La déconstruction du néolibéralisme n’est pas le premier objectif de ce livre de Jean-Claude Michéa. La thèse principale est d’expliquer comment ce qu’on appelle la gauche est passée d’un idéal des Lumières au capitalisme absolu. Et sur ce sujet, il se fait saignant.
Le faux magistère moral de la gauche
A l’origine, cet essai est issu d’un dialogue avec Florian Gulli, militant du Front de Gauche surpris qu’il (Michéa) ne « convoque pas sous le signe exclusif de la gauche l’indignation grandissante des « gens ordinaires » (Orwell) devant une société de plus en plus amorale, inégalitaire et aliénante » malgré « le discrédit aux yeux des catégories populaires (…) après trente années de ralliement inconditionnel au libéralisme économique et culturel ». Michéa réplique en dénonçant « l’utilisation des questions sociétales comme le masque politique privilégié sous lequel la gauche moderne entend désormais dissimuler sa conversion intégrale à l’économie de marché (comme si, en d’autres termes, la volonté d’abandonner ceux qui produisent la richesse collective au bon vouloir des prédateurs de la finance mondiale pouvait être ‘compensée’ par le fait qu’ils pourront, en échange, fumer librement du cannabis devant les portes de Pôle Emploi » !
Il dénonce un culte aveuglant de la gauche pour le progrès et ce qui est grand (par opposition aux petits agriculteurs, aux petites entreprises, aux commerçants ou aux artisans). Provoquant, mais sans doute très juste, il pointe « qu’un militant de gauche est essentiellement reconnaissable, de nos jours, au fait qu’il lui est psychologiquement impossible d’admettre que, dans quelque domaine que ce soit, les choses aient pu aller mieux avant ». Il note un rejet des classes moyennes par la bourgeoisie de gauche, qui les considère comme conservatrices et réactionnaires. Il dénonce cette gauche qui ne fait plus attention « aux souffrances quotidiennes des gens ordinaires ». Pour lui, cela explique que « les classes moyennes se soient réfugiées sous l’aile protectrice de la droite conservatrice de l’époque ».
Il dénonce également « l’idéologie de la pure liberté qui égalise tout ». Pour lui, depuis 1815, « le nom de gauche n’a plus jamais cessé de couvrir, pour l’essentiel le simple refus philosophique (et psychologique) de toute tentation conservatrice ou réactionnaire ainsi que l’exhortation perpétuelle des individus et des peuples à faire table rase de leur encombrant passé (ou, à défaut, à ne pas devoir s’en souvenir que sur le mode religieux de la repentance) ».
Une trahison prévisible
Dans un long développement sur l’histoire de la gauche au 19ème, il rappelle qu’il n’est pas nouveau que la gauche politique se soit opposée aux classes populaires. Pour lui, « les deux répressions de classe les plus féroces et les plus meurtrières qui se soient abattues, au 19ème siècle, sur le mouvement ouvrier français (…) ont chaque fois été le fait d’un gouvernement libéral ou républicain (donc ‘de gauche’ au premier sens du terme) » : celle ordonnée par Cavaignac en 1848 puis celle de Thiers contre la Commune en 1871. Pour lui, c’est l’affaire Dreyfus qui donna un sens entre gauche et droite, soudant alors les socialistes et la gauche parlementaire face à la menace d’un coup d’état. Mais le rôle du parti radical au sein de la gauche contribua déjà à l’éloigner des classes populaires. Contrairement à Gulli, pour lui, « le ralliement au culte du marché concurrentiel n’est pas (…) un pur et simple accident de l’histoire (…) mais l’aboutissement d’un long processus historique dont la matrice se trouvait déjà inscrite dans le compromis tactique négocié lors de l’affaire Dreyfus ».
L’indifférenciation gauche / droite
Que faire ? Le problème vient de l’offre politique : « une gauche et une droite libérales, qui, à quelques détails près, se contentent désormais d’appliquer à tour de rôle le programme économique défini et imposé par les grandes institutions capitalistes internationales (et donc, à travers elles, par les puissants lobbies transnationaux qui en sont les principaux inspirateurs) ». Il rappelle que Say et Bastiat étaient « tous deux représentants éminents de la gauche de l’époque ». Il note que, au contraire de la gauche, la droite est limitée par la nature conservatrice d’une partie de son électorat pour mener des réformes néolibérales, mais que ses dirigeants tiennent un double langage quand ils prétendent défendre ces « valeurs traditionnelles ».
Il voit dans les classes moyennes supérieures des centres villes la base sociologique de cette gauche libérale, dont la pensée politique est « sous l’effet de leur situation sociale contradictoire et de la mauvaise conscience qui l’accompagne ordinairement ». Il attaque « l’universalisme abstrait et bien-pensant qui a toujours caractérisé la bourgeoisie de gauche » ainsi que « l’absence sidérante de toute défense immunitaire de la gauche moderne face au développement terriblement dévastateur de la société du Spectacle et son libéralisme culturel ».
Cruel, il note aussi que la gauche de la gauche devraient chercher à comprendre les indignations du petit peuple de droite, mais que « cet effort de compréhension demande évidemment un minimum d’empathie et de sens des autres ». Pour lui, il importe d’offrir une alternative intellectuelle globale et cohérente mais aussi « trouver les mots capables de parler à l’ensemble des gens ordinaires ». Il soutient qu’il est « on ne peut plus urgent d’aider ce petit peuple de droite à se faire une idée un peu moins mythique des conditions de vie réelles des fonctionnaires » mais aussi qu’il est certain, « que les syndicats de la fonction publique ne mesurent pas toujours à quel point, aux yeux des travailleurs du secteur privé, c’est un privilège aujourd’hui incroyable d’être à peu près entièrement protégés contre la concurrence de la main d’œuvre étrangère ».
Cette conclusion est particulièrement intéressante car elle montre que le salut passera sans doute par une force politique, ou un homme, qui parviendra à rassembler tous les Français, fonctionnaires comme entrepreneurs, quelques que soient leurs origines ou leur religion, pour renverser la table et ces partis fatigués que sont le PS et l’UMP et reconstruire une « société décente ».
Source :
Jean-Claude Michéa « Les mystères de la gauche : de l’idéal des lumières au triomphe du capitalisme absolu », éditions Climats.