« La volonté, c’est celle d’être soi-même l’artisan de son destin-autant que l’on peut, et on le peut bien davantage qu’on ne le croit communément. C’est de ne s’en laisser imposer ni dedans, ni dehors. C’est pratiquer une politique délibérée voulue précisément, que l’on définit soi-même ».
Maurice Couve de Murville.
La politique d’un État est dans sa géographie : « elle suggère comme la vue d’un portrait…l’impression d’une destinée » [1] écrit Charles de Gaulle (1890-1970) dans les premières pages de Vers l’armée de métier. C’est la vision d’un homme convaincu du sens tragique de l’existence. Mer de souffrances, impitoyable de dureté, l’Histoire forge le caractère des peuples et les entrainent vers la gloire ou la destruction. À la jonction des éléments, la France et la Turquie essuient le perpétuel ressac de la lutte entre puissances océaniques et continentales. L’enjeu demeure le contrôle de l’île mondiale : le Heartland, (Russie-Europe) et de son anneau périphérique le Rimland (Moyen-Orient-Asie).
C’est à cette double « pression du dehors » que se sont heurtées, la France « centre d’un Occident entre l’ancien et le nouveau monde » et la Turquie, « maîtresse des détroits entre l’Europe et l’Asie [2] ».
Le chef d’État français conteste l’ordre bipolaire hérité de Yalta et appelle de ses vœux une Europe européenne. La politique de la France en direction de la Turquie épouse les grandes lignes du dessein gaullien. Elle délivre un message d’indépendance nationale et d’émancipation des blocs. La nation, c’est le sentiment d’appartenir à une communauté de destin, pour assumer une mission universelle [3]
Une relation pétrifiée par la Guerre froide
La « petite Amérique »
En 1958, le monde sort de la phase la plus tendue de la confrontation Est-Ouest pour entrer dans une période de coexistence pacifique. Mais la Turquie reste sur le qui-vive [4] . Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique exige la restitution des vilayets orientaux de Kars et Ardahan, et un droit de regard sur les détroits. Ces sommations brutales scellent la décision d’Ankara. Les Turcs renoncent à l’autarcie kémaliste. En échange, le pays bénéficie du plan Marshall (1947). Ultime étape, l’adhésion à l’OTAN (1952) sanctionne l’intégration de la Turquie dans la stratégie d’endiguement des États-Unis.
Au cours de cette décénie et probablement à aucune autre époque de son histoire, la Turquie ne subit une telle osmose avec l’Occident [5]. Le système du parti unique est aboli. L’isolement rogue est abandonné, tout ce qui vient de l’Ouest est perçu comme bon. Et paradoxalement, retournant à ses pulsions profondes que la laïcisation kémaliste avait plutôt recouverte qu’annihilé, la Turquie revient au sacré [6]. On réouvre les mosquées, les écoles religieuses, la radio diffuse les appels à la prière, le pèlerinage à la Mecque est autorisé [7]. Face à l’ours soviétique, les élites républicaines allument les contre-feux de la réaction [8]. La survie du pays en dépend.