Alors que la chancelière Merkel et le président Macron sont déjà convenus de gouverner ensemble l’Union européenne, le think tank officiel de l’Allemagne fédérale, la SWP, préconise que Berlin prenne le leadership militaire de l’Union et de l’OTAN. Prenant acte de la position du président Trump qui limite l’influence états-unienne au sein de l’Alliance transatlantique, les experts gouvernementaux considèrent comme possible pour Berlin de prendre la tête de l’OTAN face à la Russie en investissant massivement dans le développement de son armée et la création de forces multinationales.
L’Allemagne doit montrer un « leadership déterminé » au sein de l’OTAN, et amener cette alliance militaire de « l’occident » à adopter un nouveau concept stratégique. C’est ce que demandent des conseillers du gouvernement allemand et des experts en politique étrangère. Le contexte est la réorientation de la politique mondiale allemande, qui, depuis la reprise de la Crimée par la Russie, ne vise plus seulement des interventions militaires dans le monde entier pour assurer des intérêts stratégiques ou économiques, mais aussi à lutter contre des « projets concurrents de conception » de la politique internationale. À cette fin, la République fédérale joue un rôle de premier plan dans l’installation de la présence de l’OTAN en Europe de l’Est – contre la Russie. En particulier, Berlin a le leadership dans la création de divisions multinationales, qui sont destinées à compléter les troupes de l’OTAN stationnées dans les États baltes et en Pologne et visent à être le « fer de lance » de l’Alliance. Comme le souligne la Fondation pour la science et politique (SWP – Stiftung für Wissenschaft und Politik), elles peuvent également être envoyées par l’UE à tout moment et participer à des opérations. De cette façon elles « ont une importance et une portée qui va au-delà de l’Alliance », selon la SWP.
Projets concurrents de conception de l’ordre politique
L’origine de la demande d’un « leadership » allemand plus fort à l’OTAN est la réorientation stratégique de la politique mondiale de Berlin après la reprise de la Crimée par la Russie. Jusque-là, le gouvernement fédéral avait en vue, en termes d’opérations militaires, surtout des guerres dans des pays lointains – des interventions pour installer ou stabiliser des gouvernements pro-occidentaux, comme en Afghanistan ou au Mali, ainsi que des mesures visant à « maintenir le libre-échange et l’accès sans entrave aux marchés et les matières premières dans le monde entier », comme déjà énoncé dans les Lignes directrices de la politique de défense de 1992 [1]. Cependant, depuis lors, la situation a changé. Comme des États tels que la Chine et la Russie « connaissent une influence grandissante sur le plan économique, politique et militaire », un « ordre multipolaire » est en train de se former, ce qui pourrait faire émerger des « conceptions concurrentes de structuration de l’ordre politique international » selon le récent Livre blanc de la Bundeswehr. Ainsi, la Russie « se présente comme un centre de gravitation indépendant avec une visée globale ». [2] Ce fait est montré clairement et sans ambiguïté par la reprise de la Crimée, selon des stratèges allemands. Tant que Moscou insiste à opérer « indépendamment » en terme de politique étrangère, il constitue un « défi pour la sécurité sur notre continent », indique le Livre blanc.
Trois vagues
Le gouvernement fédéral a répondu à la « conception d’ordre » indépendante russe dans une étroite coopération militaire avec l’OTAN ; dans la mise en œuvre des étapes pertinentes décidées lors des sommets de l’Alliance à Newport (septembre 2014) et à Varsovie (juillet 2016), Berlin a « assumé un rôle de leader », comme une analyse récente de la Fondation Konrad Adenauer (CDU) le constate [3]. Ceci est confirmé par une étude de la Fondation allemande pour la science et politique (SWP), qui examine l’éventuelle escalade du conflit entre l’OTAN et la Russie aux frontières de l’Alliance orientale. « La première » vague « dans un éventuel conflit » toucherait, à côté des armées des États de l’Est de l’OTAN, en particulier la nouvelle EFP (enhanced forward presence) de l’Alliance, selon le papier de la SWP [4]. L’EFP comprend les quatre bataillons multinationaux de l’OTAN en Estonie, en Lettonie, en Lituanie et en Pologne, dont la Bundeswehr dirige l’un d’entre eux. [5] La « deuxième vague » du conflit devra faire face en particulier au nouveau « fer de lance » de l’OTAN, la VJTF (Very High Readiness Joint Task Force), déclare la SWP. La Bundeswehr a été un des chefs de file dans la création et mise en place de la VJTF, qui peut être déployé en très peu de temps [6]. Seulement pour la « troisième vague », il n’y aurait « pas encore d’unité désignée », résume le think tank de Berlin. Les divisions multinationales que Berlin a établi depuis 2013 pourraient s’y prêter particulièrement bien – du fait de l’intégration des troupes étrangères dans des unités de la Bundeswehr [7]).
L’allemand domine
Comme les auteurs de l’article SWP l’indiquent, les divisions multinationales en cours de constitution ne sont pas conçues exclusivement pour des opérations orientales ; leur structure cependant – en vue de ces opérations – porte l’empreinte des plans opérationnels de l’OTAN. Dans cette mesure, les activités actuelles en matière d’armements de la Bundeswehr sont également déterminées dans une large mesure par les normes de l’Alliance. Ainsi, deux des trois divisions multinationales doivent être désormais formées « avec jusqu’à cinq brigades lourdes... à partir de personnels et de structures des divisions allemandes », rapporte la SWP [8]. En outre, la Luftwaffe-Einsatzverband (l’alliance opérationnelle de l’aviation militaire allemande) prévue dans le cadre de l’OTAN « se base à plus de 75 % sur les capacités de la République fédérale » ; c’est donc « un cadre essentiel pour la planification de la gestion de l’aviation militaire allemande ». Les plans de l’OTAN pour la marine se traduisent « avant tout dans des spécifications pour la zone de commandement et dans un commandement naval dominé par l’Allemagne pour la mer Baltique ». La SWP résume : « Le rôle de l’Allemagne dans ces alliances et structures serait significatif sur terre, sur mer ou dans les airs ». Les auteurs doutent que les mesures de réarmement nécessaires puissent être limitées à environ 130 milliards d’euros jusqu’en 2030, comme l’a annoncé la ministre de la Défense Ursula von der Leyen. Cependant, on ne doit pas être effrayé par des coûts : « Le leadership politico-militaire a son prix ».
« Façonner l’OTAN »
Dans le contexte d’une direction allemande dans la construction des divisions multinationales, qui sont également souvent appelées « pilier européen de l’OTAN », la Fondation Konrad Adenauer plaide désormais pour l’élaboration d’un nouveau concept stratégique pour l’Alliance militaire occidentale. En fait, le concept stratégique actuellement valable date de 2010 ; il ne tient donc pas compte de l’évolution récente de la guerre antiterroriste – celle contre Daech – ni du conflit qui s’aggrave avec la Russie. Selon un article récent de la Fondation Adenauer, l’OTAN aurait suffisamment décrit l’évolution de ses activités à travers ses communiqués du sommet de Newport et de Varsovie. Mais le travail sur un nouveau concept offrirait l’opportunité de focaliser les forces dans l’Alliance qui est tout sauf sans crise. Actuellement, les États-Unis n’assument pas complètement « leur rôle traditionnel en tant que leader dans l’Alliance ou tout au moins pas de manière fiable ». Cependant, l’Allemagne est « bien là » avec la position de leader dans la construction des dimensions multinationales. L’auteur de ce papier, Patrick Keller, coordinateur de la Fondation Adenauer pour la politique étrangère et de sécurité, recommande que l’Allemagne utilise « le capital politique qu’elle a engrangé grâce à la prise de responsabilités supplémentaires pour consolider l’OTAN et façonner son avenir » [9].
Pour l’OTAN et l’UE
Mais les divisions multinationales émergentes ne se limitent nullement aux interventions dans le cadre de l’OTAN. Formellement, « seules les forces armées des États membres » participent, et c’est eux qui peuvent décider librement leur déploiement, réaffirme la SWP. On estime que ces forces participeraient actuellement avant tout à des interventions de l’Alliance ; mais « en principe », les formations de combat pourraient également être utilisées « dans des opérations de l’UE » [10]. « Face aux chocs intervenus dans la relation transatlantique », les divisions multinationales « ont une importance au-delà de l’Alliance ». À part cela, en continuant sur cette trajectoire, la Bundeswehr deviendrait « l’une des armées les plus importantes du continent ». Les écrivains SWP concluent : « Maintenant, il semble encore plus urgent que le débat sur l’importance accrue de l’Allemagne dans l’OTAN et dans l’Europe prenne une place plus grande à Berlin ». Enfin, le projet extrêmement ambitieux de construction de divisions multinationales exige un « leadership déterminé » – et « par l’Allemagne ».