Une des choses dont on ne parle pas beaucoup, dans les médias, c’est l’insistance avec laquelle il est question, en Israël, d’attaquer l’Iran. La rumeur, dans la rue israélienne, dit qu’une attaque aérienne contre les réacteurs nucléaires de l’Iran est imminente.
Cela fait pas mal de temps, déjà, qu’une « bonne guerre » démange Israël. L’agression foirée contre le Liban, en 2006, a provoqué un désarroi psychologique, le but n’ayant pas été atteint, et cela n’a conduit qu’à l’approfondissement du chiasme entre les milieux politique et militaire, en Israël. Un ami israélien m’a dit, dégoûté, l’autre jour, qu’il règne là-bas une ambiance d’ « orgasme national », à l’idée de s’en prendre à l’Iran. Ainsi, paradoxalement, tandis que les habitants de Gaza se reçoivent des bombes sur la tronche, tous les Israéliens ne parlent que d’une seule chose : l’attaque annoncée contre l’Iran. Mais pas si paradoxalement que ça, car il y a un lien, entre les deux…
Les problèmes sociaux d’Israël se sont aggravés de manière exponentielle, ces quinze dernières années. L’Israël d’aujourd’hui, c’est un Israël qui est bien différent de celui où j’ai grandi. Il y règne plus de crime violent et organisé que par le passé, et il y a plus de violence domestique et de maltraitance à enfants que jamais. Il y a plus de drogue en circulation, et plus de consommation, et ils ont aussi des gens bourrés au volant, chose que je n’avais jamais connue quand j’habitais encore dans ce pays. Cela trouve un écho dans les rapports officiels, et aussi dans la presse quotidienne. Mon frère, qui habite en Israël, m’a raconté que des soldats faisant leur service militaire dans les territoires palestiniens occupés, où ils font régner la brutale occupation israélienne, ne rentrent chez eux, le week-end, que pour se retrouver impliqués dans des bringues alcoolisées et dans des assassinats. Impensable, ça, de mon temps…
Les Israéliens n’ont jamais été particulièrement tendres pour leurs propres compatriotes. C’est d’ailleurs, de fait, une des raisons qui ont fait que j’ai quitté ce pays. Tandis que j’allais sur la trentaine, j’ai commencé à ne plus supporter l’atmosphère inamicale, brutale et impitoyable qui m’entourait. Israël était un endroit dur à vivre, non pas à cause de nos soi-disant « ennemis », mais bien à cause de la manière dont les Israéliens se traitaient entre eux. Vous auriez pu croire qu’il s’agissait de gens tous ennemis les uns des autres, et absolument pas d’un peuple qui aurait eu en commun une quelconque sorte d’héritage partagé… La seule chose qui pouvait, à la rigueur, unir les gens et susciter, très fugitivement, un peu plus de gentillesse et de sens de l’entraide, c’était un sentiment d’être confronté à une menace collective, et en particulier à une « bonne guerre globale ». J’ai vécu la guerre de 1967, et l’euphorie nationale qu’elle généra, et aussi la guerre du « Yom Kippour », en 1973, ainsi que la guerre d’usure, qui lui succéda. Au moment de l’invasion du Liban, en 1982, j’étais moi-même au service militaire. La dernière guerre que j’aie vécue en Israël fut la guerre du Golfe, en 1991 : un missile Scud irakien avait atterri à quelques mètres seulement de mon immeuble, à Ramat-Gan, près de Tel-Aviv…
Je me souviens très bien de l’atmosphère avant, pendant et après les guerres. C’était les meilleurs moments. Vous pouviez sentir un changement, palpable, dans l’air. Les gens semblaient avoir un sens renouvelé des proportions des choses. Même des querelles de famille ou de voisinage de longue date étaient mises de côté, et tout le monde aidait tout le monde. Il y avait davantage de patience, et nous, les enfants, nous recevions beaucoup moins de torgnoles. Bien que j’eusse été terrifiée par les guerres, je me rappelle aussi avoir ressenti de l’excitation. Il faut dire qu’il y avait un truc qui aidait : le fait que nous adhérions tous au mythe selon lequel nos quatre guerres, toutes les quatre, étaient du type « milchemet ein breira » : « des guerres où nous n’avions pas le choix ». Le genre de guerre qui nous était imposé, et dans lesquelles nous devions nous impliquer « à notre corps défendant », et uniquement afin de nous défendre. Nous croyions aussi au « tohar ha’neshek », la « pureté de (no)s armes », c’est-à-dire à ce mythe selon lequel nos soldats se comportent, toujours, honorablement, et ne tuent que lorsqu’ils n’ont pas d’autre choix, et jamais des civils sans défense. Nous étions toujours les « braves gars », dans toutes nos histoires collectives, ce qui, bien entendu, ne faisait qu’ajouter au vague sentiment patriotique général.
Israël, et aussi, sans doute, le reste du monde, refusent de voir que les problèmes d’Israël sont la conséquence directe d’un trauma juif profondément atavique, et de ses conséquences. La réponse d’Israël à ce trauma consista à s’armer jusqu’aux dents et à devenir un pays incroyablement agressif, tout en perpétuant, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, le mythe de la victimitude et de la bonté. En tant que psychothérapeute, je reconnais cette réaction à un trauma. Certaines personnes qui ont été traumatisées réagissent à ce trauma en devenant très puissantes et absolument effrayantes. C’est une réaction au fait d’avoir été blessé, et une réponse au désir de ne plus jamais être meurtri.
Malheureusement, ça n’est pas, là, une bonne manière, une manière complète, de vivre. C’est un mode de vie qui perpétue des conflits intérieurs, qui conduit à l’isolement et qui suscite l’animosité chez les autres. Il est très difficile de semer la bonne volonté et la gentillesse dans le monde quand son propre monde intérieur est fondé sur un fondement hostile. Ce qui vaut pour les individus vaut aussi pour des sociétés tout entières. Israël avait eu une chance de cicatriser son passé juif traumatisé, mais, en lieu et place, il a délibérément choisi de perpétuer le trauma et de le transmettre de génération en génération. La création même de l’Etat d’Israël est une réaction à un trauma.
Dès lors que vous comprenez la dynamique du trauma et les solutions que les gens s’efforcent d’y trouver, vous êtes en mesure de comprendre pour quelle raison l’existence d’Israël a depuis toujours été affectée par le trouble. Le fait qu’Israël n’ait jamais utilisé son système d’éducation ni ses institutions nationales afin de faciliter sa guérison du trauma est bien triste, mais c’est quelque chose de classique. Le trauma devient a ce point une partie intégrante de la personnalité de la victime que guérir reviendrait à changer la fondation-même de qui vous êtes, et c’est là quelque chose que la plupart des gens (quant à des cultures entières, n’en parlons même pas) sont rarement préparés à faire.
Beaucoup d’Israéliens qui ont quitté le pays l’ont fait pour les mêmes raisons que moi. Nous étions tous en quête d’un mode de vie plus calme, plus sympathique, dans lequel les gens pouvaient se montrer amicaux et serviables les uns envers les autres, plutôt que déplaisants et suspicieux. C’est dur, de quitter son foyer, mais si votre pays est à ce point douloureux, vous n’avez qu’une possibilité, c’est partir, parce que le prix personnel que vous devriez payer pour rester est plus élevé que le prix du chagrin de perdre votre maison.
Le dernier crime de guerre en date, en train de se dérouler à Gaza, et l’insistance lancinante, dans les conversations, sur une attaque contre l’Iran, sont une réponse à une nouvelle phase, dans le cycle du trauma collectif israélien. En effet, le trauma obéit, toujours, à une dynamique cyclique. Il est difficile de vivre avec, avec cette peur et cette méfiance de tous les instants. C’est épuisant et démoralisant, et cela peut épuiser les moindres parcelles d’énergie que vous veniez justement de rassembler dans la matinée, avant de vous atteler à vos tâches quotidiennes. Les gens peuvent continuer ainsi durant un certain temps, en vivant, pour ainsi dire, au jour le jour. Mais inévitablement, tout a une fin, et la vie devient invivable.
C’est là habituellement un moment très familier, dans le cycle, et celui qui en souffre pensera, le plus souvent : « Oh, non ! Pas : encore une fois ! ». En ces instants-là, les gens recherchent quelque chose désespérément, une sorte de solution temporaire leur permettant d’alléger leur souffrance, que sais-je, un nouveau régime alimentaire, un nouveau job, des rénovations de leur appartement, ou alors, tiens, pourquoi pas : la guerre. Cela s’accompagne, très souvent, du sentiment désespérant que, cette fois-ci, ils vont trouver la solution suprême à tous leurs problèmes, et que tout ira très bien une fois cette phase achevée. Je pense que les Israéliens croient réellement que s’ils peuvent écraser le Hamas, à Gaza, tous leurs problèmes seront aplanis et qu’ils pourront vivre heureux à jamais, libérés des roquettes Qassam ou de toute forme de résistance palestinienne. La question du futur des Palestiniens n’entre même pas dans l’équation. Quand vous souffrez d’un traumatisme, votre pensée est en permanence à courte-vue et autocentrée. La focalisation se fait, toujours, sur votre propre survie à court-terme.
Le trauma s’accompagne souvent du déni, et les gens passent leur vie à rechercher des solutions en-dehors d’eux-mêmes. Dans les réponses agressives et violentes au trauma, les gens vont croire que c’est « cette personne », en particulier, ou « ce groupe » qui est en train de causer leur problème, et ils vont tenter de faire quelque chose pour les atteindre ou les éliminer. En fin de compte, les gens recourent à la thérapie, une fois qu’ils ont tout essayé et qu’ils prennent conscience que des mesures externes en sauraient solutionner leur problème, qu’il y a peut-être quelque chose, en eux-mêmes, qu’ils doivent régler. Malheureusement, les traumatisés du type agressifs sont très rares à en arriver au stade de la thérapie. Beaucoup d’entre eux finissent en tôle, en lieu et place. Des gens souffrant de trauma non guéri peuvent être destructeurs, pour les autres, mais en fin de compte, ils vivent une vie invivable, et ils ont un comportement autodestructeur. Bien des mesures qu’ils vont prendre, tout au long de leur existence, s’avèreront contreproductives, et elles finiront par leur faire autant de mal qu’ils en font à autrui.
Les Israéliens ont fait des Palestiniens un « problème » perpétuel, afin d’avoir quelqu’un à accuser à chaque fois que leur trauma atteint son point cyclique ingérable. Si Israël avait voulu résoudre son problème avec les Palestiniens, il aurait pu le faire depuis fort longtemps. Il aurait pu commencer par reconnaître l’épuration ethnique de 1948, puis offrir un droit au retour et des compensations aux réfugiés, conformément à la résolution 194 de l’Onu, de décembre 1948, et l’affaire aurait été réglée. Mais pour ce faire, Israël aurait dû renoncer à son rêve raciste et antidémocratique d’être un Etat exclusivement juif. Et le fait d’être un Etat exclusivement juif, c’est, en soi, une réaction au trauma juif.
Celui-ci repose sur l’idée, très simple, que les juifs ne sont pas en sécurité avec des non-juifs et que, par conséquent, ils ont besoin d’avoir un Etat en propre, où ils puissent vivre séparément, et donc en sécurité. Mais renoncer à ce rêve requerrait une réévaluation complète de l’identité juive et de l’identité israélienne, ainsi que de tout un système de croyance. Les gens devraient cesser de croire que le monde est mauvais, pour les juifs, et que les juifs ne sont en sécurité qu’entre eux. Cela signifie qu’il faut questionner certains des principes les plus fondamentaux du judaïsme, ainsi que de la culture juive. Un tel procès de questionnement mettra inévitablement Israël sur la voie de la guérison, et cela signifiera, aussi, qu’Israël devra trouver une autre manière d’être qui n’implique ni une vision adverse du monde, ni la guerre perpétuelle. Je ne pense pas qu’Israël y soit prêt. Guérir, c’est quelque chose que, malheureusement, peu de gens sont prêts à faire, et j’imagine qu’il en va de même pour les sociétés tout entières.
Mais la guerre faite aux Palestiniens est devenu très laide, au fil des années. Le monde est révulsé, les Palestiniens se défendent, et cette guerre en cours contre des civils est démoralisante ; elle sape le moral des soldats israéliens, et elle a un effet négatif sur l’ensemble de leur société. Cette (pseudo) « solution », cette manière de continuer à vivre, malgré le trauma (c’est-à-dire en maintenant les Palestiniens dans un statut d’ennemis) a un effet boomerang. Aussi, bien loin de résoudre le problème, Israël est en quête d’une autre guerre, plus large et davantage « légitime », qui soit bien moins compliquée. Une guerre à laquelle tous les Israéliens pourraient acquiescer, et au sujet duquel ils pourraient s’exciter, une guerre qui unirait à nouveau le peuple, et lui offrir un soulagement requinquant de l’effort épuisant de tous les jours que représente le fait de vivre en Israël.
Du point de vue militaire, les dirigeants israéliens suivent en permanence le principe « faire d’une pierre, deux coups ». Je pense que l’attaque contre Gaza sert deux objectifs : elle vise à casser la résistance palestinienne, mais elle est, aussi, une tentative de contraindre l’Iran à faire quelque chose, n’importe quoi, qui puisse être utilisé comme prétexte pour attaquer les installations nucléaires de ce pays, et qui sait quoi d’autre encore. Israël ne peut pas se payer le luxe d’aller en Iran, comme ça, et d’attaquer ce pays, sans réelle « excuse », et la rhétorique fatiguée de Bush au sujet des capacités nucléaires de l’Iran et de la menace potentielle que représenterait ce pays s’effiloche, tandis que Bush fait son baluchon.
Israël ne sait pas encore si Obama est du lard, ou du cochon, aussi les dirigeants israéliens pensent-ils qu’ils vont devoir trouver une manière de faire eux-mêmes le (Tsahal) boulot, avec, ou sans les Américains. C’est la raison pour laquelle Israël a refusé d’appeler à un cessez-le-feu à Gaza. Ils ont un plan très clair, qu’ils ont l’intention de suivre, quel que soit le coût en vies humaines, et il s’agit au moins autant de guerre psychologique que de canons et de tonnes de bombes. C’est horrible à dire, mais les Palestiniens sont, et ont toujours été, simplement des pions, dans la dynamique perverse du trauma israélien/juif. Sinon, les Palestiniens n’ont pas réellement d’importance, pour les Israéliens. La plupart des Israéliens ont toujours eu du mal à voir dans les Palestiniens des êtres humains comme eux, et je pense qu’ils n’ont strictement rien à cirer des souffrances qu’ils sont en train de leur infliger. S’ils en avaient quelque chose à cirer, ils se comporteraient autrement.
Plus ils feront durer leur plaisir de leurs bombardements aériens sur Gaza, plus le monde sera furieux, en particulier le monde arabe, et c’est exactement ce qu’Israël s’efforce d’obtenir. Prolonge ton déversement de bombes jusqu’à ce que tout le monde soit totalement exaspéré, et puis commence une attaque terrestre qui soit juste un peu en-dessous d’insupportable aux yeux des Iraniens. Après quoi Israël pourrait attaquer l’Iran, chose qu’il se prépare à faire depuis des années, en prétendant qu’il est en train d’exercer son « droit à se défendre lui-même ». Le monde a montré qu’il est incapable de résister à cet argument, même lorsqu’il n’est question que de quelques roquettes provenant de Gaza qui égratignent à-peine Israël, alors ne parlons même pas d’un pays parfaitement organisé, doté de sa propre armée, comme l’est l’Iran ! L’allégation d’Israël selon laquelle il se défendrait apparaîtrait, dès lors, totalement plausible…
La psychologie du trauma est traîtresse, elle est pleine de contradictions internes. C’est précisément la raison pour laquelle le monde doit intervenir de manière décisive dans le conflit palestino-israélien : pour sauver les Palestiniens des tueurs israéliens et pour sauver les Israéliens contre eux-mêmes, et si possible nous épargner une guerre d’une tout autre ampleur. En l’absence d’une intervention (internationale) mature, affirmée et clairvoyante, ce cycle de trauma, avec les violences qu’il génère, continuera, jusqu’à ce qu’un jour, il s’épuisera de lui-même parce que suffisamment de gens auront perdu la vie, ou parce qu’un coup final aura été asséné, quelque part, par quelqu’un, à partir duquel il ne saurait y avoir nul retour.
Avigail Abarbanel