Comme le faisait remarquer Emmanuel Todd dans son ouvrage Qui est Charlie ?, la pratique de la religion catholique s’est effondrée en France dans les années 1960-1970, celles de la libération sexuelle, de l’explosion de la consommation, bref, de l’américanisation de la société. Les années de guerre et de privations avaient décuplé l’appétit des Européens en général, et des Français en particulier. Les hypers se sont remplis, les églises se sont vidées. L’abondance matérielle a comblé – un temps – les besoins spirituels de la population. Période orgiaque faste symbolisée par La Grande Bouffe, de Marco Ferreri. Mais la satisfaction des désirs immédiats vantés par la publicité a fait oublier que l’Homme ne se nourrissait pas que de pain. Dieu est revenu en force.
Aujourd’hui, par un mouvement de balancier dont les sociétés ont le secret, l’explosion sexuelle est quelque peu retombée, suite à l’épidémie de sida des années 1980-1990. Quant à la surconsommation, la crise économique s’en est occupée personnellement : une partie du travail est partie en fumée (et en Asie), et les Français apprennent à vivre avec moins d’argent. Les hypers se vident, les églises de toutes sortes se remplissent à nouveau : l’Homme a besoin de consolation, et ce n’est pas le sucre qui apportera ce réconfort spirituel. La pratique religieuse sous sa forme passée n’est pas repartie à la hausse, mais le besoin de comprendre le monde et de lui trouver un sens se manifeste grandement.
Après la grande bouffe tous azimuts des années 70, le capitalisme a rebondi en vendant le « mieux » après le « plus ». La qualité plutôt que la quantité. Le bio est apparu, suite aux expériences agricoles des premiers agriculteurs écologistes (qui s’étaient ainsi éloignés de la société de consommation), puis la diététique, avec son respect du corps, une meilleure connaissance de ses besoins et des aliments. Que les anciens savaient déjà fondamentale : tu es ce que tu manges.
« Une pomme mangée avec contentement vaut mieux qu’une perdrix dans le tourment » (Adrien de Montluc, 1616)
De partout surgissent modes, techniques, « trucs » (de grand-mère) censés rendre l’équilibre perdu au consommateur désorienté. On redécouvre alors des secrets perdus depuis des siècles. Par exemple le jeûne, inscrit dans les religions pour plusieurs raisons. D’abord, il y a deux ou trois mille ans, les hommes n’avaient pas toujours le choix : on jeûnait parce qu’on manquait de nourriture. C’est le jeûne forcé, sur lequel nous ne nous étendrons pas. Mais l’homme moderne garde en lui une capacité à ne pas manger, ou manger peu, qui surprend, dans des conditions extrêmes. Ainsi, des prisonniers ont-ils pu survivre dans les camps de concentration soviétiques ou nazis, avec une base nourricière radicalement limitée.
Pourtant, ce n’est pas le jeûne qui est anormal, c’est l’abondance, cette situation de repas quasi permanent que les Occidentaux connaissent depuis l’enrichissement général de la société après les années 1960. Tout le monde ou presque mange à sa faim, et sans interruption. Même les SDF ne meurent pas de faim (mais d’un défaut de solidarité et de relations sociales). Le système digestif est ainsi mis à contribution toute la journée, jusqu’au soir, sans repos, et il est souvent, de ce fait, en saturation. Ce qui explique qu’un jeûne régulier de 40 heures par semaine constitue une excellente coupure pour l’estomac et les intestins.
Concrètement, que se passe-t-il pendant un jeûne, et comment le corps peut-il tenir plusieurs jours sans manger ?
C’est simple, la masse graisseuse du corps (même les maigres en ont) et la masse musculaire sont des réserves de lipides et de glucose. Mais il ne faut pas trop « taper » dedans. Dans Hunger, le film sur la grève de la faim des militants de l’IRA sous Thatcher, qui les laissera crever (Bobby Sands tiendra 66 jours en 1981), on assiste à la lente décrépitude d’un corps qui ne mange plus. Au-delà de deux à quatre jours de jeûne, paradoxalement, le corps change de procédé de consommation glucidique, par la cétose. Le cerveau, qui se nourrit de sucre, trouve d’autres ressources (les corps cétoniques, très bénéfiques), et les efforts physiques et intellectuels ne sont pas bannis, juste ralentis. On vit alors en mode « sur la lune », avec parfois quelques vertiges dûs à une légère hypotension artérielle. Mais toute sensation de faim conjoncturelle a disparu, sauf à être stimulée par un bon petit plat ou de bonnes odeurs irrésistibles... Le corps devient plus léger, l’esprit aussi : on fonctionne à l’économie, on entre dans un rythme plus lent, les échanges avec l’environnement se font plus mesurés. Il s’ensuit une sensation de béatitude – le corps (et ses besoins) s’effaçant au profit de l’esprit –, voire un certain délire mystique. C’est l’essence du jeûne spirituel que prône la bible indienne.
Avant le jeûne nettoyait les péchés, aujourd’hui il nettoie les toxines
Ainsi – message à l’adresse des incroyants – il est tout à fait possible que le Christ ait tenu 40 jours sans manger dans le désert, ce qui a donné naissance au Carême. Aux débuts du christianisme, le jeûne n’a pas au départ l’aspect curatif que la société moderne met en avant : il est de l’ordre de la pénitence (dans le sens d’une conversion de l’esprit pour ceux qui se sont éloignés de Dieu et de ses enseignements, symbolisés par les Évangiles), ou de l’apprentissage de l’humilité face à son Créateur. Le jeûne, aux côtés de la prière et de l’aumône, constitue la pénitence, qui permet le nettoyage des péchés. Un lavage intérieur. Selon Thérèse de Lisieux, c’est en se privant volontairement de nourriture qu’on trouve ou retrouve son lien à Dieu.
Le Carême est, pour ceux qui l’ignorent, un rappel du jeûne de Moïse avant de recevoir les Tables de la Loi, puis de celui du Christ dans le désert, soumis à la tentation pendant 40 jours, et sorti vainqueur. Ces 40 jours étant trop durs à tenir pour les premiers chrétiens, souvent soumis à un labeur physique, ils se sont réduits progressivement. D’ailleurs, l’église catholique ne les impose plus.
Il s’agit d’une régénération morale, qui passe par une purification du corps, dans tous les sens du terme. Celui qui reçoit la communion après ces 40 jours de retenue doit être « tout esprit ». Le jeûne catholique a évolué avec le temps, et avec les régimes politiques de l’Église. Le Carême est donc passé de 40 jours à un Vendredi (saint) et un Samedi (saint) par semaine, 40 jours avant la résurrection de Pâques (le dimanche 27 mars cette année), puis à une journée d’abstinence, et enfin à une journée sans viande (pratique pour les pauvres), voire une réduction du nombre de repas, un repas repoussé… de quelques heures. Résumé : pendant le Carême, on ne se gave pas, on vit – si possible – comme des pauvres.
Avoir faim... de Dieu
Une pratique récurrente destinée à renforcer l’esprit au détriment du corps. Ce qui est, concrètement, le cas : le mental prend le pas sur les besoins corporels basiques. La volonté empêche le corps de se nourrir (trop), la vertu domine le vice, en quelque sorte. C’est une prise de pouvoir sur soi, qui fait découvrir une force insoupçonnée. Ainsi, le jeûneur moderne retrouve-t-il sans le savoir l’essence du jeûne chrétien. Les bobos, pendant les week-ends qui associent marche à pied et « détox », font-ils autre chose que de retrouver les vertus de la retraite spirituelle des chrétiens ? Du pèlerinage ? Il ne serait pas étonnant que la redécouverte du jeûne soit une renaissance du Carême… inscrite dans nos gênes !
N’oublions pas le jeûne musulman, le saoum pendant le ramadan, qui lui repousse les agapes en fin de journée, toujours sur 40 jours, après le coucher du soleil. L’Église a elle développé au cours du temps, toute une typologie de jeûnes, abstinences ou Carême (dérivé de quarantième). À distinguer, le petit Carême (ou les 40 jours d’avant Noël) du grand Carême, celui de Pâques. Assez opportunément, le jeûne d’avant Noël permettait de faire passer une période difficile pour les pauvres, l’hiver étant la saison préférée des famines et autres disettes.
Après l’abondance, le détachement des biens matériels
Aujourd’hui, le jeûne associé à une meilleure connaissance du corps rejoint par hasard ou déterminisme le jeûne spirituel des vrais chrétiens ; ce n’est pas antinomique, science et religion se croisent parfois où on ne les attend pas.
L’homme moderne cherche à reprendre main sur sa propre vie – qui lui échappe de plus en plus par sa complexité croissante et le dynamitage (terroriste) des valeurs qui ont construit l’individu, la famille et la société –, à séparer ses besoins fondamentaux de ses besoins superficiels, et le jeûne est parmi d’autres un moyen d’accéder à un autre rapport au corps, aux autres, et à Dieu, pour ceux qui y croient. Le jeûne s’accompagne sans conteste d’un renforcement moral. En dominant la faim, l’homme domine son animalité, ses désirs, ses pulsions, et accède ainsi à une transcendance qu’il avait perdue. On en revient à la vraie-fausse disparition de la pratique religieuse, qui réapparaît en fait ailleurs, sous une autre forme. Dieu est immortel, et surprenant !
Sans aller jusqu’au sage hindou qui se cloue une oreille à un arbre pour ne vivre que de méditation et de mendicité, montrant par là sa supériorité morale sur les autres, mus par la peur, la faim et l’ambition, on peut aujourd’hui coupler le besoin naturel de spiritualité avec une connaissance de plus en plus précise du corps et de ses possibilités. Nous n’avons pas fini de découvrir notre univers intérieur.
Le Carême commence le Mercredi des Cendres (celles de Rameaux bénis), 40 jours avant Pâques (nous y sommes) pendant lesquels le chrétien doit retrouver sa foi, ou une foi plus pure, et se réconcilier avec son Dieu. Un retour annuel vers les fondements de l’enseignement du Christ, même si tout n’est pas possible, même si c’est difficile : il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu.… En revanche, ce qui est possible, pour soi, c’est de manger frugal, et de nourrir ceux qui ont faim.