« Quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n’y étions entrés. » Le mot de Soljenitsyne est aussi splendide qu’oublié…
Pour avoir occulté la destinée éternelle de l’être humain – et donc la mort – on a amputé l’homme masculin de la plus belle prérogative dont Dieu l’avait orné lorsqu’il créa Adam : gouverner la terre, c’est-à-dire la mener à sa destinée ultime. C’est à Adam qu’un tel ordre fut donné et non à Eve, tout comme c’est à Joseph et non à Marie que l’Ange révéla la destinée unique du Dieu donné, venu pour sauver son peuple du péché.
Virilité et destinée
Indissociablement, masculinité rime avec accomplissement de la destinée. A l’homme est confiée la destinée de la création comme de l’être humain, afin qu’il œuvre à son accomplissement, qu’il en fasse ressortir la beauté et la grandeur tel un chant à la louange de Dieu : Et Dieu vit que cela était bon.
Sans devoir ni responsabilité à l’endroit d’une destinée à accomplir, il ne reste plus à l’homme qu’à manger jusqu’à la fin des temps des produits surgelés devant un sempiternel écran, avec pour seule liberté l’incommensurable pouvoir de zapper ou de changer de marque de vêtement. Tel est l’homme moderne. Il a renoncé à sa richesse propre, de laquelle découle le sens de l’honneur, de la gratuité, de l’engagement, de l’ardeur et de l’élégance : autant d’atouts désormais déclarés obsolètes – c’est que souvent l’homme vil appelle valeurs dépassées celles qui le dépassent. Vainement, l’homme a essayé de compenser cette perte par l’acquisition de biens matériels, l’ambition rapace, le confort intellectuel et sentimental. Un tel homme est devenu un mollusque : dur voire violent à l’extérieur, son intérieur est souvent fait de mollesse, de faiblesse et de peur ; il en devient l’un de ces crabes qui marchent de côté, voire une écrevisse qui n’avance qu’à reculons. Insatisfait de lui-même, l’homme a perdu son visage : c’est un résigné, et non plus un bâtisseur ; un blasé, et non plus un homme de cœur. Un tel homme a déserté son être. En lui la masculinité est morte, il faut lui redonner vie.
L’homme, ce héros solitaire
C’est avant tout en lui-même et dans ses semblables que l’homme est appelé à parachever l’œuvre de Dieu. Aller à la rencontre de soi-même, c’est le chemin du saint comme du héros, qui seul lui permettra ensuite d’œuvrer en vérité auprès de ses semblables. Deviens ce que tu es (M. de Corte) : chemin solitaire et exaltant, avant qu’il ne devienne rayonnement.
Être un héros, c’est sortir de l’ordinaire, autrement dit de l’apathie, de la lâcheté. Ce n’est pas un hasard si nos classiques ont décrit le héros comme un homme du voyage, celui qui délaisse le factice pour partir à la recherche du transcendant et de l’infini. Sortir de la vile quotidienneté pour témoigner, en tout premier lieu à ses propres yeux et sous le regard de Dieu, de cette part d’immortel qui fait la grandeur de l’homme. C’est en cela que réside le véritable honneur. Il repose sur le respect et l’estime de soi, il est une exigence de dépassement qui n’a pas besoin de l’approbation d’autrui. Car cet honneur, le vrai, n’a pas pour but de plaire à l’autre mais de ne pas se dégrader à ses propres yeux.
Être un héros, c’est encore être persuadé, pour l’avoir expérimenté en soi-même, que chacun de nous est un être unique et irremplaçable, et qu’il convient donc d’aller au bout de soi-même pour accomplir sa vie, brève ou non, et en faire une œuvre d’art, une cathédrale d’amour, de « virtus » et de grandeur d’âme.
Héros solitaire, l’homme l’est précisément en ce qu’il est unique. Car Dieu ne travaille pas en série. Le clone n’est pas son œuvre, et chaque étoile diffère en clarté de toute autre étoile (1 Co 15.41). D’ailleurs, à suivre l’étymologie, l’individu désigne un être entier, non-divisé, doué d’harmonie et d’une certaine autonomie. Vivre en individu, c’est se vouloir ni assisté ni parasite ; loin de vivre dans la dépendance du regard d’autrui, c’est découvrir les richesses reçues de Dieu et apprendre à en être fier ; c’est encore en entreprendre l’indispensable labeur de purification et de fortification, pour les mettre en valeur par le service d’autrui.
Loin d’être l’apanage d’une élite, cet héroïsme est proposé à tout homme, et l’on ne devient homme qu’à la mesure de son accomplissement. Seuls les faibles et les tièdes – ceux que Dieu vomit ! – y renoncent, car un tel chemin fait peur, souvent du fait qu’il passe par la solitude. Il paraît tellement plus confortable de se protéger sous la possessive tendresse maternelle qui cache le fils chéri, lequel pourrait avoir mal ; ou encore dans les bras de la fille qu’on croit aimer, alors qu’on n’est pas encore soi-même au monde… Au diable le confort affectif, la nostalgie de la maman et les gratifications du sentiment amoureux qui coupe les jarrets et émascule l’âme ! Une telle tendresse fait des ravages : elle ne rend pas les hommes amoureux, mais ramollis. Tant que la tendresse sera ainsi le refuge des faibles, des couards et des paresseux, elle demeurera suspecte. Car la tendresse est un aboutissement, non un abêtissement. Notre monde n’a pas besoin de « gentils garçons », mais d’hommes valeureux, capables ensuite de délicatesse et de courtoisie, notamment à l’endroit des plus faibles.
« Vir », ou homme de cœur
La valeur d’un homme s’acquiert par l’épreuve, par la confrontation de soi-même avec l’obstacle, la difficulté, la dure réalité du monde. Du voyage d’Ulysse aux rites initiatiques, nos anciens, mêmes païens, l’avaient parfaitement saisi. L’homme, pour devenir homme, doit commencer par se mesurer aux rudes difficultés de la vie pour y découvrir le magnifique ressort que Dieu a posé en lui, et découvrir ainsi cette véritable confiance en soi, qui n’est autre que la certitude vécue de l’amour créateur de Dieu sur soi, plus fort que tous les obstacles.
Au jeune roi François Ier en route pour l’Italie, le chanoine François Demoulins envoya un emblème figurant une rose épanouie, accompagnée de la devise : Ut rosa spinis gloria ex labore capitur ; comme la rose se cueille au milieu des épines, ainsi la gloire au sein de durs labeurs. Cette devise pourrait être méditée longuement en nos jours où le sens de l’effort est remplacé par l’assistance généralisée, destinée à parer toutes sortes de problèmes.
Pourtant, l’homme digne de ce nom sait que le monde n’est pas fait de « problèmes » qu’on s’emploie à résoudre jusqu’à l’usure de soi-même, mais d’épreuves, qui sont autant d’occasions de grandir, de se découvrir, de se laisser transformer. Loin d’être une entrave, l’épreuve relève donc de l’élection : Les grandes tempêtes sont pour les grands navires, écrivait le grec Kazantzàkis.
Le latin ne s’y est pas trompé lorsqu’il a appelé l’homme masculin du même nom que la force, « vir ». Le Moyen Âge avait une idée à peu près semblable lorsqu’il en appelait aux « hommes de cœur ». Ce « cœur », pendant longtemps, désignait le courage : lorsque Rodrigue a du cœur, c’est pour affronter les Maures ou Don Sanche, non pour conter fleurette à Chimène.
Tel Rodrigue, l’homme de cœur est un homme de force, non de violence : c’est un guerrier. Du samouraï au chevalier, la caractéristique du guerrier est non la soif de verser le sang et de détruire, mais le désir de mesurer ses forces, d’accomplir des exploits au service du bien, quitte à défier la mort. Il affronte, au risque de payer de sa personne ; rester indemne n’est pas son idéal. Il ne fait pas preuve d’instinct de conservation parce que seul l’impérissable l’intéresse. Il sait toute la véracité de la parole du Christ : Celui qui veut trouver son âme en ce monde la perdra, et celui qui la perd à cause de mon nom la trouvera (Mt 16.25).
En ce sens, tout homme est appelé à être un guerrier, à commencer face à lui-même. Mais également face aux autres : il en faut du courage, pour se maintenir ainsi les yeux tournés vers l’absolu, alors que le monde se vautre dans le relativisme ; il en faut, du courage, pour témoigner de la beauté, alors que tant d’autres raillent et abaissent.
Chantre de la beauté et de la grandeur
C’est qu’en effet, la figure complète du guerrier, incarnée au Japon par le samouraï, relie les arts et les armes, le courage et la sensibilité. De même en Occident : l’éducation du chevalier médiéval comprend la musique et les lettres en même temps que l’enseignement de l’escrime ou de l’épée. La voie du noble guerrier n’est pas de détruire, de propager la violence et la mort, mais bien de se construire, avec ardeur et beauté, face à la mort.
À partir du moment – cela a commencé au XVIIIème siècle – où l’on a dénié au guerrier la culture, le goût du chant et de la poésie, on a fait de lui un homme violent, un soldat destiné à tuer ; et lorsque la figure du noble guerrier s’efface devant celle du soldat, on peut être sûr que les manuels de sexologie tiennent lieu d’art d’aimer. De même, en séparant l’ardeur guerrière de la sensibilité, on a fait de l’artiste un être raffiné, certes, mais bientôt efféminé et sans vigueur, tourné sur lui-même beaucoup plus que vers la grandeur. Devenu narcissique, l’artiste prend alors son « art » comme un exutoire à ses médiocres maux et lamentables fantasmes, désireux qu’il est d’entraîner dans sa fange et sa bêtise ceux qui approcheront leur « œuvre ».
Ce dramatique divorce est à l’œuvre quotidiennement. Pour se croire virils, les hommes ont délaissé la grâce et l’élégance au profit des manières brutales et des tenues débraillées ; ils ne savent plus s’endimancher ni se respecter. Ils ne sont plus épris de beauté. Car vivre en beauté est une constante recherche d’harmonie, une attitude qui englobe tout : il y a de la beauté à se conduire avec bravoure, de la beauté à converser brillamment et galamment avec les femmes, il y a de la beauté dans la grandeur d’âme et de la beauté dans la finesse de l’étoffe et la recherche du vêtement.
Indissociables donc, sont les arts et les armes. On comprend que tant de peuples aient voulu décorer les armes, les casques et les cuirasses des guerriers, en faire des atours splendides. Ils savaient que la beauté est aussi efficace que la force, qu’à l’égal du courage elle ennoblit le combattant.
La beauté est en effet un puissant remède. À l’homme blasé, elle redonne le sens de l’émerveillement et bientôt, par la communion à l’harmonie primitive, elle communique apaisement et joie. Les Anciens savaient par exemple la force apaisante de la musique. De même, lorsque le riche chancelier Nicolas Rolin décida de faire construire à Beaune un hospice pour les pauvres, il pensa en premier à la beauté qui devait régner en toutes les parties de l’édifice : il savait que la beauté guérit plus sûrement que les drogues et les électuaires. À voir aujourd’hui tant de lycées ou d’hôpitaux conçus du seul point de vue fonctionnel, je m’étonne toujours : comment peut-on grandir ou recouvrer la santé en ces lieux d’où la beauté est bannie ? On en bénit que plus Dieu de nous avoir donné la beauté de La Placelière pour l’éducation de nos enfants !
Chantre de la beauté, telle est aussi la vocation de l’homme. Donner aux choses apparemment banales leur sens le plus élevé, révéler le mystère qui habite même les choses les plus habituelles, parer le fini de son miroitement infini, voilà bien l’œuvre de l’homme accompli. Un tel homme est redevenu cet enfant qui seul peut entrer dans le royaume des Cieux. Demeurer un enfant dans la jungle des hommes sceptiques et affairés, c’est refuser les mensonges, le monde tel qu’ils l’ont fait avec leur cupidité et souci de rentabilité. Préserver l’Enfant en soi, et même le faire croître, c’est ouvrir chaque jour des yeux attentifs et émerveillés sur la beauté d’un monde et d’une vie tels que Dieu les a voulus. C’est encore œuvrer à le rendre plus beau sans se croire pour autant important. L’homme redevenu enfant dévoile alors ce que d’autres n’osent plus voir, encombrés qu’ils sont par leurs peurs, leurs vices et leurs habitudes. La voix d’un tel homme est prophétique : il dit sans méchanceté, sans intention de nuire. Il est le porte-parole de la clarté, tout simplement.
Libre, courtois et chevaleresque
C’est parce que le cœur est tout à la fois courage et sensibilité que l’homme sait ensuite aimer en vérité, avec noblesse, ardeur, et magnificence. Le voici en effet devenu responsable et courtois – on dirait aujourd’hui délicat. Il est désormais capable d’aimer. Responsable, il peut assumer autrui, précisément en ce qu’il ne plie pas devant le danger, qu’il est prêt à donner de sa personne, voire sa personne, pour le bien de l’être aimé. Être aimé dont il sait respecter le mystère, et c’est là sa délicatesse.
L’homme accompli est un homme juste, qui grandit et s’élève vers le Ciel comme le cèdre du Liban et s’épanouit auprès des siens tel un palmier (Ps. 92.13) sur lequel on peut s’appuyer, à l’ombre duquel on peut reprendre force. Il est un homme d’engagement, doté de ces qualités chevaleresques que sont le courage, la loyauté et la grandeur d’âme. Toujours en quête d’absolu et de bien, il entraîne les autres à sa suite, les soutient dans l’épreuve, pour n’en ressortir que grandi.
Je cherche un homme
Devant ce portrait à peine esquissé des richesses de la masculinité me revient la quête du vieux Diogène : Je cherche un homme. Porteur de lumière en plein jour, il ne faisait que mettre en relief l’évidence, tout comme cet article qui n’a rappelé que des banalités. Mais ce faisant, le même Diogène manifestait la terrible réalité : l’homme digne de ce nom est rare. Ce n’est pourtant pas sans lui que se relèvera notre monde ébranlé.
Un prêtre catholique
Courte biographie pour aller plus loin
Marcel de Corte, Deviens ce qui tu es : la vie de son fils, mort à dix-huit ans en homme pleinement accompli ;
Jacqueline Kelen, L’Éternel masculin : plein de richesses naturelles, ce livre sera néanmoins lu avec circonspection, car la non-catholicité de l’auteur y apparaît à plus d’un endroit ;
Xavier Lacroix, Passeur de vie : décrivant la mission paternelle, l’auteur s’appuie page après page sur les qualités propres à la masculinité.
Illustration : statue de Guillaume le Conquérant, Falaise, Normandie.