C’était le site des geeks avant qu’on les appelle comme ça. Des geeks intelligents et informés, pas les é-consommateurs frénétiques. Il y a 20 ans, il y avait 2 Internet : celui pour les amateurs, qui y trouvaient des textes et des images jamais vus ailleurs, et parfois interdits, et celui pour les pros, qui en connaissaient la construction, les sous-couches, et qui en devinaient le développement. Numerama s’adressait à cette seconde catégorie dont les échanges sur les forums (ou fora) dédiés étaient du chinois pour le pékin moyen.
Numerama avait une image à la fois pro et proche des internautes – proche des pros – avec une info toujours pertinente, toujours en avance. Et à la pointe des combats comme le téléchargement légal/illégal, le droit d’auteur, la surveillance, c’est-à-dire le politique, toujours avec mesure et précision. On en parle au passé parce que tout porte à croire qu’un virage – et un sacré virage – a été pris. En 2015, après 13 ans de bons et loyaux services à la tête de sa société, Guillaume Champeau revend son navire amiral au groupe Humanoid.
« Il était évident pour moi depuis plusieurs années que Numerama devrait un jour intégrer un groupe de presse capable d’apporter son énergie et ses moyens humains pour réaliser le média dont j’ai toujours rêvé, qui non seulement traiterait sans concession des problématiques que j’ai voulu soulever, mais qui irait bien au-delà. »
On conçoit qu’il est difficile de trouver un nouveau papa pour son enfant. Et Guillaume trouve Humanoid, le meilleur choix selon lui :
« Et puis finalement, c’est presque par hasard que j’ai rencontré cette année Ulrich, Baptiste et Pierre-Olivier, qui avaient démontré avec FrAndroid et leur groupe Humanoid une capacité à développer rapidement malgré la crise du secteur un média puissant, auto-financé, de qualité. Ce fut tout de suite une évidence pour nous tous qu’il fallait travailler ensemble pour écrire le nouveau chapitre de Numerama.
Non seulement le courant est parfaitement passé entre nous, ce qui était primordial, mais chaque phrase de l’un complétait naturellement celle de l’autre sur ce qui faisait les valeurs, la force et les faiblesses de Numerama, sur ce que devait devenir le nouveau Numerama, et sur ce que l’on pourrait concrètement faire ensemble.
Pour la première fois, j’avais face à moi une équipe enthousiaste avec laquelle je me sentais parfaitement à l’aise, et dont je ressentais toute la volonté de créer le meilleur média possible sans trahir ce qui fait l’originalité et l’histoire de Numerama. Son indépendance et sa taille humaine étaient une garantie supplémentaire. »
Guillaume, tout à son excitation, parle alors d’« avenir radieux », comme Staline dans les années 30. Il reste rédacteur en chef du titre, mais se débarrasse de l’horrible paperasserie qui plombe tous les créateurs. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes virtuel quand soudain, c’est le drame (on simplifie un peu l’histoire), sous la forme d’un article de la nouvelle équipe qui devait tout casser. Et ça va tout casser.
L’objet du délit ? Un long, très long article de Corentin Durand daté du 23 juin 2017 et sobrement intitulé « Les Engagés, Pride, La Belle Saison… : l’engagement LGBTQI+ en œuvres et en streaming ». Un interminable dépliant publicitaire pour « la marche parisienne des fiertés » qui a lieu le même jour avec plein de vidéos encourageantes pour les minorités brimées. C’est comme si E&R avait été revendu à un groupe média, et que le premier contenu de la nouvelle « association » soit une interview de Meyer Habib en duplex de Tel Aviv avec Enrico Macias en fond musical. Un changement de contenu qui aurait du sens, et un sens certain. Et il n’y en a pas que pour le lobby LGBT...
Pourtant, fin avril 2017, E&R avait déjà eu un avant-goût brutal du changement d’orientation du site avec un article qui n’aurait pas existé dans le vrai Numerama.
« Avec 13 années d’expertise et des milliers de publications, une communauté fidèle, une équipe de journalistes reconnue et experte, ainsi que le savoir-faire d’Humanoid, Numerama a pour vocation de devenir cette référence :
Tech, pop culture, business, sciences et politique constituent les cinq piliers sur lesquels Numerama souhaite devenir prescripteur
La priorité absolue est donnée à l’information indépendante de qualité : recherche, analyse, reportage, enquête, guides et actualités creusées sont à retrouver chaque jour sur le média »
Ceci dit, le nouveau partenariat avec Humanoid prévoyait d’après le communiqué de presse ci-dessus d’apporter un volet « pop culture » à l’ensemble, ce qui dissout mais élargit le cœur de métier de Numerama. Sauf que là, avec cette publicité criarde pour le lobby LGBT, on n’est même plus dans le publi-rédactionnel (publicité sous forme d’article très prisée par la presse écrite) mais on est dans la propagande lourde.
Le virage aura mis deux ans, mais il est clair : l’oligarchie et ses minorités régnantes ont mis la main sur le petit joyau indépendant. Heureusement, avant même cette catastrophe éditoriale, Champeau avait quitté la rédaction en chef de Numerama – c’était en 2016 – pour devenir le directeur des relations publiques de Qwant, le moteur de recherche non intrusif dont on a déjà parlé sur E&R. Qwant, c’est une initiative française et européenne qui vise à tenir, un jour, la dragée haute à Google qui est devenu en moins de 20 ans (le groupe situé à Mountain View est né en 1998) le plus grand surveillant du monde. Tous les empires se sont effondrés un jour, on peut donc encore rêver.
- Humanoid absorbant Numerama
L’histoire de Numerama est celle de tous les médias indépendants ou subversifs qui réussissent : devenus importants, c’est-à-dire sensibles pour le pouvoir, ils finissent souvent par être engloutis par un plus gros requin qui digère la partie dérangeante pour le pouvoir et rend un ensemble beaucoup plus dans la ligne dominante. Un processus qui se fait généralement de manière subtile, avec un étalement dans le temps.
Les créateurs à l’origine de telles réussites restent des créateurs, c’est pourquoi ils confient la gestion de leur bébé devenu trop grand à des entités dont c’est le métier. Cependant, les nouveaux « parents » peuvent avoir d’autres principes éducatifs… qui appraissent au fil du temps. Numerama est donc mort pour ses aficionados, les défenseurs du logiciel libre et de l’esprit libertaire des origines. Avis aux amateurs d’informations indépendantes dans les domaines de l’informatique et du numérique : la voie est libre, le créneau est à prendre.
On souhaite à Qwant le même avenir que Google – la CIA en moins – et à Champeau de grands succès dans sa nouvelle entreprise. Il le mérite.