Ce chef-d’œuvre du cinéma fantastique réalisé en 1933 en pleine dépression économique nous offre aujourd’hui une lecture politique intéressante. Il montre la capacité de l’empire à fabriquer des monstres pour mieux asseoir sa domination.
Il est toujours pertinent de rechercher à travers l’art, ici le cinéma, le fond idéologique et politique sous-jacent dans une œuvre. Beaucoup d’entre nous avons visionné ce film de M. C. Cooper et E. B. Schoedsack pendant notre enfance. Pour certains, nous gardons en mémoire l’angoissante scène de l’arrivée de Kong, mais aussi l’amertume et l’injustice de voir la bête achevée lors de l’assaut final. Une bête, qui paradoxalement donnait l’impression d’être le seul personnage pourvu de sentiments.
Le contexte économique dans lequel se déroule l’histoire a une importance capitale. L’Amérique vit une grave dépression. La misère sociale et les difficultés pour survivre professionnellement favoriseront la rencontre au début du film entre les deux personnages, le journaliste réalisateur et Ann Darow, artiste affamée qui vit de petites représentations. La solidarité y est absente. La seule préoccupation quotidienne est de subsister à une crise qui s’est abattue comme une malédiction, telle la peste dans Le Septième Sceau de Bergman. Ainsi, Le périple vers Skull Island est une fuite en avant, une quête d’une hypothétique richesse que recéleraient des territoires encore vierges. L’Amérique de l’époque est en plein déclin.
Le ver de la crise financière a fait pourrir le fruit
Il faut croire que lorsque les fondations d’un empire vacillent, la conquête devient un instinct de survie. Dans le film, la hiérarchie des civilisations est clairement établie. Aucun respect pour les rites et la culture indigène, l’impérialisme en fait fi. Le don d’une femme à la bête est une offrande au dieu Kong. D’ailleurs, les barricades géantes représentent la frontière entre le monde des hommes et celui des dieux. La capture de Kong est la capture d’une divinité, donc un sacrilège. Sur le terrain se joue une lutte entre deux sacrés, la force de la nature et du monde sauvage face à un capitalisme arrogant et expansionniste. Il s’agit pour ce dernier d’offrir cette bête en spectacle au monde entier uniquement par appât du gain.
Divinité chez les sauvages, mais monstre aux yeux de l’Occident, le sort du géant bascule. Il deviendra lui aussi par la suite une offrande enchaînée et livrée à la société du spectacle. La civilisation occidentale a créé un monstre, une puissance venue du monde ténébreux des barbares. L’effroi que soulève sa vue chez les spectateurs est un mélange de laideur, de sauvagerie et de mort. Tout l’aspect exutoire du film s’opère dans la rencontre entre la bête prisonnière et le regard des spectateurs. Quand l’Amérique montre à son peuple la « huitième merveille du monde », elle lui montre surtout sa force et sa grandeur pour trouver, terrasser ses ennemis, même les plus sauvages. Ben Laden aurait sûrement connu le même mise en scène, s’il avait été capturé vivant.
La fuite de Kong en plein New York à la recherche d’Ann Darow et la panique qu’il sème dans les rues montrent déjà que l’avenir du monstre est scellé. Venu d’un autre monde, il n’a pas sa place et il faut endiguer sa puissance incontrôlable et destructrice. Protéger la population est une priorité. La fin du film est une démonstration de la force armée américaine. Le singe vient chercher le combat sur le toit de l’Amérique. L’escalade de l’Empire State Building est vécu comme une profanation. L’immeuble est un temple, œuvre du capitalisme et de son dieu argent.
Ce sont les débuts de l’aviation militaire de l’entre-deux-guerres et le cinéma lui offre une belle vitrine. Afficher la maîtrise de la technologie militaire dans les relations internationales est cruciale. Dans le réel, les Japonais en feront les frais quelques années plus tard. Il s’agit donc de détruire le monstre que la civilisation à créé. Dans la scène finale de l’assaut, même les réalisateurs du film sont de la partie : M. C. Cooper et E. B. Schoedsack, en personne, jouent le rôle des aviateurs. Ils viennent mettre à mort leur propre création.
Ce classique du cinéma fantastique qui a aujourd’hui 80 ans est toujours d’actualité. Il confirme que l’empire a besoin dans son expansion et sa fuite en avant de la théorie du choc des civilisations et de qualifier les leaders de l’autre camp de « monstres ». Ahmadinejad ou Bachar el-Assad en savent quelque chose.