En Tunisie, Washington est accusé de favoriser l’accession au pouvoir des islamistes. Mais la réalité est beaucoup plus complexe.
De Rabat au Caire, en passant par Alger et Tunis, le même discours a tendance à se répandre dans les milieux démocrates et modernistes : les Etats-Unis conspireraient pour que l’islamisme politique s’installe définitivement à la tête des pays d’Afrique du nord. L’objectif ? Garantir la stabilité de cette région à long terme en la dotant de gouvernements qui seraient enfin légitimes aux yeux de leurs propres populations. Il faut le dire, cette thèse n’est pas nouvelle.
Cela fait des années que l’Oncle Sam est régulièrement accusé de vouloir favoriser l’émergence de pouvoirs islamistes « soft » en lieu et place de régimes dictatoriaux qui ont démontré, comme ce fut notamment le cas pour la Tunisie ou pour l’Egypte, qu’ils étaient de plus en plus impopulaires. Mais la récente victoire électorale du parti islamo-conservateur Ennahdha en Tunisie et celle annoncée des Frères musulmans en Egypte – en attendant que le nouveau régime libyen ne clarifie ses intentions – ont renforcé la thèse d’une main étasunienne agissant secrètement dans les coulisses pour imposer aux peuples arabes un nouvel ordre islamiste.
Ainsi, à Tunis, nombreux sont les adversaires d’Ennahdha qui mettent en cause les Etats-Unis pour avoir facilité la récente victoire électorale du parti religieux. Il suffit de tendre l’oreille ici et là pour entendre des accusations qui attendent néanmoins d’être étayées par des preuves. Petit florilège : « Les Américains ont permis au Qatar de financer Ennahdha », « Les Américains veulent installer les islamistes parce qu’ils ont le modèle de l’Arabie Saoudite en tête », « Des experts américains ont aidé Ennahdha à organiser et à bien mener sa campagne électorale ».
Victoire électorale des islamistes
Dans la foulée, certains, à l’image de Sofiane, jeune militant sfaxien du Pôle démocratique moderniste (PDM) en arrivent même à accuser Washington d’avoir « volé leur révolution aux Tunisiens » en permettant aux islamistes d’Ennahdha d’arriver en tête lors du scrutin pour l’élection de l’Assemblée constituante. A l’inverse, et plus étonnant encore, il n’est plus rare d’entendre des propos qui déprécient la révolution tunisienne en la ramenant à de simples jacqueries dont auraient profité les Etats-Unis pour abattre le régime de Ben Ali et lui substituer des islamistes.
Comme c’est souvent le cas dans pareille contexte, il est toujours difficile de démêler le vrai du faux. Il faut d’abord noter que la thèse d’un complot occidental, ou du moins américain, pour remettre en selle le parti d’Ennahdha est du pain béni pour les caciques et obligés de l’ancien régime. Nombre d’entre eux ne se privent pas de jubiler, en public comme en privé, et rappellent que leur ancien patron et maître avait justement empêché les islamistes de prendre le pouvoir. Et, comme pour se redonner une nouvelle légitimité patriotique, des anciens ministres de Ben Ali comme des anciens cadres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, aujourd’hui dissout) affirment que l’ancien dictateur était un rempart pour la souveraineté du pays face aux appétits économiques des Occidentaux.
Une souveraineté, que les islamistes d’Ennahdha seraient, selon eux, prêts à remettre en cause du fait de leurs convictions néolibérales en matière d’économie. Certes, la ficelle paraît grosse – surtout quand on se souvient dans quel état de déprédation se trouvait la Tunisie sous Ben Ali – mais en ces temps de désarroi pour une partie de la société tunisienne sonnée par la victoire électorale des islamistes, ce discours produit ses petits effets.
Il faut dire aussi qu’il y a quelques éléments tangibles qui renforcent les certitudes de celles et ceux qui sont persuadés que les Etats-Unis ont trahi les démocrates tunisiens. En effet, depuis mars dernier, la capitale tunisienne a été investie par nombre d’Organisations non-gouvernementales américaines ayant pour mission officielle d’aider à l’instauration de la démocratie en Tunisie. « Ces organisations ont frappé à toutes les portes des partis qui ont participé au scrutin du 23 octobre dernier. La grande majorité de ces formation a accepté leur expertise notamment en matière d’organisation d’une campagne électorale » raconte une personnalité politique tunisienne qui souhaite garder l’anonymat.
A Tunis, il se dit ainsi que les islamistes d’Ennahdha sont ceux qui ont été le plus aidés et que ce soutien a aussi été financier et logistique. Une accusation balayée par les nahdhaouis qui, affirme l’un d’eux, n’avaient nul besoin du « moindre dollar pour gagner l’élection du 23 octobre ». Pour autant, nombreux sont les observateurs (journalistes, politologues, diplomates) qui l’assurent : Ennahdha a bel et bien bénéficié d’un large soutien de la part des Etats-Unis et de leurs alliés, notamment le Qatar.
Générosité américaine
Est-ce à dire que Washington a gagné ? Pas si sûr. Il semblerait en effet que la générosité américaine n’a pas concerné que les seuls islamistes. De nombreux partis démocratiques ont aussi bénéficié de conseils avisés voire de financements indirects pour la campagne électorale. Une stratégie que décrypte, sous le sceau de l’anonymat, un cadre d’Ettakatol, l’un des partis démocrates qui ont réussi à faire un bon score lors du dernier scrutin. « Les Américains ont aidé les deux camps et de manière plutôt équilibrée. Leur objectif était de favoriser une bipolarisation de la vie politique tunisienne. Cela n’a pas été le cas car même si Ennahdha n’a enregistré que 40% des votes, on ne peut pas dire que les démocrates représentent les 60% restant. En réalité, ceux qui s’opposent vraiment à ce parti sont entre 20% et 25% des suffrages. Les Américains espéraient plus afin que les islamistes ne se sentent pas en position de force ».
Plan visant à favoriser l’émergence de deux blocs cohérents
Ce qui vient de se passer en Tunisie ne serait donc pas le triomphe d’une stratégie américaine dédiée à la victoire des islamistes. Ce serait plutôt l’échec d’un plan visant à favoriser l’émergence de deux blocs cohérents mais adversaires. D’un côté, Ennahda, ses satellites (listes indépendantes, petits partis religieux) et ses alliés de fait comme le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki. Et, de l’autre, le camp démocrate opposés à toute négociation avec les islamistes, parmi lequel figurent le Parti démocrate progressiste (PDP, longtemps donné comme principal challenger d’Ennahdha), le PDM ainsi que de nombreuses listes issues de la société civile tunisienne. En somme, l’oncle Sam se retrouve une nouvelle fois dans le rôle de l’arroseur arrosé. Mais, pour en être sûr, il reste tout de même à connaître la réalité du soutien qu’il a offert aux partis politiques tunisiens. Il faudrait pour cela que ces derniers fassent preuve de transparence…