Si vous prenez au sérieux l’hypothèse selon laquelle la puissance militaire américaine est une force œuvrant pour la stabilité internationale et le bien dans le monde, un certain nombre d’événements s’étant déroulés ces deux dernières semaines devraient vous faire réfléchir.
Au Kosovo, presque seize ans après que l’OTAN a bombardé la Yougoslavie, l’UNHCR (l’Agence des Nations unies pour les réfugiés) rapporta que dix mille personnes ont demandé asile en Hongrie en seulement un mois, et que pas moins de vingt mille Kosovars quittent le pays chaque mois pour échapper à la pauvreté, à la corruption et au chômage.
Les exécutions de Coptes perpétrées en Libye par l’État islamique soulèvent la question de la désintégration de ce pays, faisant de lui une « Somalie de la Méditerranée ». En Afghanistan, l’UNAMA (Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan) a annoncé que le nombre des victimes civiles a l’année dernière battu tous les records. Et cela sans compter la poussée toujours en cours en Irak, en Syrie et en Ukraine, où les États-Unis ont opté pour des politiques de « changement de régime » moins visibles, avec des résultats non moins catastrophiques.
Dans une démocratie saine et en bonne santé, ce parrainage de guerre civile, d’effondrement de l’État, de chaos et de violence devrait tout au moins amener sur la table un débat urgent sur la viabilité stratégique du militarisme comme instrument de politique étrangère.
Mais les deux candidats favoris aux élections présidentielles de l’année prochaine n’ont pas vraiment fait preuve d’une telle autocritique. De manière incroyable – et déprimante – l’Amérique voit se dérouler une compétition entre les membres des deux familles qui ont gouverné l’Amérique de 1989 à 2009, et qui ont également présidé quelques-uns des désastres dont nous sommes les témoins aujourd’hui.
Commençons avec Hillary Clinton, qui l’année dernière fut élue « femme la plus admirée d’Amérique » pour la treizième année d’affilée – pour des raisons qui ne sont pas claires du tout. Après tout, nous parlons là d’une femme qui a menti – pardon, « s’est mal exprimée » – lorsqu’elle a prétendu avoir échappé aux tirs d’un sniper à Tuzla afin d’accroître ses chances durant les présidentielles. Clinton a voté pour la guerre en Irak, et elle a grandement soutenu le bombardement de la Libye – au point même de glousser joyeusement quand elle apprit que Kadhafi s’était fait abattre après avoir été sodomisé avec un couteau.
Nul besoin d’apprécier Kadhafi pour remarquer qu’un tel comportement est un peu… indigne, et qu’il correspond plus à une sociopathe qu’à une femme d’État. Mais Clinton est coriace, et veut montrer aux Américains à quel point elle l’est. C’est une grande fan des drones, dont elle dit qu’ils ont éliminé « des douzaines de terroristes reconnus au champ de bataille ». Elle promit en 2008 que l’Amérique « anéantirait totalement » l’Iran si celui-ci lançait une offensive nucléaire sur Israël – alors qu’il n’existe aucune preuve que ce pays ait les capacités ou la volonté de commettre un tel acte.
Et alors même que la Libye s’écroulait à vue d’œil, elle voulait tout de même bombarder la Syrie. Dans une interview donnée à Jeffrey Goldberg, l’un des journalistes sionistes les plus connus, elle répéta en boucle le mensonge selon lequel la montée de l’État islamique était due à l’échec d’Obama dans son soutien aux rebelles syriens « modérés ». Elle a également pris la défense de Netanyahou pour ses massacres à Gaza l’an dernier, affirmant qu’« Israël a fait ce qu’il avait à faire afin de répondre aux tirs de roquettes » et blâma « l’intense focalisation internationale » sur la guerre contre l’antisémitisme et « l’orchestration » du conflit par le Hamas.
Quand on lui demanda si Israël en a fait assez pour empêcher la mort d’enfants et d’autres innocents, elle radota que « les nations démocratiques ont manifestement de meilleures valeurs en position de conflit » et suggéra que « l’angoisse est due à la couverture médiatique, et [que] les femmes, les enfants et tout le reste font qu’il est très difficile de faire le tri et de connaître la vérité ». C’est bien le cas... si vous n’avez aucune envie de connaître la vérité.
Clinton a pris ses distances avec la politique étrangère plus prudente d’Obama, déclarant que « les grandes nations ont besoin de principes directeurs », et que « faire des choses stupides n’est pas un principe directeur ». Elle a semblé définir une nouvelle version vague de politique de « confinement » de la Guerre froide envers la menace djihadiste, qu’elle a comparé ensuite au communisme et au fascisme, et a déclaré que son « principe directeur » est « la paix, le progrès et la prospérité ».
Quelle est donc la différence entre elle et son éventuel adversaire ? Il y en a pas beaucoup, en réalité.
Hier, l’affreux Jeb Bush déclara ses aspirations en termes de politique étrangère au Chicago Council of Global Affairs (Conseil des affaires internationales de Chicago) et elles sont à peu près ce que l’on peut attendre d’un homme dont l’équipe politique est remplie de conseillers de son frère [George W. Bush, NDLR], y compris des hommes comme Paul Wolfowitz et Stephen Hadley qui, dans un monde sain, ne serait jamais autorisés à remplir de telles fonctions.
Bush a lui-même déclaré être « son propre chef » et dit avoir essayé de prendre ses distances vis-à-vis des « erreurs » commises sous la responsabilité de son frère aîné ; avant d’enchaîner sur le mensonge que son frère – ainsi que Tony Blair – a incessamment répété : « Les capacités des services de renseignement concernant les armes de destruction massive, capacités sur lesquelles tout le monde s’était trouvé d’accord, se sont avérées inopérantes. »
Les « erreurs » étaient seulement dues à l’échec de sécurisation après la « liquidation » de Saddam Hussein. Cela mis à part, tout s’est bien passé, surtout la « poussée », que Bush considère comme « un des actes de courage les plus héroïques politiquement », si Obama ne l’avait pas ruiné – en observant les termes de l’accord de l’état des forces que Bush a établi – créant ainsi un vide qui donna naissant à l’État islamique.
En réalité, il n’y avait pas de vide. Il y avait une armée irakienne massive, bien entraînée et bien équipée, dont les officiers étaient tellement corrompus qu’ils ne voulaient plus se battre. Mais je m’égare, continuons le rêve. Alors que son frère voulait « dénicher » Oussama ben Laden, Bush veut « éliminer » l’État islamique. Tout comme Clinton, il n’a pas manqué l’occasion de déclarer son amour éternel à Israël. Il veut une nouvelle loi de sanctions empêchant l’Iran de poursuivre un programme d’enrichissement nucléaire qui « mettrait Israël en danger ».
Tout comme Clinton, il a pour principe une politique étrangère qu’il appelle « la démocratie de liberté », politique qui serait « renforcée par la plus grande force militaire au monde », soutenue par une augmentation importante des dépenses militaires.
Nous ne pouvons discerner chez aucun de ces deux-là le moindre esprit critique, ou une quelconque conscience que leurs politiques ont engendré des résultats pires que les problèmes qu’ils étaient supposés résoudre. Une des raisons pour lesquelles Obama emporta la présidence et écrasa les aspirations de Clinton fut qu’il se montra capable de donner l’image d’une rupture radicale avec le militarisme forcené de ses prédécesseurs.
Ni Clinton ni Bush n’offrent de telles illusions. Leur soutien au militarisme ne constitue pas seulement une excentricité personnelle – résultat des rapports politiques incestueux durant ces années de continuité dynastique –, c’est bien pire que ça. Cette compétition d’un faucon contre un autre est comme le chant du cygne d’un consensus impérial à Washington, qui se montre imperméable à toute preuve contredisant ses thèses, et qui continue de croire, comme Madeleine Albright, que l’Amérique est la « nation indispensable », alors qu’elle ne l’est vraiment pas.