Puisqu’il en est encore temps, parlons un peu de la fin du monde. Elle approche, comme toujours, sauf que là, d’après le fameux calendrier maya, ce serait pour vendredi et personne ne reste indifférent : quelques uns attendent le jour J dans l’angoisse, beaucoup d’entre nous l’attendent avec un petit sourire amusé, tandis que d’autres attendent patiemment le samedi pour se délecter cyniquement des faits divers les plus sordides de la veille. Manifestement, tout le monde est dans l’attente. Pourquoi ? Qu’est-ce qui nous fascine autant dans l’idée d’une fin du monde ?
Ce que je trouve fascinant, en fait, c’est que tout le monde attend, alors que tout le monde sait bien que la prophétie maya est bidon. Sans parler des astronomes, qui ne voient toujours pas de planète hostile à l’horizon, même les grands spécialistes de la civilisation maya sont sortis de leur habituelle discrétion pour nous rassurer : ce calendrier ne prévoit pas l’apocalypse mais la fin d’un cycle sacré qui annonce une sorte de renaissance grâce au retour d’un dieu d’une civilisation morte. Avouez quand même que ça ne fait pas bien peur !
C’est triste à dire, mais la terre ne tremblera pas sous nos pieds vendredi et il faudra sans doute attendre encore un peu ! J’ai même lu hier qu’il s’agirait de la 183ème apocalypse au goût de pétard mouillé qu’on nous sert depuis la fin de l’empire romain ! Alors vendredi, certainement, ce ne sera pas le jour de la fin du monde, mais, plus sobrement, ce sera un jour de plus dans l’histoire de cet éternel attrape-nigauds d’une apocalypse datée, livrée en règle et avec la notice à l’attention des anxieux qui voudraient toujours régler leur montre sur l’heure exacte de la fin des temps.
Ce vendredi 21 décembre 2012 sera donc le jour le plus court de la blague la plus longue. Mais si tout le monde est dans l’attente, c’est parce que malgré nous ce jour nous rappelle une inquiétude fondamentale : nous pouvons dire avec certitude que le monde va finir, et nous avec, mais, à notre grand regret, nous ne connaissons ni le jour, ni l’heure, ni la manière. Même si le prétexte du calendrier Maya prête à sourire, le non-événement de vendredi nous contraint à regarder cette nécessité en face : la fin du monde devra bien arriver un jour ; c’est pourquoi même le sceptique en vient à se dire « pourquoi pas vendredi ? » et s’il lui plaît d’être un peu cynique, il se dira volontiers : « et pourquoi pas jeudi ? ».
Mais ce qu’il y a de plus étonnant dans cette affaire de canular maya, outre le fait qu’il marche aussi bien dans une société de sceptiques et de gens à qui on ne la fait pas, c’est qu’il semble montrer qu’en un sens, on aimerait bien y croire. Bizarrement, au lieu de nous effrayer, l’idée de la fin nécessaire de toutes choses, même du monde, même de l’homme, exerce sur nous tout son attrait et nous laisse fascinés, rêveurs. Pourquoi ?
Tant que la fin du monde n’a pas lieu, on ne peut que l’imaginer, se la représenter par des images, des films, des romans, et c’est une perspective infiniment grandiose et terrifiante. En un mot, la perspective d’une apocalypse est sublime, et c’est pour ça qu’elle nous fascine, qu’on se prend à rêver de la fin du monde.
Dans sa théorie esthétique, Edmund Burke donne une définition du sublime qui va nous aider : « Tout ce qui est d’une certaine manière terrible, tout ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source de sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir. » Ce qui produit le sublime, c’est tous les excès de la terreur avec cette nuance qui la rend supportable et même attrayante : une distance qui fait que le terrible nous touche sans nous anéantir. « Lorsque le danger ou la douleur serrent de trop près, dit Burke, ils ne peuvent donner aucun délice et sont simplement terribles ; mais, à distance, et avec certaines modifications, ils peuvent être délicieux et ils le sont, comme nous en faisons quotidiennement l’expérience. » Mieux que de longues explications, je vous donne à lire ce petit passage de Lucrèce, le poète latin, qui illustre très bien la chose :
Il est doux, sans péril, d’observer du rivage
Les efforts douloureux des tremblants matelots
Luttant contre la mort sur le gouffre des flots ;
Et quoique à la pitié leur destin nous invite,
On jouit en secret des malheurs qu’on évite.
Mais, me direz-vous, dans l’apocalypse, personne n’est tranquillement sur le rivage à regarder l’humanité engloutie par les flots ! Il ne peut pas y avoir dans l’apocalypse cette distance qui rend possible le sublime : par définition, la fin du monde implique la mort de tout le monde. C’est vrai, mais cette distance ne cesse jamais d’exister et, à vrai dire, on ne peut pas faire autrement… Tant que la fin du monde n’a pas lieu, répétons-le, on ne peut que se la représenter, ce qui est déjà une mise à distance. La plupart des films apocalyptiques, du chef-d’œuvre (Melancholia) au navet (2012), tiennent toujours à installer cette distance : ils nous montrent à chaque fois le point de vue du survivant potentiel, de celui qui voit le monde s’effondrer sous ses yeux et qui résiste à la dévastation générale. Même dans L’Apocalypse de saint Jean, les scènes effroyables qui annoncent le jour du Jugement sont racontées du point de vue de l’humanité sauvée qui va survivre dans l’éternité à la fin des temps.
La distance sublime dans la représentation de la fin du monde a l’air d’être une constante. C’est pourquoi, les gens qui croient le plus fermement à la prophétie des Mayas se sont empressés de trouver leur planche de salut : ils se retrouveront vendredi dans un petit village des Corbières appelé Bugarach, le seul endroit au monde qui, pour des raisons mystérieuses, restera épargné par le chaos. C’est un remake parfait de la scène de Lucrèce : ce petit village est justement situé sur un plateau d’où, paraît-il, la vue est très bonne ! On jouit en secret des malheurs qu’on évite… D’après les analyses de Burke, c’est sans doute la dimension éminemment sublime de l’apocalypse qui nous plonge dans cet état d’attente fascinée. Cependant, les intellectuels ne manquent pas pour expliquer que l’attrait pour la fin du monde est plutôt le fait d’une société hantée par le constat de son propre déclin, la nôtre, et c’est certainement vrai : on trouvera sans doute à la racine de nos fantasmes apocalyptiques quelque chose comme le sentiment désagréable d’assister déjà à la fin d’un monde.
C’est certainement vrai, mais à condition de ne pas confondre cet argument avec un autre, étonnant de lâcheté, qui sert souvent de rustine aux derniers pneus crevés du marxisme : nos angoisses métaphysiques seraient, bien entendu, le reflet de notre indigence socio-économique, et revoilà « La Crise », comme deus ex machina des pense-creux et ultima ratio des sots. Non, non, notre appétence pour la fin du monde, n’est pas l’envers d’une crise économique (fût-ce « La Crise »). Si elle s’ancre bien dans le sentiment harassant de vivre dans un monde moribond qui, comme les feuilles mortes de Gainsbourg, n’en finit pas de mourir, c’est plutôt parce qu’elle est le reflet conséquent d’un monde devenu nihiliste, c’est-à-dire définissable par ce qu’un pape célèbre, d’après Nietzsche, a appelé « la culture de mort » qui, comme son nom l’indique, veut la mort. Le problème a pris de l’ampleur : si la fin du monde nous fascine ce n’est pas simplement parce qu’elle est une perspective sublime, c’est aussi et surtout parce qu’elle sublime notre manque de perspectives au sein d’un monde qui n’aspire qu’à mourir. En d’autres termes : rêver à l’apocalypse garantit certainement une sorte de satisfaction esthétique, mais pour le nihiliste contemporain, c’est surtout l’occasion d’une grande satisfaction … narcissique !
Essayons de dénicher la vision du monde qui se cache derrière l’attente fiévreuse d’une apocalypse. Cette prédilection pour la fin du monde peut d’abord servir de consolation pour ne pas envisager sérieusement la fin de mon monde, c’est-à-dire ma mort, fatalement solitaire et hasardeuse. On préfèrerait volontiers disparaître accompagné de tout le genre humain plutôt que de se prendre une tuile au détour d’un chemin à la promenade du dimanche. L’idée de périr tous ensemble, la tuile universelle, permet étrangement d’alléger beaucoup de souffrances : on ne laisse rien ni personne derrière soi et la mort devient parfaitement neutre, jusqu’à l’indifférence. Le fantasme d’un grand accident planétaire qui abolirait d’un seul coup toutes les vies, c’est le fantasme d’une mort sans injustice, frappant chacun au hasard sans discriminations de race, de sexe, d’âge ou de mérite ; c’est l’invention de la mort égalitariste, c’est-à-dire l’invention d’une mort capable de dissiper nos dernières angoisses métaphysiques : nous ne souffrirons pas, nous ne seront pas jugés, nous ne serons pas jaloux des vivants et, peut-être, les vivants cesseront d’être jaloux des morts.
On voit bien ce que dissimule l’attente fascinée d’une telle mort. Elle est le symptôme morbide d’un sentiment terrible, éprouvé au plus près de nos habitudes et donc sans distance et sans sublime, le sentiment de la fin toujours retardée d’un monde sans but. C’est le symptôme effrayant d’un épuisement général face au cours d’un monde qui ne court plus vers rien, qui se fatigue pour rien, et qui demande à être anéanti pour atteindre enfin ce vers quoi il tend. L’apocalypse qu’on tient absolument à dater aujourd’hui n’a rien à voir avec l’apocalypse chrétienne qui nous propose un dénouement : les chrétiens attendent le retour du Christ pour clore l’expérience humaine par le Salut. Au contraire d’un dénouement qui donne sens à l’histoire, le fantasme nihiliste de la fin du monde réclame le retour du Néant sous la forme d’un grand accident nucléaire ou planétaire : le monde doit manifestement mourir comme il est né, c’est-à-dire bêtement, par hasard.
Ce qui tient en veille l’amateur de chaos, aujourd’hui, c’est l’espoir de trouver un prétexte suffisamment crédible pour hâter la disparition du monde dont il souffre, mais, si possible, sans trop payer de sa personne. On sent bien, à son désarroi, que la première peau de banane fera l’affaire. Trouver fascinante une fin aussi stupide témoigne d’une grande lassitude de vivre, d’un besoin pressant d’être délivré à bas prix d’une existence qu’on juge misérable.
Dans leur bonté les Mayas ont gratifié le nihiliste contemporain d’une apocalypse conforme à ses vœux, ce vendredi, probablement en toute fin de soirée. On pourrait voir du sens à ce que le monde s’arrête pour lui en plein pendant la diffusion d’un épisode de Qui veut épouser mon fils ? sur TF1. On a la fin du monde qu’on mérite.