La ville de l’automobile se vide de ses habitants. Pourtant, en dépit de la place occupée par la cité dans l’histoire américaine, l’exode ne soulève que l’indifférence, s’indigne le journaliste et auteur Scott Martelle.
Imaginons un instant que toutes les personnes vivant à San José [en Californie], plus quelque 150 000 autres, abandonnent tout d’un coup la ville. Evanouies. Disparues dans la nature. Laissant derrière elles immeubles de bureau et usines. C’est ce qui est arrivé à Détroit, si l’on en croit les chiffres du recensement 2010 publiés récemment. La ville qui se targuait de compter 1,8 millions d’habitants en 1950 et aura été le moteur économique du pays pendant la majeure partie du XXème siècle, n’abrite plus que 714 000 âmes, soit une perte d’environ 1,1 million. Rien que pour la dernière décennie, le recul démographique a été de 25 %.
Aucune autre grande agglomération américaine n’a connu une telle hémorragie. Ce n’est pas comme si la population a baissé au niveau national. Au contraire, elle augmente. Mais pas à Détroit. Son plus proche concurrent en matière d’"émigration" est Chicago, à cinq heures de route à l’ouest, qui a vu partir environ 964 000 personnes depuis 1950 mais en retient encore environ 2,7 millions, en baisse de 25 % par rapport au pic de 3,62 millions en 1950.
A Détroit, l’exode atteint des proportions incroyables, la ville a perdu 60 % de sa population par rapport à l’époque de sa grandeur. Elle est maintenant moins peuplée que Charlotte, en Caroline du Nord, et Fort Worth, au Texas. Plus de gens ont quitté Détroit qu’il n’y a de résidants aujourd’hui à San Francisco. Le phénomène a des conséquences multiples, pour la ville comme pour le pays. Les chiffres du recensement pour Détroit (et pour Chicago) sont bien inférieurs aux prévisions des autorités locales et aux estimations antérieures des services de recensement. Le décompte de l’année dernière ou de 2000 était donc peut-être erroné, établissant un point de référence faux. La municipalité envisage de contester ces statistiques. Le maire, David Bing, a annoncé son intention de retrouver les 40 000 habitants manquants afin de porter la population officielle à 750 000, un seuil à atteindre pour pouvoir prétendre à certaines aides fédérales aux villes.
Deux questions ont des répercussions à l’échelle nationale. En premier lieu, avec Détroit, sommes-nous confrontés aux vestiges du passé industriel des Etats-Unis ou à un funeste présage annonçant ce que sera l’avenir urbain de ce pays ? En second lieu, que faut-t-il faire ? Et non, cela ne concerne pas que Détroit. Si un tel exode s’était produit à San Francisco, à San Diego, à Denver, ou à Dallas, on aurait assisté à un tollé général, des voix s’élèveraient pour réclamer à cor et à cris une intervention quelconque. Mais nous traitons de Détroit comme d’un accident de la route : on s’en horrifie, puis on oublie.
Les causes profondes de la désertification de Détroit résident dans la stratégie suivie par les trois grands constructeurs automobiles, [General Motors, Ford et Chrysler]. Dans les années1950, les "Big Three" ont entrepris avec détermination de disséminer leurs activités aux quatre coins du pays pour rapprocher la production des marchés locaux. Cette politique leur permet également de réduire les coûts de main d’œuvre en investissant dans des endroits où les syndicats sont moins puissants que dans la capitale industrielle du Michigan. Leur départ s’est accéléré après que de nouvelles politiques fédérales eurent, dans les années 1970 et 1980 notamment, contraint les municipalités et les Etats à se faire concurrence pour créer des emplois, à coups d’allégements fiscaux et autres avantages destinés à retenir ou à attirer les investissements. Les entreprises s’en sortent grandes gagnantes, au détriment de la ville.
Le racisme joue également un rôle important. L’exode des Blancs a explosé dan les années 1950 et 1960, après que des tribunaux eurent invalidé des mesures locales et fédérales entraînant la ségrégation en matière de logements. Ce fut ensuite au tour des classes moyennes, aussi bien blanches que noires, de fuir la criminalité, endémique dans les quartier défavorisés et fortement touchés par le chômage, qui gagne le reste de la ville. Fait notable, les banlieues proches voient leur population noire augmenter, les jeunes ménages recherchant la sécurité, la stabilité et de meilleures écoles. A mesure qu’ils s’en vont, les énormes problèmes socio-économiques deviennent de plus en plus insolubles. Détroit projette une image inverse de ce qu’une ville américaine moderne devrait être. Si la plupart des centres urbains pâtissent de quelques "mauvais" quartiers, la métropole du Michigan, elle, en compte peu de "bons", et ceux-là se détériorent rapidement avec l’exode de la classe moyenne. Les habitants en âge de travailler sont confrontés à un chômage chronique et à une économie industrielle moribonde. La ville souffre de décennies de conflits raciaux et de l’échec des autorités dans des domaines essentiels, de l’éducation à la lutte contre la criminalité.
Un habitant sur trois, soit le triple par rapport au reste du pays, vivait au-dessous du seuil de pauvreté en 2007 — soit avant la crise économique et le déploiement de plans de sauvetage pour sortir les constructeurs automobiles de la faillite — ce qui fait de Détroit la plus pauvre des grandes agglomérations américaines. Le revenu par habitant y était de 15 310 dollars, [10 800 euros] en 2009, contre 27 041 dollars [19 160 euros] au niveau national (27 070 dollars, [19 180 euros] à Los Angeles). L’éducation d’un enfant mobilise un village entier, dit l’adage. Mais il faut qu’un pays tout entier se mobilise pour sauver une ville. Alors, qu’allons-nous faire de Détroit ?
Scott Martelle