Si nous envisageons de lier le franc suisse à l’euro, voir même d’adopter cette monnaie, nous devons prendre en considération les faiblesses institutionnelles que révèle la dernière crise économique. Les faiblesses liées à l’euro se trouvent moins dans la politique monétaire spécifique de la banque centrale concernée que dans l’euro lui-même. Avant son introduction déjà il était clair que l’euro était un projet avec de nombreux défauts.
Ce n’est pas un hasard si Milton Friedman et Martin Feldstein avaient considéré l’Union monétaire européenne comme une « mauvaise idée ». Robert Barro accusait même l’unification du système monétaire d’être pour l’Europe un « route de la servitude ». En effet, quatre problèmes étaient déjà évidents et le sont restés :
• Premièrement, la rigidité de certains marchés du travail nationaux en raison de salaires minimaux et de réglementations excessives (on pense ici à l’Espagne où le taux de chômage atteint maintenant plus de 20%),
• Deuxièmement, les barrières culturelles et linguistiques qui compliquent le déplacement selon la conjoncture des travailleurs du Portugal vers la Suède, comme on le peut aisément aux Etats-Unis de la Californie au Texas.
• Troisièmement, l’importance des coûts politiques générés par les transferts financiers des pays les plus productifs aux pays déficitaires, problème que reflètent les débats actuels en Europe.
• Et quatrièmement, les différences structurelles entre les régions participantes. Cela rend la zone euro particulièrement vulnérable aux chocs asymétriques, à savoir aux modifications de la structure d’offre ou de demande des diverses économies nationales, qui ne peuvent plus être stabilisées par la politique monétaire, ce qu’illustre par exemple le cas de l’Irlande – ou aussi celui du Portugal, qui stagne depuis 10 ans.
Se pose maintenant la question : pourquoi a-t-on mis en place l’euro malgré ces faiblesses bien connues ? L’euro, cela va de soi, n’est pas en premier lieu un instrument économique, mais un instrument politique. Il y a 12 ans déjà, l’économiste Bruno Frey de l’Université de Zurich identifiait les deux avantages essentiels de l’euro pour les hommes politiques, si on peut ici parler d’avantages.
Tout d’abord, avec l’euro, les hommes politiques assument moins de responsabilité pour leurs mauvaises décisions de politique financière. La monnaie unique permet en effet de rejeter sur d’autres pays les conséquences d’une discipline budgétaire insuffisante. La politique inflationniste d’un pays ne se traduit plus, comme avant, par une dégradation du cours du change de sa propre monnaie, mais pénalise tous les Etats membres. L’euro permet donc en quelque sorte de vivre aux dépens des pays les plus responsables.
L’exemple de la Grèce est illustratif à cet égard. Le gouvernement grec subventionnait une économie non compétitive avec des salaires trop élevés, conséquences de syndicats puissants et d’un marché du travail peu flexible. Le gouvernement cachait le chômage en alimentant un énorme secteur étatique inefficace. Comment finançait-il cette politique irresponsable ? Il émettait des emprunts d’Etat, que le système bancaire achetait et qui étaient déposés par la suite comme sécurités auprès du Système de la Banque centrale européenne.
C’est ainsi que fonctionne la redistribution monétaire en Europe. De l’argent créé à partir de rien fait ainsi monter les prix petit à petit dans toute la zone euro.
Certes, ces incitations à l’endettement et le risque accru d’une « monétisation » des dettes avaient été prévus dès l’introduction de l’euro. C’est pour cette raison que le soi-disant pacte de stabilité avait été conclu entre les Etats membres. Il devait limiter l’incitation aux déficits à 3% du BIP. Cependant, comme on le sait, il n’a jamais fonctionné. Après l’introduction de la nouvelle monnaie, des pays influents comme la France et l’Allemagne ont bientôt violé le pacte, et ce pendant plusieurs années. Bien sûr, ils refusèrent qu’un dispositif de sanctions soit appliqué. Suivit ainsi une course aux déficits publics. L’an dernier, aucun membre de la zone euro ne respectait le repère des 3%, sans parler de la limitation d’endettement de 60% du BIP.
Bien sûr, ceux qui connaissent le fonctionnement des institutions européennes ne s’attendaient pas à ce que le pacte de stabilité fasse effet. En tant que projet politique, l’euro garantit implicitement tolérance et assistance aux hommes politiques. Maintenant que le fonds de sauvetage européen et les achats en masse d’emprunts d’Etat par la Banque centrale européenne remplacent les faillites ordinaires d’Etat, on peut dire que cette prévision s’est révélée correcte.
Deuxième avantage de l’euro pour la politique : la centralisation. La monnaie unique place inévitablement les décisions politiques au niveau de l’UE, où les citoyens ne disposent que peu de contrôle.
Le déficit démocratique dans l’UE est incontesté et concerne non seulement l’absence de droit de veto pour les citoyens, mais aussi l’affaiblissement de la diversité des systèmes et de la concurrence politique. Dans la zone euro, la possibilité de comparer et de choisir, comme le firent des dizaines des milliers de citoyens de l’UE en direction de la Suisse ces dernières années, diminue.
Cela explique pourquoi l’euro est soutenu dans beaucoup de pays par les politiciens de tous bords. L’euro augmente leur liberté de décision, aux dépens des citoyens. L’espoir d’un gouvernement économique central de l’Union européenne s’accroît avec la crise, ainsi que la centralisation des systèmes d’imposition et de réglementation. La cartellisation politique augmente avec l’euro.
Pour résumer, nous pouvons constater que certains membres de la zone euro ont probablement gagné en stabilité monétaire apparente. Mais à quel prix ? Le chômage dans la zone euro dépasse 10%, même 13% en Irlande, l’ancien miracle économique.
L’Allemagne va mieux en ce moment sur le plan économique ; cependant elle doit payer pour les distorsions des marchés issues des niveaux d’intérêt uniformes des divers pays membres et, de surcroît, pour l’irresponsabilité de certains gouvernements. Tout récemment, le président de la Commission de l’UE estimait que le fonds de sauvetage de 750 milliards pour les pays en difficultés de la zone euro ne constituait qu’une des nombreuses mesures nécessaires pour stabiliser l’euro.
La voie est donc toute tracée : l’euro doit mener vers davantage de centralisme et davantage de redistribution des pays financièrement sains aux pays moins bien gérés.
En Suisse, qui reste relativement solide sur le plan financier et politiquement plus proche des citoyens, c’est précisément cette évolution qu’il faut prendre en considération en débattant des fluctuations monétaires actuelles.