Une nouvelle fois, l’Europe s’est mise en mode « panique » pour gérer la crise de l’euro. La peur d’une contagion de la crise, qui menace désormais l’Italie, gagne. Le gouvernement américain, la FED, la banque centrale d’Angleterre pressent l’Europe d’agir vite. Chaque heure ou presque, un nouveau communiqué des responsables européens est publié pour assurer que l’Europe a la situation bien en main, que l’euro ne risque rien. A ce stade d’emballement, les gouvernements européens semblent prêts à tout.
Côté cour, le principe d’un nouveau plan de sauvetage pour la Grèce est acquis et devrait être officialisé le 3 juillet. Pour éviter l’explosion de la Grèce, les responsables européens ne voient comme unique solution que d’apporter de nouvelles aides, selon une recette bien connue désormais : prêts contre renforcement des programmes d’austérité. Une ligne de crédit de 12 milliards d’euros, relevant du premier plan de sauvetage Europe-FMI, devrait être débloquée rapidement, afin de permettre au gouvernement de faire face à ses échéances de juillet. Un nouveau plan de 110 milliards d’euros –on parlait de 60 milliards il y a encore moins de trois semaines– devrait être débloqué par la suite, à la condition qu’Athènes s’engage dans un plan d’austérité de 28,5 milliards d’euros et réalise 50 milliards de privatisation.
Mais c’est surtout côté jardin que la partie la plus intéressante se joue. Elle oppose banquiers et responsables politiques. Officiellement, il s’agit de trouver un accord entre les positions a priori irréconciliables de la Banque centrale européenne et de l’Allemagne. La BCE s’oppose à tout réaménagement de la dette ou à toute autre mesure qui pourrait s’apparenter à un défaut ou un « événement de crédit ». L’Allemagne, elle, exige une participation des banques au nouveau plan de sauvetage grec, estimant que les contribuables européens n’ont pas à assumer seuls le fardeau de la crise grecque et de la crise de l’euro.
En dépit des avertissements de multiples économistes, qui estiment que la Grèce est arrivée à un point de non-retour et que toute aide supplémentaire ne servirait qu’à acheter du temps (si elle n’est pas accompagnée d’une restructuration de la dette), l’option d’un aménagement de l’endettement grec a été officiellement exclue, comme le souhaitait la BCE. Mais les responsables européens ne peuvent balayer l’argument de la nécessité d’une restructuration, face à l’échec du premier plan de sauvetage grec : l’économie grecque va plus mal qu’il y a un an. Un compromis a donc été trouvé pour tenter de sauver les apparences, tout en essayant d’apporter une solution : les banques pourraient accepter de rouler leurs créances –c’est-à-dire souscrire à de nouvelles obligations grecques au moment où les premières arrivent à échéance– à condition que cela se fasse « de manière volontaire », a insisté la BCE. Cet effort doit se faire de « façon substantielle », a ajouté le gouvernement allemand, prouvant que la discorde était loin d’être dissipée avec l’institut d’émission monétaire.
Pour arracher la participation des banques qui doit être la plus large possible, les gouvernements européens sont prêts à beaucoup de concessions. Avant même d’engager les discussions, ils sont revenus sur un des engagements, qui avait été un des principaux points de discorde à l’automne dernier : les obligations souscrites par le nouveau fonds européen de stabilité financière ne seront plus traitées comme des créances privilégiées. En clair, les Etats européens renoncent à être remboursés en premier, devant les créanciers privés. L’argent des contribuables n’est plus prioritaire. A ce train-là, il pourrait même être le dernier sur la liste, s’effaçant devant le monde financier.
Une participation payée au prix fort
Ce renoncement risque de n’être que le premier. Car les banques se savent en position de force, d’autant que les agences de notation ont volé à leur secours. Avant même que le moindre accord ne soit signé, celles-ci ont fait savoir que la moindre réorganisation qui pourrait apparaître contrainte ou forcée de la dette grecque serait assimilée à une rupture de contrat, le fameux « événement de crédit » redouté par la BCE. Si tel était le cas, les assurances prises sur la dette grecque par le biais des CDS (credit default swaps) pourraient être appelées en garantie. Ces produits étant négociés sur des marchés totalement non réglementés, de gré à gré, personne n’est en mesure d’estimer les montants en jeu. Dès lors, tous les épouvantails de la peur peuvent être agités. Les opérateurs financiers, soutenus par la BCE, se sont empressés de rappeler l’écroulement de l’assureur américain AIG, principal négociateur de CDS avant la crise, après la chute de Lehman Brothers. Le sauvetage d’AIG a coûté plus de 170 milliards de dollars aux contribuables américains.
Fortes du soutien des agences de notation et des marchés financiers, agitant à plaisir toutes ces peurs, les banques sont en situation privilégiée pour faire monter les enchères. Chaque gouvernement européen a engagé des discussions avec ses banques pour arracher leur engagement au plan de soutien de la Grèce. Même si les gouvernements vont valoir qu’il est dans l’intérêt des banques de sauver la Grèce et l’euro, les premières réunions ne laissent planer aucun doute sur l’issue des négociations. Leur participation éventuelle au sauvetage de la Grèce va se payer au prix fort.
Dès mercredi, les banques allemandes ont fait savoir que la participation à l’effort général mériterait compensation. « Chacun est prêt à prendre ses responsabilités », a assuré le président de la fédération allemande des banques privées Michael Kemmer. Mais « il est évident qu’il faut que nous ayons des incitations à le faire », a-t-il insisté.
Les premières conditions posées commencent à filtrer à l’extérieur des réunions. Une nouvelle souscription à des obligations grecques lorsque les premières arriveraient à échéance ne peut s’envisager, selon les banques, que si elles obtiennent des garanties. D’abord, elles veulent que les titres soient de courte durée, trois à cinq ans maximum. De plus, ceux-ci doivent être assortis d’un taux élevé, au moins comparables à ceux consentis par le fonds européen de stabilité financière. Les banques troqueraient ainsi des titres autour de 3% pour des titres à 6% au moins. Ces deux seules conditions laissent augurer que la Grèce ne va rien gagner au change. Au mieux, elle gagne un répit, rien de plus.
Mais les exigences ne s’arrêtent pas là. Pour éviter que ce troc obligataire ne soit assimilé à un « événement de crédit » par les agences de notation –en clair ; qu’elles considèrent qu’il s’agisse d’une restructuration masquée de la dette grecque–, les banques insistent pour que les nouvelles obligations soient des produits nouveaux. Le mécanisme qu’elles préconisent est une garantie par le biais du Fonds européen de stabilité. Ainsi, elles obtiendraient une assurance tout risque en qualité de créancier privilégié, statut qu’elles refusent aux Etats.
Sauvetage de l’euro
Les discussions qui se déroulent à Paris entre les banquiers et le Trésor depuis mercredi ne sont pas moins animées. Nicolas Sarkozy a annoncé vendredi que les banquiers et les assureurs français étaient prêts à souscrire de façon volontaire à de nouvelles obligations publiques. Mais les mécanismes de réorganisation de la dette grecque sont toujours en cours de discussion. Au-delà de la technique, qui a son importance dans les bilans bancaires, la demande des banquiers français est la même que celle des banquiers allemands : obtenir le maximum de garantie et d’intérêts pour le prix de leur participation.
Ces négociations permettent aux banquiers et assureurs français de revenir sur un point qui les obsède depuis la crise financière : le retour de la réglementation financière. Depuis des mois, les banques françaises disent à mi-voix tout le mal qu’elles pensent des nouvelles règles prudentielles imposées dans le cadre de Bâle III. Ces nouvelles règles vont les assassiner, elles ne pourront plus financer l’économie, comme elles le faisaient auparavant, font-elles valoir. Les assureurs, soumis eux aussi à de nouveaux encadrements, nommés Solvency II, sont sur la même ligne.
Mais jusqu’alors, il était difficile à la profession bancaire d’attaquer de front ces règles prudentielles, unique mesure imposée au monde financier par les gouvernements après la crise. Les négociations sur une restructuration partielle, qui ne dit pas son nom, de la dette grecque leur donnent l’occasion de réengager le combat sur ce front. D’autant que l’autorité bancaire européenne vient de leur donner de nouveaux arguments. Chargé de superviser l’ensemble du système bancaire européen, celle-ci a annoncé ces derniers jours que les nouveaux tests de résistance (stress tests) réalisés sur les banques européennes, qui doivent être diffusés en juillet, ne prenaient en compte « aucune décote sur les titres de dettes publiques de la zone euro détenus par les banques » et « n’envisageaient aucun défaut de paiement ».
Pour éviter le ridicule de l’an dernier –son appréciation sur la solidité des banques européennes avait été démentie moins de trois semaines après la faillite de trois banques irlandaises–, l’autorité de régulation européenne précise cependant que les banques « doivent évaluer les risques de la dette souveraine de la même façon qu’elles évaluent tous les risques de crédit de leur portefeuille bancaire ». Les risques de défaut et les pertes consécutives à ce défaut doivent être chiffrés.
Les banquiers se sont tout de suite saisis de ce changement de principe comptable pour discuter des aménagements sur les changements des règles prudentielles. Si les dettes publiques qui forment le socle de leurs capitaux propres sont considérées comme des titres à risque, font-elles valoir, leurs fonds propres vont fondre comme neige au soleil. Jamais, elles ne pourront respecter les règles prudentielles qu’on veut leur imposer. Il faudra réaliser des recapitalisations massives, bien au-delà de tous les chiffres évoqués jusqu’alors. Elles ne pourront plus financer l’économie. Profitant des discussions au tour du réaménagement « volontaire » de la dette grecque, elles commencent à attaquer pied à pied les règles prudentielles, pour mettre au moins une partie de l’édifice à bas.
Aux abois, les gouvernements européens risquent d’avoir la tentation de leur céder. Le sauvetage de l’euro passe avant tout. Le faible contrôle du système financier a toutes les chances de céder au passage. L’opacité qui a participé à l’état de confusion dans lequel se trouve l’Europe va pouvoir prospérer.