Ce blog est vivant et je le prouve : voici une interview que j’ai faite avec Frédéric Lenoir pour le Monde des religions il y a quelques mois. Nous avions rencontré Jacques Attali qui se montre là sous le jour de la spiritualité, des religions et de leur construction dans le monde. C’est réellement passionnant.
Jacques Attali est l’un des intellectuels français les plus brillants et des plus inclassables : penseur, essayiste et homme de lettres, il écrit aussi bien des essais économiques, philosophiques ou historiques (Les Juifs, le monde et l’argent, 1492, La Voie humaine), des biographies (Karl Marx ou l’esprit du monde), que des romans (La vie éternelle) ou des pièces de théâtre (Les Portes du ciel). Docteur d’Etat en Sciences Economiques, diplômé de l’Ecole Polytechnique, dont il a été le major de sa promotion, de l’Ecole des Mines, de Sciences Po et de l’ENA, il est aussi l’ancien conseiller d’Etat auprès de François Mitterrand. De cette époque témoignent Verbatim, ses célèbres mémoires en trois tomes qu’il a publiés de 1986 à 1998. Chroniqueur pour le magazine L’Express, il est le fondateur de PlaNet Finance, une organisation internationale à but non lucratif ayant pour objectif de financer, conseiller et former par internet 7 000 institutions de micro-finance. Volontiers visionnaire, tel que le prouve encore son nouvel essai au titre évocateur, Une brève histoire de l’avenir (Fayard), Jacques Attali construit, au fil de ses actions et de la quarantaine de livres qu’il a déjà écrits, une œuvre formidablement intelligente et obstinément tournée vers l’avenir.
Quelle a été la religion que vos parents vous ont transmise ?
Je suis né à Alger, de tradition juive, d’un judaïsme sépharade, plus exactement algérien, à la fois du côté de ma mère venant du Portugal au 15e siècle, et du côté de mon père venant de Turquie un peu plus tard. Mon père avait une culture religieuse phénoménale, il connaissait la Bible et le Talmud pratiquement par cœur. Ma mère était professeur d’hébreu. J’ai vécu dans une famille où la tradition était forte, sans être orthodoxe. On célébrait les grandes fêtes et on faisait les prières du shabbat, mais on ne mangeait pas casher. Mon père a interdit à ses enfants d’apprendre l’arabe, pour nous pousser dans le monde français, et n’a pas insisté pour que nous devenions des théologiens aussi érudits que lui : le choix entre la connaissance talmudique et les études françaises, lorsqu’il se posait a toujours été, pour lui, la France, c’est-à-dire la laïcité. Je n’ai jamais rejeté cet héritage culturel, au contraire. . Aujourd’hui, j’étudie les textes juifs et je vois un maître une fois par mois.
En quoi consiste le travail que vous menez avec ce rabbin ?
Nous étudions les textes et la philosophie des textes du Talmud et de la Bible. Chaque année nous abordons un nouveau thème, motivé la plupart du temps par mes curiosités d’écrivain : en préparant tous mes livres, je me pose la question de savoir ce que le judaïsme pense sur le sujet. Par exemple, le temps, la liberté, la mort, la propriété, la création du monde, la justice, etc. …La plupart de mes romans, en particulier, comprennent une dimension juive, parmi d’autres.
Y a-t-il des grands penseurs, des grandes figures qui vous ont particulièrement marquées ?
Si je ne devais citer qu’un nom, ce serait celui de Spinoza, qui est en même temps le premier penseur scientifique moderne de la liberté et un écrivain magnifique, inscrit dans la société moderne , en avance même sur ce monde, tout en n’y ayant pas ses racines. Maimonide aussi est, pour moi, un penseur majeur, dont j’admire l’audace, qui va ouvrir la voie à Albert Le Grand, à Thomas d’Aquin et à la pensée scientifique occidentale. Il est sans doute le grand penseur juif du Moyen âge, moins important cependant que son contemporain musulman Averroès. Tous les deux espagnols.
Vous avez été un enfant élevé dans la foi, mais étiez-vous pieux ?
J’ai toujours eu la foi. Je l’ai encore. Je ne suis pas de ceux qui disent « je voudrais bien croire ». Ma conception de l’univers est que celui-ci est trop parfait et trop inconnaissable pour qu’il soit totalement le produit du hasard. Je ne crois pas en une religion particulière : ma foi est abstraite et ma culture est juive. Je ne peux pas comprendre ou travailler sur le monde sans une métaphysique. Et je crois qu’il existe une intelligence absolue, qui pour moi se confond avec le Temps.
Croyez-vous en la providence ou au destin ?
Il m’arrive de trouver plaisir à y croire. Je vois d’ailleurs des signes sans cesse, par des rencontres, des idées, qui s’organisent comme un puzzle ; mais je ne veux pas y prêter trop attention. Pour l’expliquer, je crois à la transmission de pensée, à la mémétique ; je crois que l’esprit attire ce dont il a besoin. S’il y a une providence divine, elle n’est pas une providence : sa fonction est de sauver l’Esprit dans sa globalité et non chaque homme. Pour moi la liberté de l’homme est totale, Dieu n’intervient pas dans nos petites histoires.
Eprouvez-vous des émotions spirituelles ?
La musique est, pour moi, la meilleure preuve de l’existence de Dieu. Cela m’est plus évident encore en jouant qu’en écoutant. Dernièrement, j’ai dirigé le Second Concerto pour deux violons de Bach avec l’orchestre symphonique de Grenoble, et il était évident que ça venait « d’en haut », et que ça remontait « en haut ». J’ai aussi vécu des moments où j’ai eu le sentiment que « ça » parlait en moi. Je crois que nous sommes tous, à des moments particuliers, traversés par une force dont nous sommes alors le réceptacle. Je crois aussi beaucoup à la présence des morts.
Cela signifie-t-il que vous croyez en l’immortalité de l’âme ?
Absolument. Et je ne suis pas loin de croire en la réincarnation qui, d’ailleurs, est conforme à la tradition juive, dans cette partie de la Kabbale qui admet les grands fondements de la métempsychose. Il m’arrive d’avoir des expériences de communication forte avec des gens que j’ai connus et qui ne sont plus. François Mitterrand disait : « je crois aux forces de l’esprit », c’est une phrase que je pourrais reprendre complètement.
Que pensez-vous alors de la communion des Saints, qui fait que la prière et ce que dégagent certains humains élèvent l’humanité toute entière ?
Je crois à une intelligence collective, qui n’est pas la somme des intelligences individuelles. Cette intelligence collective a un objectif différent de l’intelligence individuelle ou même de la somme des intelligences individuelles, elle vise à la survie de l’espèce. Je crois aussi qu’il y a une intelligence de la vie, elle-même supérieure à l’intelligence collective de l’espèce. On peut imaginer qu’un jour il y ait une bataille non seulement entre l’intelligence de l’espèce et les intelligences individuelles, donc une hécatombe, mais aussi qu’il y ait une bataille de l’intelligence de la vie contre l’intelligence de l’espèce. Car la vie peut avoir intérêt à détruire une espèce, l’espèce humaine par exemple.
Quel regard portez-vous sur le christianisme ?
Il découle du judaïsme, mais une dimension théologique du christianisme qui me gêne beaucoup, plus particulièrement dans le catholicisme, c’est la Trinité : pourquoi le Messie serait il le « fils » de Dieu ? Pourquoi le Dieu unique devient-il trois ? Il a d’ailleurs fallu attendre le 13e siècle pour que les théologiens juifs finissent par accepter, pour des raisons d’ailleurs diplomatiques, que le catholicisme est une religion monothéiste. J’en ai beaucoup parlé avec de grands théologiens chrétiens, sans me satisfaire de leur réponse. Je suis aussi en désaccord avec le rapport à la richesse tel que le propose le christianisme. Dans le judaïsme, le scandale c’est la pauvreté. Dans le christianisme, en tout cas dans le catholicisme, le scandale c’est la richesse. La vraie rupture dans la pensée laïque et humaine, c’est précisément cette question : où est le scandale, dans la richesse ou la pauvreté ? Elle détermine toute l’évolution d’un rapport au monde. Pour le judaïsme, s’enrichir est une bonne chose, à condition d’enrichir aussi les autres : tout le rapport au progrès humain passe alors par la richesse, matérielle et morale, au service l’une de l’autre. A partir du moment où la richesse matérielle est mal vue, on ne peut pas accepter le progrès. On préfère la soumission à la nature.
Et Jésus ?
Pour moi, Jésus est un très grand prophète juif. Sa voix, telle qu’on l’entend dans les Evangiles, me touche beaucoup. Elle est pour moi celle d’un très grand prophète qui développe et met au jour ce qui existe déjà dans la théologie juive : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est dans le Lévitique, par exemple. L’idée de l’universalité de Dieu est aussi une idée juive. On peut donc être pleinement juif et suivre la pensée de Jésus. Il n’est, pour moi, pas plus le fils de Dieu que tous les autres hommes, qui le sont aussi. Jésus ne se présente d’ailleurs jamais comme le Messie...
Donc pour vous, il n’est pas le Messie ?
Non, c’est un immense prophète juif, un très grand juif, qui ne se dit jamais Messie. Et même les Evangiles, écrits bien après sa mort, et qui auraient eu intérêt à lui faire dire, ne le font pas. A moins de traduire « le Fils de l’Homme » par « le fils de Dieu ». Au fond, la seule chose qui distingue vraiment les Juifs des Chrétiens, leurs héritiers, c’est que pour les juifs, « Il » viendra, et pour les chrétiens, « Il » reviendra.
Croyez-vous au Messie comme une personne à venir ou la métaphore d’un bouleversement plus global ?
« Il » peut être un homme, une femme, un événement créant un choc général qui lui-même conduira à la victoire de l’amour sur la violence. Il peut être aussi, et je préfère cela, la mise en réseau de toutes les fractions de Messie existant en chacun d’entre nous. Pour moi, le Messie rejoint ainsi la notion, dont nous avons parlé, d’intelligence collective. Le Messie viendra quand l’intelligence collective fera entrer en résonance la totalité des intelligences individuelles.
Comment considérez-vous l’Islam en regard des deux autres grandes religions monothéistes ?
L’Islam est d’une certaine façon la religion parfaite, dans la mesure où c’est une religion sans histoire, transcendante et universelle, dans l’abstraction totale, avec un Dieu dénué du moindre anthropomorphisme. Une abstraction du judaïsme et du christianisme de l’époque. Les rabbins ont tout de suite accepté l’islam comme un monothéisme, « le plus pur » même, disait Maimonide.
Comment expliquer l’évolution historique de l’Islam en religion théocratique qui se défie de la raison interprétative ?
Toute religion a vocation à devenir théocratique. Ce fut le cas du judaïsme et du christianisme. Plus généralement, dès qu’une doctrine ou une vision du monde apparaît, on trouve un dictateur qui la fige et l’utilise pour s’emparer du pouvoir. . La fermeture de l’Islam européen à la raison, à Cordoue en 1149, par des dictateurs, fut un désastre pour l’humanité. L’Islam vit encore cette phase.
Croyez-vous aujourd’hui à un retour possible de la raison critique dans l’Islam ?
Bien sûr. D’abord l’Islam est très moderne dans beaucoup d’endroits du monde, tant dans l’Islam de France que dans tous ceux qui, dans tous les pays du monde, sont musulmans et scientifiques ou artistes, ou marchands, ou financiers, ou simplement démocrates.
Plus généralement, au-delà de l’Islam, on assiste partout dans le monde actuellement une bataille entre trois valeurs : la liberté individuelle, l’immortalité et l’altruisme. Tout au long de leur histoire, les hommes ont hésité entre d’un côté l’immortalité avec la transcendance, de l’autre la liberté individuelle avec le droit au bonheur. L’homme peut-il être libre s’il y a foi ? La modernité occidentale a organisé la victoire de la liberté sur l’immortalité. Mais on assiste aujourd’hui dans certaines parties du monde à une revanche de l’idéologie de l’immortalité et à un retour des certitudes et des idéologies politiques et religieuses.
Concrètement, quelles en sont les conséquences dans le monde d’aujourd’hui ?
Tout se joue dans l’équivalence entre ces quatre mots que sont liberté, réversibilité, précarité, déloyauté. La liberté me donne le droit de changer d’avis : c’est la réversibilité. Si je peux changer d’avis, alors tout est précaire, depuis l’emploi jusqu’aux relations amoureuses. Une société de liberté est donc par essence une machine à fabriquer de la précarité. Cette société est par conséquent déloyale, puisque chacun n’est plus loyal qu’à lui-même. Et encore, si on sait ce que cela veut dire : c’est le rôle de la psychanalyse. Si nos sociétés ne sont pas capables de donner du sens à la précarité, c’est-à-dire de faire que la précarité soit vivable , grâce à la protection sociale, comme une forme de liberté, de droit à la création, une possibilité de changer, d’aller plus loin en soi, alors il y aura un retour vers une forme de totalitarisme, théocratique ou laïc, ou écologique . Je crois que nous connaîtrons, ainsi que les générations suivantes, des crispations nationales-socialistes, par refus ou vertige de la liberté. Théocratie, nationalisme et socialisme seront des ingrédients du même cocktail maléfique. Cela passera, d’une façon plus ou moins barbare, et l’altruisme viendra après.
La solution ne serait-elle pas d’associer à la liberté la notion de responsabilité qui amènerait un peu plus l’individu dans le partage et l’altruisme ?
Je ne comprends pas le sens du mot responsabilité, je préfère dire « altruisme intéressé ». Aujourd’hui, ce qu’on appelle la compassion et l’altruisme ne sont absolument pas de l’altruisme. On est intéressé à ce qu’il n’y ait pas de tsunami ou de maladies génétiques parce qu’on est soi même touriste et qu’on a des enfants, mais les problèmes au Darfour n’intéressent personne. L’altruisme intéressé est le point de passage entre la liberté et la fraternité. Je crois que notre civilisation ne survivra que si elle est capable de faire en sorte que chacun trouve son bonheur dans le bonheur des autres.
Avez-vous des enfants et leur avez-vous transmis des convictions religieuses ?
Il y a une très belle phrase du Talmud qui dit qu’un juif ne l’est ni par sa mère, ni par son père, mais par ses enfants. Cela signifie qu’un être humain n’est pas ce qu’il reçoit, mais ce qu’il transmet.
Propos recueillis par Frédéric Lenoir et Karine Papillaud
Bibliographie choisie
La vie éternelle ( Fayard 1989)
Il viendra (Fayard, 1994)
Fraternités : Une nouvelle utopie (Fayard 1999)
Blaise Pascal ou le génie français (Fayard 2 000)
Les Juifs, le monde et l’argent (Fayard 2002)
L’Homme nomade (Fayard 2003)
La Voie humaine (Fayard 2004)
La Confrérie des Eveillés (Fayard 2004)
C’était François Mitterrand (Fayard 2005)
Karl Marx ou l’esprit du Monde (Fayard 2005)
Une brève histoire de l’avenir (Fayard 2006)
Source : http://livres.blog.20minutes.fr
Jacques Attali est l’un des intellectuels français les plus brillants et des plus inclassables : penseur, essayiste et homme de lettres, il écrit aussi bien des essais économiques, philosophiques ou historiques (Les Juifs, le monde et l’argent, 1492, La Voie humaine), des biographies (Karl Marx ou l’esprit du monde), que des romans (La vie éternelle) ou des pièces de théâtre (Les Portes du ciel). Docteur d’Etat en Sciences Economiques, diplômé de l’Ecole Polytechnique, dont il a été le major de sa promotion, de l’Ecole des Mines, de Sciences Po et de l’ENA, il est aussi l’ancien conseiller d’Etat auprès de François Mitterrand. De cette époque témoignent Verbatim, ses célèbres mémoires en trois tomes qu’il a publiés de 1986 à 1998. Chroniqueur pour le magazine L’Express, il est le fondateur de PlaNet Finance, une organisation internationale à but non lucratif ayant pour objectif de financer, conseiller et former par internet 7 000 institutions de micro-finance. Volontiers visionnaire, tel que le prouve encore son nouvel essai au titre évocateur, Une brève histoire de l’avenir (Fayard), Jacques Attali construit, au fil de ses actions et de la quarantaine de livres qu’il a déjà écrits, une œuvre formidablement intelligente et obstinément tournée vers l’avenir.
Quelle a été la religion que vos parents vous ont transmise ?
Je suis né à Alger, de tradition juive, d’un judaïsme sépharade, plus exactement algérien, à la fois du côté de ma mère venant du Portugal au 15e siècle, et du côté de mon père venant de Turquie un peu plus tard. Mon père avait une culture religieuse phénoménale, il connaissait la Bible et le Talmud pratiquement par cœur. Ma mère était professeur d’hébreu. J’ai vécu dans une famille où la tradition était forte, sans être orthodoxe. On célébrait les grandes fêtes et on faisait les prières du shabbat, mais on ne mangeait pas casher. Mon père a interdit à ses enfants d’apprendre l’arabe, pour nous pousser dans le monde français, et n’a pas insisté pour que nous devenions des théologiens aussi érudits que lui : le choix entre la connaissance talmudique et les études françaises, lorsqu’il se posait a toujours été, pour lui, la France, c’est-à-dire la laïcité. Je n’ai jamais rejeté cet héritage culturel, au contraire. . Aujourd’hui, j’étudie les textes juifs et je vois un maître une fois par mois.
En quoi consiste le travail que vous menez avec ce rabbin ?
Nous étudions les textes et la philosophie des textes du Talmud et de la Bible. Chaque année nous abordons un nouveau thème, motivé la plupart du temps par mes curiosités d’écrivain : en préparant tous mes livres, je me pose la question de savoir ce que le judaïsme pense sur le sujet. Par exemple, le temps, la liberté, la mort, la propriété, la création du monde, la justice, etc. …La plupart de mes romans, en particulier, comprennent une dimension juive, parmi d’autres.
Y a-t-il des grands penseurs, des grandes figures qui vous ont particulièrement marquées ?
Si je ne devais citer qu’un nom, ce serait celui de Spinoza, qui est en même temps le premier penseur scientifique moderne de la liberté et un écrivain magnifique, inscrit dans la société moderne , en avance même sur ce monde, tout en n’y ayant pas ses racines. Maimonide aussi est, pour moi, un penseur majeur, dont j’admire l’audace, qui va ouvrir la voie à Albert Le Grand, à Thomas d’Aquin et à la pensée scientifique occidentale. Il est sans doute le grand penseur juif du Moyen âge, moins important cependant que son contemporain musulman Averroès. Tous les deux espagnols.
Vous avez été un enfant élevé dans la foi, mais étiez-vous pieux ?
J’ai toujours eu la foi. Je l’ai encore. Je ne suis pas de ceux qui disent « je voudrais bien croire ». Ma conception de l’univers est que celui-ci est trop parfait et trop inconnaissable pour qu’il soit totalement le produit du hasard. Je ne crois pas en une religion particulière : ma foi est abstraite et ma culture est juive. Je ne peux pas comprendre ou travailler sur le monde sans une métaphysique. Et je crois qu’il existe une intelligence absolue, qui pour moi se confond avec le Temps.
Croyez-vous en la providence ou au destin ?
Il m’arrive de trouver plaisir à y croire. Je vois d’ailleurs des signes sans cesse, par des rencontres, des idées, qui s’organisent comme un puzzle ; mais je ne veux pas y prêter trop attention. Pour l’expliquer, je crois à la transmission de pensée, à la mémétique ; je crois que l’esprit attire ce dont il a besoin. S’il y a une providence divine, elle n’est pas une providence : sa fonction est de sauver l’Esprit dans sa globalité et non chaque homme. Pour moi la liberté de l’homme est totale, Dieu n’intervient pas dans nos petites histoires.
Eprouvez-vous des émotions spirituelles ?
La musique est, pour moi, la meilleure preuve de l’existence de Dieu. Cela m’est plus évident encore en jouant qu’en écoutant. Dernièrement, j’ai dirigé le Second Concerto pour deux violons de Bach avec l’orchestre symphonique de Grenoble, et il était évident que ça venait « d’en haut », et que ça remontait « en haut ». J’ai aussi vécu des moments où j’ai eu le sentiment que « ça » parlait en moi. Je crois que nous sommes tous, à des moments particuliers, traversés par une force dont nous sommes alors le réceptacle. Je crois aussi beaucoup à la présence des morts.
Cela signifie-t-il que vous croyez en l’immortalité de l’âme ?
Absolument. Et je ne suis pas loin de croire en la réincarnation qui, d’ailleurs, est conforme à la tradition juive, dans cette partie de la Kabbale qui admet les grands fondements de la métempsychose. Il m’arrive d’avoir des expériences de communication forte avec des gens que j’ai connus et qui ne sont plus. François Mitterrand disait : « je crois aux forces de l’esprit », c’est une phrase que je pourrais reprendre complètement.
Que pensez-vous alors de la communion des Saints, qui fait que la prière et ce que dégagent certains humains élèvent l’humanité toute entière ?
Je crois à une intelligence collective, qui n’est pas la somme des intelligences individuelles. Cette intelligence collective a un objectif différent de l’intelligence individuelle ou même de la somme des intelligences individuelles, elle vise à la survie de l’espèce. Je crois aussi qu’il y a une intelligence de la vie, elle-même supérieure à l’intelligence collective de l’espèce. On peut imaginer qu’un jour il y ait une bataille non seulement entre l’intelligence de l’espèce et les intelligences individuelles, donc une hécatombe, mais aussi qu’il y ait une bataille de l’intelligence de la vie contre l’intelligence de l’espèce. Car la vie peut avoir intérêt à détruire une espèce, l’espèce humaine par exemple.
Quel regard portez-vous sur le christianisme ?
Il découle du judaïsme, mais une dimension théologique du christianisme qui me gêne beaucoup, plus particulièrement dans le catholicisme, c’est la Trinité : pourquoi le Messie serait il le « fils » de Dieu ? Pourquoi le Dieu unique devient-il trois ? Il a d’ailleurs fallu attendre le 13e siècle pour que les théologiens juifs finissent par accepter, pour des raisons d’ailleurs diplomatiques, que le catholicisme est une religion monothéiste. J’en ai beaucoup parlé avec de grands théologiens chrétiens, sans me satisfaire de leur réponse. Je suis aussi en désaccord avec le rapport à la richesse tel que le propose le christianisme. Dans le judaïsme, le scandale c’est la pauvreté. Dans le christianisme, en tout cas dans le catholicisme, le scandale c’est la richesse. La vraie rupture dans la pensée laïque et humaine, c’est précisément cette question : où est le scandale, dans la richesse ou la pauvreté ? Elle détermine toute l’évolution d’un rapport au monde. Pour le judaïsme, s’enrichir est une bonne chose, à condition d’enrichir aussi les autres : tout le rapport au progrès humain passe alors par la richesse, matérielle et morale, au service l’une de l’autre. A partir du moment où la richesse matérielle est mal vue, on ne peut pas accepter le progrès. On préfère la soumission à la nature.
Et Jésus ?
Pour moi, Jésus est un très grand prophète juif. Sa voix, telle qu’on l’entend dans les Evangiles, me touche beaucoup. Elle est pour moi celle d’un très grand prophète qui développe et met au jour ce qui existe déjà dans la théologie juive : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est dans le Lévitique, par exemple. L’idée de l’universalité de Dieu est aussi une idée juive. On peut donc être pleinement juif et suivre la pensée de Jésus. Il n’est, pour moi, pas plus le fils de Dieu que tous les autres hommes, qui le sont aussi. Jésus ne se présente d’ailleurs jamais comme le Messie...
Donc pour vous, il n’est pas le Messie ?
Non, c’est un immense prophète juif, un très grand juif, qui ne se dit jamais Messie. Et même les Evangiles, écrits bien après sa mort, et qui auraient eu intérêt à lui faire dire, ne le font pas. A moins de traduire « le Fils de l’Homme » par « le fils de Dieu ». Au fond, la seule chose qui distingue vraiment les Juifs des Chrétiens, leurs héritiers, c’est que pour les juifs, « Il » viendra, et pour les chrétiens, « Il » reviendra.
Croyez-vous au Messie comme une personne à venir ou la métaphore d’un bouleversement plus global ?
« Il » peut être un homme, une femme, un événement créant un choc général qui lui-même conduira à la victoire de l’amour sur la violence. Il peut être aussi, et je préfère cela, la mise en réseau de toutes les fractions de Messie existant en chacun d’entre nous. Pour moi, le Messie rejoint ainsi la notion, dont nous avons parlé, d’intelligence collective. Le Messie viendra quand l’intelligence collective fera entrer en résonance la totalité des intelligences individuelles.
Comment considérez-vous l’Islam en regard des deux autres grandes religions monothéistes ?
L’Islam est d’une certaine façon la religion parfaite, dans la mesure où c’est une religion sans histoire, transcendante et universelle, dans l’abstraction totale, avec un Dieu dénué du moindre anthropomorphisme. Une abstraction du judaïsme et du christianisme de l’époque. Les rabbins ont tout de suite accepté l’islam comme un monothéisme, « le plus pur » même, disait Maimonide.
Comment expliquer l’évolution historique de l’Islam en religion théocratique qui se défie de la raison interprétative ?
Toute religion a vocation à devenir théocratique. Ce fut le cas du judaïsme et du christianisme. Plus généralement, dès qu’une doctrine ou une vision du monde apparaît, on trouve un dictateur qui la fige et l’utilise pour s’emparer du pouvoir. . La fermeture de l’Islam européen à la raison, à Cordoue en 1149, par des dictateurs, fut un désastre pour l’humanité. L’Islam vit encore cette phase.
Croyez-vous aujourd’hui à un retour possible de la raison critique dans l’Islam ?
Bien sûr. D’abord l’Islam est très moderne dans beaucoup d’endroits du monde, tant dans l’Islam de France que dans tous ceux qui, dans tous les pays du monde, sont musulmans et scientifiques ou artistes, ou marchands, ou financiers, ou simplement démocrates.
Plus généralement, au-delà de l’Islam, on assiste partout dans le monde actuellement une bataille entre trois valeurs : la liberté individuelle, l’immortalité et l’altruisme. Tout au long de leur histoire, les hommes ont hésité entre d’un côté l’immortalité avec la transcendance, de l’autre la liberté individuelle avec le droit au bonheur. L’homme peut-il être libre s’il y a foi ? La modernité occidentale a organisé la victoire de la liberté sur l’immortalité. Mais on assiste aujourd’hui dans certaines parties du monde à une revanche de l’idéologie de l’immortalité et à un retour des certitudes et des idéologies politiques et religieuses.
Concrètement, quelles en sont les conséquences dans le monde d’aujourd’hui ?
Tout se joue dans l’équivalence entre ces quatre mots que sont liberté, réversibilité, précarité, déloyauté. La liberté me donne le droit de changer d’avis : c’est la réversibilité. Si je peux changer d’avis, alors tout est précaire, depuis l’emploi jusqu’aux relations amoureuses. Une société de liberté est donc par essence une machine à fabriquer de la précarité. Cette société est par conséquent déloyale, puisque chacun n’est plus loyal qu’à lui-même. Et encore, si on sait ce que cela veut dire : c’est le rôle de la psychanalyse. Si nos sociétés ne sont pas capables de donner du sens à la précarité, c’est-à-dire de faire que la précarité soit vivable , grâce à la protection sociale, comme une forme de liberté, de droit à la création, une possibilité de changer, d’aller plus loin en soi, alors il y aura un retour vers une forme de totalitarisme, théocratique ou laïc, ou écologique . Je crois que nous connaîtrons, ainsi que les générations suivantes, des crispations nationales-socialistes, par refus ou vertige de la liberté. Théocratie, nationalisme et socialisme seront des ingrédients du même cocktail maléfique. Cela passera, d’une façon plus ou moins barbare, et l’altruisme viendra après.
La solution ne serait-elle pas d’associer à la liberté la notion de responsabilité qui amènerait un peu plus l’individu dans le partage et l’altruisme ?
Je ne comprends pas le sens du mot responsabilité, je préfère dire « altruisme intéressé ». Aujourd’hui, ce qu’on appelle la compassion et l’altruisme ne sont absolument pas de l’altruisme. On est intéressé à ce qu’il n’y ait pas de tsunami ou de maladies génétiques parce qu’on est soi même touriste et qu’on a des enfants, mais les problèmes au Darfour n’intéressent personne. L’altruisme intéressé est le point de passage entre la liberté et la fraternité. Je crois que notre civilisation ne survivra que si elle est capable de faire en sorte que chacun trouve son bonheur dans le bonheur des autres.
Avez-vous des enfants et leur avez-vous transmis des convictions religieuses ?
Il y a une très belle phrase du Talmud qui dit qu’un juif ne l’est ni par sa mère, ni par son père, mais par ses enfants. Cela signifie qu’un être humain n’est pas ce qu’il reçoit, mais ce qu’il transmet.
Propos recueillis par Frédéric Lenoir et Karine Papillaud
Bibliographie choisie
La vie éternelle ( Fayard 1989)
Il viendra (Fayard, 1994)
Fraternités : Une nouvelle utopie (Fayard 1999)
Blaise Pascal ou le génie français (Fayard 2 000)
Les Juifs, le monde et l’argent (Fayard 2002)
L’Homme nomade (Fayard 2003)
La Voie humaine (Fayard 2004)
La Confrérie des Eveillés (Fayard 2004)
C’était François Mitterrand (Fayard 2005)
Karl Marx ou l’esprit du Monde (Fayard 2005)
Une brève histoire de l’avenir (Fayard 2006)
Source : http://livres.blog.20minutes.fr