La perspective d’une Europe sociale semble s’éloigner de plus en plus de la réalité de l’Union Européenne. Mais quand ce constat d’échec est relayé par un article de Jean Quatremer lui-même qui explique le caractère inéluctable de la retraite à 67 ans pour cause d’harmonisation communautaire, le Nouveau BRN souligne le côté cocasse de la situation.
Soudain, on se sent moins seul. Que n’avait-on pas, ici même, répété que la perspective qu’advienne une « Europe sociale » était à peu près aussi probable que l’engagement du président de JP Morgan Chase en faveur de l’égalité salariale. En d’autres termes, que l’Europe – l’Union européenne, en réalité – était génétiquement antagonique avec le progrès social.
Mais une telle assertion déclenchait jusqu’à présent l’ire tant des « Européens convaincus » que des partisans d’une improbable « autre Europe » : les uns et les autres ne se privaient pas de vous trouver une vague ascendance lepéniste, à tout le moins le profil d’un minus habens au front bas.
Tout cela pourrait bien changer. En tout cas, l’on vient de recevoir un renfort aussi inattendu que décisif, en la personne de Jean Quatremer. Faut-il rappeler que notre confrère expatrié par Libération à Bruxelles se veut le flamboyant combattant de l’« aventure européenne » – s’il n’en restait qu’un, je serai celui-là. Comparés à son inébranlable foi communautaire, les mânes de Jean Monnet et de Robert Schumann apparaissent presque comme eurosceptiques.
Eh bien, le maître des Coulisses de Bruxelles (son blog de référence) est saisi d’un accès (excès ?) de louable franchise – qui, n’en doutons pas, fera école. Sous un titre sans ambigüité, qui plus est décoré d’un gourmand point d’exclamation (« Bientôt la retraite à 67 ans pour tous ! »), le billet n’y va pas par quatre chemins : « Les Français n’ont pas aimé la retraite à 62 ans, ils vont détester la retraite à 67 ans. Mais ils n’y couperont pas. Ceux qui souhaitaient une harmonisation sociale européenne ne s’attendaient sans doute pas à ce qu’elle se fasse dans ce sens ».
Notre éminent confrère, décidément fort en verve, poursuit : « Ce recul de l’âge de la retraite va concerner non seulement les Français, mais l’ensemble des Européens afin d’alléger les contraintes pesant sur les budgets de l’Union ». Ce « prix à payer pour la solidarité financière » est exigé par la chancelière allemande, précise Quatremer. A Davos, Angela Merkel a en effet insisté : « Vous ne pouvez avoir une monnaie unique et des systèmes sociaux complètement divergents ». On ne saurait mieux dire. Soyons justes, le « vice-chancelier européen » (1) ne cesse de marteler cette même idée depuis quelques semaines.
On ne s’en étonnera guère, pour l’avoir ici maintes fois signalé : les dirigeants européens surfent de manière opportuniste sur l’aggravation de la crise pour tenter désormais d’accélérer le cours d’une intégration européenne de type fédéral qui ne dit pas son nom. Il y a certes loin de la coupe aux lèvres, mais une certaine fébrilité semble aujourd’hui se dessiner.
De fait, le pavé dans la mare lancé par Quatremer a pour point de départ une information qui a « fuité » dans la presse allemande (mais qui a été assez modérément reprise de ce côté-ci du Rhin, allez savoir pourquoi) : Berlin a préparé un document non public qu’il compte soumettre au Conseil européen (sommet des Vingt-sept) de ce vendredi (4 février). Ce « papier stratégique », propose (le terme est diplomatique) un « pacte pour la compétitivité ».
Selon le quotidien Financial Times Deutschland (FTD, édition du 31 janvier), ledit pacte prévoirait diverses dispositions que seraient tenus d’adopter chacun des pays de la zone euro : un « frein constitutionnel à la dette » sur le modèle de ce qu’a voté récemment le Bundestag, autrement dit un dispositif qui interdirait à tout gouvernement nouvellement élu de mener une politique budgétaire moins restrictive que celle déterminée par Bruxelles ; un mécanisme d’« adaptation » automatique de l’âge de la retraite aux évolutions démographiques (voilà donc les 67 ans annoncés par Quatremer, en attendant mieux) ; et une « harmonisation fiscale », c’est-à-dire, là aussi, un dispositif qui libérerait les parlements d’une tâche qui fut jadis leur première prérogative, mais devenue désormais bien obsolète : déterminer l’impôt.
Naturellement, prévoit le document allemand, tout écart de conduite sera passible de sanctions. Des représailles exclusivement financières, précisons-le à l’attention d’esprits susceptibles de faire des rapprochements historiques incongrus. « Autant dire qu’après 2012, l’Hexagone n’aura guère d’autre choix que de suivre ce mouvement », commente, goguenard, l’homme des Coulisses.
Enfin, le FTD indique que le ministre des finances allemand, Wolfgang Schäuble – souvent présenté comme le plus « Européen » du cabinet – a déjà entamé des discussions sur les retraites avec ses collègues, dans le cadre d’un programme à court terme.
Là, évidemment, les choses se compliquent un peu. Il est en effet peu probable que Nicolas Sarkozy, comme nombre de ses homologues, souhaite connaître le même destin que celui de l’ami Zine El Abidine Ben Ali. Après l’ample mouvement de l’automne dernier, un nouveau bras de fer serait quelque peu aventureux. Pourtant, le Premier ministre espagnol, le socialiste José-Luis Zapatero, a dû inscrire les 67 ans au menu législatif imminent. Parmi d’autres, son camarade grec, qui n’est guère en position de refuser quoi que ce soit à Bruxelles, pourrait rapidement en faire autant.
En France, les dirigeants syndicaux avaient gardé les causes européennes totalement hors de l’écran radar lors des grèves et manifestations – un oubli qui n’a sans doute pas vraiment aidé au succès du mouvement. Combien de temps encore cette discrétion pourra-t-elle être de mise ?
Le « papier stratégique » de Berlin s’inscrit dans la perspective du futur mécanisme permanent de renflouement que l’UE se propose d’adopter d’ici 2013, mécanisme qui permettrait à un Etat-membre financièrement « défaillant » de se voir prêter de quoi honorer rubis sur l’ongle ses créanciers internationaux (institutions financières, fonds spéculatifs…). Mais comme rien n’est gratuit, la contrepartie est de réclamer quelques menus sacrifices aux salariés français, espagnols, irlandais et autres. Le projet prévoit en outre de placer ledit mécanisme sous contrôle de la Commission et du parlement européens.
Nous voilà rassurés.
(1) C’est ainsi que l’hôte de l’Elysée a été récemment désigné par une austère publication fort proche du ministère allemand des Affaires étrangères.