Qu’est-ce que l’eurasisme, sur lequel repose une partie de l’idéologie de Vladimir Poutine légitimant l’invasion de l’Ukraine ? La Russie est-elle un pays européen qui possède des territoires en Asie, ou un potentat oriental qui agit en Europe avec une brutalité intrinsèque ? Telles sont les questions que traite pour Heidi.news le philosophe russe établi en Suisse Michail Maiatsky, qui a notamment dispensé ses cours à l’Université de Fribourg et l’Université de Lausanne.
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Le pionnier Tchaadaev
Le ton est donné à la fin des années 1820 par Piotr Tchaadaev (1794-1856), dont la Première lettre philosophique passe pour le premier texte de la philosophie russe (et tant pis s’il était écrit en français). Cette lettre a jeté les bases du paradigme déficitaire de la pensée russe. Si tous les peuples sont riches de leur histoire, ayant vécu des époques d’agitation et d’émotion qui ont nourri leur poésie et leurs idées, « nous autres, nous n’avons rien de tel », écrit Tchaadaev. « Une brutale barbarie d’abord, ensuite une superstition grossière, puis une domination étrangère, féroce, avilissante, dont le pouvoir national a plus tard hérité l’esprit, voilà la triste histoire de notre jeunesse. »
Référence incontournable aussi bien pour les slavophiles que pour les occidentalistes, Tchaadaev incitait les premiers à faire de ce manque une vertu, tandis que les derniers l’ont utilisé comme une base pour chercher à combler cette béance, en rejoignant la rationalité universelle et, ainsi, la famille des nations. Le débat entre les slavophiles et les occidentalistes, autrement dit entre les particularistes et les universalistes, apparemment irrésoluble, a déterminé l’atmosphère intellectuelle du 19e siècle et bien au-delà.
« Les peuples primitifs de l’Europe, les Celtes, les Scandinaves, les Germains, poursuit Tchaadaev, avaient leurs druides, leurs scaldes, leurs bardes, qui étaient de puissants penseurs à leur façon. (...) Or, je vous le demande, où sont nos sages, où sont nos penseurs ? (...) Et pourtant, situés entre les deux grandes divisions du monde, entre l’Orient et l’Occident, nous appuyant d’un coude sur la Chine et de l’autre sur l’Allemagne, nous devrions réunir en nous les deux grands principes de la nature intelligente, l’imagination et la raison, et joindre dans notre civilisation les histoires du globe entier. »
Contre les occidentalistes et les slavophiles
On a tenté de surmonter cette opposition un siècle plus tard. Dès les années 1920, dans l’émigration russe, se forme un mouvement qui se dénomme eurasiste et qui se positionne à la fois contre les uns et contre les autres. Il conteste le faux universalisme des occidentalistes, qui n’est qu’une sorte de particularisme européen, romano-germanique, érigé en norme mondiale, tandis qu’il reproche aux slavophiles de miser sur l’ethnie et sa permanence dans le temps.
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Le « Raspoutine » de Poutine
Une décennie plus tard, la troisième et actuelle génération d’eurasistes est dominée par la figure sulfureuse d’Alexandre Douguine (né en 1962), fils d’un officier du KGB et parfois surnommé le « Raspoutine » de Poutine. L’eurasisme de Douguine prend des couleurs à la fois mystiques et franchement géopolitiques. Dans son idéologie éclectique, il amasse les références à l’orthodoxie chrétienne, mais aussi au néo-paganisme, comme à Julius Evola, René Guénon, Martin Heidegger, Alain Soral, Alain de Benoist… Il entretient les relations étroites avec l’extrême droite européenne et se targue d’être instigateur de l’annexion de la Crimée et de la création des deux républiques séparatistes de Donbass.
C’est en grande partie en s’inspirant des idées douguniennes que Poutine a qualifié la chute de l’URSS de « la plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle ». Loin de regretter l’écroulement, avec l’URSS, des idées ou pratiques communistes, le président russe déplorait surtout le rétrécissement de l’espace de son domaine du pouvoir.
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2016 : rencontre entre Alain Soral et Alexandre Douguine
en marge de la conférence du président d’E&R à Moscou