les agents des Iraniens », les agents de ceux qui sont considérés comme Hawari, ce qui dans la terminologie historique islamique signifie « ceux qui se rebellent contre l’autorité religieuse ». Dire « vous êtes Chiite », c’est dire « vous faites partie de ceux qui se sont révoltés contre les dirigeants légitimes du troisième califat d’Oman, comme le quatrième calife Ali. Donc ils essaient de mélanger le contexte politique actuel avec des commentaires historiques, théologiques et religieux afin d’enlever au Hamas ses références religieuses.
Le Hamas est un mouvement sunnite et non chiite et ce que le Fatah essaie de faire c’est de le délégitimer totalement en disant qu’ils ne sont plus les gardiens de la révolution mais seulement les agents de l’Iran dans la région. Ce qui pose la question : au Moyen-Orient, de qui vaut-il mieux être l’agent, des Etats-Unis et d’Israël ou de l’Iran ? Le Fatah devra y répondre
À propos de la rivalité entre le Hamas et le Fatah, on voit des milliers de personnes dans la rue pour honorer la mémoire d’Arafat dans un lieu où le Hamas a gagné les élections. Comment peuvent-elles à la fois manifester leur attachement à Arafat et reconnaître le Hamas comme la nouvelle force politique ?
Je pense que Yasser Arafat est un symbole national. Il traverse les frontières politiques. Peu de gens savent qu’il a fait ses premières armes auprès des Frères Musulmans en Palestine. Il en a été membre de 1947 jusqu’à la fondation de son propre mouvement, en 1956 (certains le situe en 1958). L’essentiel du support qu’il a reçu au début provenait de al-Lkhwan, le mouvement des Frères Musulmans. Plus tard, il a pris ses distances. Mais il conservait un lien historique avec les Frères Musulmans et c’est peut-être ce qui lui permettait de jouer sur les deux côtés simultanément. Il était un maître de l’équilibre des pouvoirs.
Il est une figure nationale. On peut dire qu’il est le père de la société politique palestinienne, avec les problèmes qu’il pose, et il y aurait de quoi en parler. Des gens de toutes affiliations politiques sont sortis pour honorer sa mémoire parce qu’il représente cette identité nationale et qu’il a travaillé dur pour elle. Il aurait pu devenir un des individus riches du Golfe. Il était ingénieur, il travaillait dans le Golfe à une époque où personne n’avait de travail. Cela marchait déjà bien pour lui. Il a quitté cela pour lancer le mouvement révolutionnaire palestinien. Il a lutté pendant une cinquantaine d’années. Il n’est pas étonnant qu’un grand nombre de gens soient sortis pour lui rendre hommage. Abbas et le Fatah veulent utiliser sa mémoire à leur crédit en disant : « nous défendons sa mémoire et sa révolution ».
Je pense qu’Abbas va se trouver dans une situation très difficile parce qu’Arafat a dit « non » à Camp David. Donc la mémoire d’Arafat est aussi une mémoire politique parce qu’en disant « non », il a établit un plafond minimum. Abbas ne peut pas accepter moins que ce qu’Arafat a refusé sans avoir l’air de vendre sa mémoire. Je pense qu’Abbas est prêt à signer n’importe quel type d’accord qui lui garantisse le sauvetage politique dont lui et ceux qui l’entourent ont besoin. Le Fatah essaie de se reconstituer en utilisant Yasser Arafat comme point de ralliement.
Mahmoud Abbas ne peut même pas rassembler 10 membres de sa famille autour de lui, mais s’il utilise Yasser Arafat, il pourrait peut-être y parvenir. La réalité politique à laquelle doit faire face le Fatah en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, c’est que le changement politique dans la société palestinienne a déjà eu lieu. Si l’on se penche sur toutes les élections dans les Territoires occupés depuis 1991 et peut-être même avant 1988, avec le début des élections, (il s’agissait d’élection étudiantes et locales), ce qu’on découvre c’est un mouvement régulier qui va de l’OLP vers le Hamas. Parfois, le Hamas était en coalition avec le FPLP et le FDLP contre le Fatah.
Ce changement dans le corps politique palestinien a déjà eu lieu. Ce que le Fatah essaie de faire, c’est d’empêcher la transformation complète. Mais c’est une bataille perdue, parce qu’ils ont accroché leur wagon aux Etats-Unis et à Israël. Or les Etats-Unis les trahiront à la première occasion. Quant aux Israéliens, la seule chose qui les intéresse, c’est un chef de plantation, et non le membre d’un mouvement de libération. Enfin, ils ont aussi accroché leur wagon aux Jordaniens, aux Egyptiens et aux Saoudiens. Et ainsi ils s’installent dans une structure au niveau local et international qui est déjà discréditée. Je dirais que si les Etats-Unis sont incapables de leur proposer le 27 novembre une solution sensée, les jours politiques du Fatah sont comptés.
S’ils ne proposent rien sur le droit au retour, sur les 11 000 prisonniers politiques, sur Jérusalem pour les Palestiniens et sur les frontières de 1967, ils ne pourront pas revenir vers les Palestiniens et leur dire « vous savez quoi, nous avons signé un accord et cela ressemble à une plantation. Vous pouvez avoir des permis de taxi, vous avez le droit de ramasser vos poubelles, et rien de plus. » Je parie que les Israéliens et les Américains ne sont prêts à céder sur rien.
Les Israéliens ne vont certainement pas faire des concessions pour George Bush. Il est un canard boiteux qui va partir dans 11 ou 12 mois. Pourquoi parieraient-ils sur lui ? Ce que Bush veut peut-être, étant donné ses échecs, c’est entrer dans l’Histoire avec un succès, quel qu’il soit. Et s’il veut attaquer l’Iran, il a besoin de cela. Je ne pense pas que les Israéliens aient l’intention de lui offrir une stratégie de sortie, même dans la question israélo-palestinienne.
Interview réalisée par Claire Liénart (journaliste indépendante) et Ramon Grosfoguel (professeur à UC-Berkeley)
Hatem Bazian est un universitaire palestino-américain. Il est professeur dans les départements d’études du Proche-Orient et d’études ethniques à l’université de Californie à Berkeley (UC Berkeley). Il enseigne à la Boalt Hall School of Law, également à UC Berkeley. Il instruit des cours sur la loi et la société islamiques, l’islam aux Etats-Unis, les études religieuses et les études du Moyen-Orient. En plus de Berkeley, le professeur Bazian enseigne aussi les études religieuses au Saint Mary’s College de Californie et il est conseiller au centre de religion, politique et mondialisation à UC Berkeley et au Zaytuna Institute.
Originaire de Naplouse, dans la Palestine historique, il a immigré aux Etats-Unis pour y poursuivre des études supérieures après avoir terminé le lycée à Amman, en Jordanie. Il a obtenu une double licence en relations internationales et en communication à l’Université de l’Etat de San Francisco (San Francisco State University) tout en préparant une maîtrise en relations internationales avant de s’installer à UC Berkeley pour y achever un doctorat en philosophie et études islamiques.