Les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire, en charge du volet financier de l’affaire de Karachi, se rapprochent de plus en plus d’Edouard Balladur.
Les soupçons sur un financement illicite de sa campagne présidentielle malheureuse de 1995, via des contrats d’armement et/ou les fonds secrets ne cessent de se renforcer.
Ces dernières semaines, ils ont placé en garde à vue plusieurs des anciens responsables de sa campagne, chez qui les policiers ont également conduit des perquisitions.
Parmi eux, Frédéric Aucher, un ancien gendarme, militant RPR de longue date, qui a expliqué aux enquêteurs de la division nationale d’investigations financières et fiscales (DNIF) dans quelles conditions il avait, en janvier 1995, « accepté de devenir secrétaire général de la campagne de M. Balladur », à la demande de Bernard Debré, dont il était à la fois le directeur de cabinet à la mairie d’Amboise (Indre-et-Loire) et l’assistant parlementaire.
Ce dernier venait alors de succéder au ministère de la coopération à Michel Roussin (contraint de démissionner à la suite de sa mise en cause dans l’affaire des HLM de Paris).
Dès son entrée au gouvernement, M. Debré demande à M. Aucher de le rejoindre au ministère en qualité de chargé de mission.
Devant les policiers, qui l’ont longuement interrogé les 17 et 18 novembre, M. Aucher s’est souvenu d’un coup de fil reçu le 14 janvier 1995 : « Bernard Debré m’appelle pour me dire que Matignon allait me faire une proposition que je devais accepter.
Je fais alors connaissance avec M. Pierre Mongin, chef de cabinet, qui m’a demandé si cela m’intéressait de travailler pour la campagne de Balladur. C’était pour moi inespéré. »
Rapidement présenté à Nicolas Bazire, à la fois directeur du cabinet du premier ministre et de sa campagne présidentielle, M. Aucher doit quitter le ministère de la Coopération.
Il est chargé d’organiser le QG de campagne. A son étage, le dernier, il se souvient qu’« il y avait un bureau pour M. Balladur, un pour M. Sarkozy, un pour M. Bazire, un pour M. Galy-Dejean [le trésorier]« . S’agissant de l’actuel chef de l’Etat, le témoin croit se rappeler qu’il ne jouait pas un rôle majeur dans l’organisation de la campagne : « M. Sarkozy était là de temps en temps. Il recevait des journalistes ».
Interrogé sur le fait de savoir s’il était rémunéré pour ses fonctions auprès du candidat Balladur, M. Aucher a précisé qu’il n’avait « pas de contrat », mais qu’il avait pourtant bien été payé… via les fonds spéciaux mis à disposition du premier ministre.
« Lorsque l’on m’a demandé de venir à la campagne et que M. Mongin m’a demandé de quitter mon poste du ministère de la coopération, il m’a dit qu’il compenserait ma perte de salaire par une enveloppe de fonds secrets de Matignon, a rapporté le témoin.
En fin de chaque mois, Pierre Mongin me remettait des espèces. Le montant a évolué au fil des mois. Le premier mois, j’ai eu 30 000 francs, puis 50 000 francs à deux reprises (…) Les espèces étaient dans une enveloppe fermée. J’ai reçu des espèces pendant cinq mois. Je ne me suis jamais déplacé exprès à Matignon pour récupérer des espèces.
Mais à une occasion, il en a profité pour me remettre des espèces. Cela a dû m’être également amené mais pas directement par M. Mongin. Il me prévenait que quelqu’un allait venir de sa part pour m’apporter cette enveloppe. »
M. Aucher se dit certain qu’il s’agissait des fonds secrets, car cela lui avait « été présenté comme cela par M. Mongin ». D’ailleurs, « tous les billets étaient d’un montant de 500 francs ».
Les enquêteurs ont d’autre part retrouvé la trace en perquisition d’un chèque de 30 000 francs fait par M. Aucher à l’association de financement de la campagne d’Edouard Balladur (AFICEB) le 26 avril 1995, soit trois jours après le premier tour qui marqua l’élimination du premier ministre.
« Ces 30 000 francs proviennent des fonds secrets qui m’avaient été remis dans le cadre de ma mission, a concédé M. Aucher. Ils ne m’avaient pas été remis pour que je fasse un don (…) J’ai fait un chèque en dernière minute au profit de campagne de Balladur [car] je souhaitais bénéficier de la défiscalisation. Après, en raison de la défaite, je n’aurais pas pu le faire. »
Frédéric Aucher a déclaré « ignorer » si d’autres personnes que lui avaient été rémunérés par le même canal. Les policiers en ont trouvé au moins une autre : Jean-Claude Aurousseau, alors président de l’AFICEB.
Tandis qu’il continuait à percevoir son traitement de la Cour des comptes, ce haut-fonctionnaire a concédé avoir touché plusieurs milliers de francs en argent liquide en provenance des fonds spéciaux.
Il a toutefois affirmé au cours de sa garde à vue, le 7 décembre, « n’avoir reçu qu’une seule enveloppe, et à Matignon », et prétendu que ce versement « n’était pas lié à la campagne », ce qui a laissé les policiers dubitatifs…
Contrairement à ce que l’ancien chef de cabinet de M. Balladur à Matignon, Pierre Mongin, a soutenu lors de son audition comme témoin l’été dernier, les fonds secrets semblent donc bien avoir été mobilisés pour aider au financement du premier ministre-candidat, ne serait-ce que par la prise en charge financière de certains responsables de la campagne.
« Je n’ai pas personnellement, dans la gestion de ces fonds, attribué de l’argent à la campagne de M. Balladur », avait ainsi déclaré sur procès-verbal M. Mongin le 4 juillet. « J’ai appris par la presse les déclarations de M. Pierre Mongin concernant la difficulté qu’il y aurait à utiliser les fonds secrets pour une campagne électorale. Sa position me semble réaliste », a d’ailleurs expliqué M. Aurousseau aux policiers.
Ces derniers n’ont pas été convaincus semble-t-il : « En quoi la position de M. Mongin est-elle réaliste alors que ce dernier a déjà remis des espèces via les fonds secrets à M. Aucher et à vous-même ? », se sont-ils étonnés.
Le profil de M. Aurousseau semble particulièrement intéresser les enquêteurs qui relèvent, sur la foi des agendas saisis à son domicile, qu’il a rencontré huit fois M. Mongin (en général à Matignon) entre décembre 1994 et mai 1995.
Décidément incontournable, le président de l’association de financement voyait aussi beaucoup, à l’époque, François Lépine, qui assurait le suivi des contrats d’armement au ministère de la défense dirigé par François Léotard, ou encore Jacques Douffiagues, patron de la Sofresa, société d’Etat spécialisée dans les ventes d’armes, placé à ce poste hyper sensible par M. Léotard.
Coïncidences, a expliqué en substance M. Aurousseau. S’agissant de M. Lépine, il s’agissait selon lui de simples contacts « avec un collègue et un ami. J’ai dû lui apprendre que j’allais travailler au sein de l’AFICEB. Nous n’avons pas évoqué les contrats [d’armement]« , a-t-il assuré. Quant à Jacques Douffiagues, il l’aurait rencontré dans le cadre d’un contrôle de la Cour des comptes sur la Sofresa.
Coïncidence encore, MM. Aucher et Aurousseau sont tous deux des connaissances de Renaud Donnedieu de Vabres, l’homme-lige de François Léotard au ministère de la défense, au cœur des négociations avec les intermédiaires à l’occasion de la signature, fin 1994, des contrats d’armement suspects (Agosta, avec le Pakistan et Sawari II, avec l’Arabie saoudite).
Lors de ses auditions par la DNIF, dont l’Agence France Presse a publié des extraits le 31 décembre, M. Donnedieu de Vabres a été prié de confirmer qu’il avait, comme plusieurs témoins l’assurent, » imposé « dans ces deux contrats les hommes d’affaires Ziad Takieddine et Abdul Rahman El-Assir, soupçonnés d’avoir versé des rétrocommissions.
« Comme intermédiaires bénéficiant de contrats, non. Comme personnes utiles par leurs informations, c’est tout à fait possible », a répondu l’ancien ministre de la culture.
Selon nos informations, les magistrats ne s’intéressent pas qu’au « lobbying » qu’aurait effectué M. Donnedieu de Vabres – mis en examen le 15 décembre pour « complicité d’abus de biens sociaux »- et son corollaire, l’éventuel financement illégal de la campagne de M. Balladur. Ils traquent aussi d’éventuels enrichissements personnels.
Outre les vérifications effectuées sur les conditions dans lesquelles M. Balladur a acquis en 1996 une maison près de Deauville, les policiers s’intéressent au patrimoine de M. Donnedieu de Vabres.
Ils se sont notamment fait transmettre les déclarations de revenus de l’ancien ministre de 1999 à 2010 et ses avis d’imposition sur la période 1993-1995. Les enquêteurs examinent aussi les conditions dans lesquelles il a acquis, en octobre 1997, un appartement à Tours moyennant 520 000 F, somme payée comptant.
Lors de sa première audition par la DNIF, le 13 décembre, M. Donneideu de Vabres a assuré qu’il avait à l’époque « souscrit un prêt à l’Assemblée nationale pour les trois-quarts du montant de l’appartement ». « J’ai financé la différence avec mes produits d’épargne, qui venaient également d’une succession », a-t-il ajouté.