En janvier 2010, Nouriel Roubini avait fait scandale à Davos. Alors que tous se félicitaient de la sortie de la crise financière, l’économiste américain avait joué les Cassandre. « Dès cette année ou d’ici deux ans à partir de maintenant, nous pourrions avoir une rupture de l’union monétaire. C’est un risque croissant (…) La zone euro pourrait essentiellement faire face à une bifurcation, avec un centre fort et une périphérie plus faible. Finalement, certains pays pourraient sortir de l’union monétaire », avait-il prévenu, en citant nommément la Grèce et l’Espagne. L’économiste s’était attiré les foudres du président de la BCE : « Une hypothèse absurde », avait alors jugé Jean-Claude Trichet.
Dix-huit mois plus tard, alors que le plan européen de sauvetage de la Grèce, laborieusement mis au point il y a un an, est dans l’impasse, « l’hypothèse absurde » revient sur le tapis. Vendredi, le site du Spiegel a révélé la tenue d’une réunion secrète au Luxembourg entre les principaux responsables européens pour examiner le cas de la Grèce et éviter sa sortie de la zone euro. Un scénario envisagé parmi d’autres par le gouvernement grec, totalement dos au mur. L’information à peine révélée, les dirigeants européens se sont tous récriés : le propos était totalement « fantaisiste ». Il n’a jamais été question d’une sortie de la Grèce de l’union monétaire. « De tels articles constituent une provocation, sapent l’effort de la Grèce et de l’euro, et servent des jeux spéculatifs », a réagi le ministère des finances dans un communiqué, démentant tout projet de sortie.
Après avoir été jusqu’à démentir la réunion secrète du Luxembourg vendredi dans la soirée, il a bien fallu reconnaître son existence. Christine Lagarde (France), Wolfgang Schäuble (Allemagne), Giulio Tremonti (Italie), Elena Salgado (Espagne), Jean-Claude Juncker (Luxembourg), Olli Rehn (Commission européenne) et Jean-Claude Trichet (BCE) se sont tous retrouvés avec Georges Papaconstantinou pour examiner les chances de la Grèce de respecter les objectifs du programme d’aide de 110 milliards d’euros octroyé à ce pays il y a un an par les Européens et le FMI.
Le seul fait de se retrouver en catimini donne l’ampleur de l’inquiétude des dirigeants européens. Mais bien évidemment, le scénario cauchemar a été exclu. « Nous n’avons pas discuté de la sortie de la Grèce de la zone euro. C’est une idée stupide, pas question. Nous ne voulons pas être confrontés à une explosion de la zone euro sans raison », a affirmé Jean-Claude Juncker, ministre luxembourgeois des finances et président de l’eurogroupe.
Malgré les dénégations des uns et des autres, il semble bien pourtant que certains aient étudié le sujet de près. Dans un entretien à La Stampa, le ministre grec des finances, Georges Papaconstantinou, soulignait récemment que l’abandon de l’euro aurait des « conséquences catastrophiques ». La monnaie grecque devrait dévaluer de 50% au moins par rapport à la monnaie européenne, la dette publique doublerait, le système bancaire risquerait de s’effondrer, la consommation serait anéantie et le pays sombrerait dans une économie de guerre. Voilà qui est assez précis pour un scénario jamais envisagé.
De même, le Spiegel détaille, dans son article, une longue note qui semble produite par le ministère allemand des finances. « Un changement monétaire entraînerait une fuite des capitaux. Et la Grèce pourrait être obligée d’établir un contrôle sur les transferts de capitaux pour éviter la fuite des fonds hors du pays. Cela ne serait pas compatible avec les libertés fondamentales instaurées dans le marché unique européen », souligne la note citée. De plus, est-il ajouté, le retrait du pays de l’union monétaire « endommagerait la confiance dans le fonctionnement de la monnaie unique. Cela pourrait créer une contagion dans la zone euro ».
L’option de la restructuration est exclue
De même qu’ils n’ont pas parlé d’une sortie de la Grèce de l’euro, ils n’ont pas parlé non plus d’une restructuration de la dette. « Nous avons exclu l’option d’une restructuration qui est activement discutée par les marchés financiers », a soutenu Jean-Claude Juncker. Au vu de la sortie de route économique de la Grèce, le sujet est pourtant brûlant. L’économie grecque entre dans sa troisième année de récession, le chômage dépasse les 18%. Le déficit public, qui était antérieurement annoncé à 9,5% du PIB, a été révisé à la hausse et atteint 10,5% en 2010. La dette publique s’élèvera à 340 milliards d’euros, soit plus de 150% du PIB d’ici à la fin de l’année. Les taux obligataires sur la dette à deux ans dépassent les 25,2%. Autant dire que le projet que la Grèce puisse se refinancer à nouveau directement sur les marchés à partir de 2012, comme le prévoyait le plan de sauvetage européen, est mort.
« Un abandon partiel ou une restructuration de la dette ne serait pas un désastre », a reconnu pourtant récemment Werner Hoyer, membre du parti libéral allemand. « Si les créanciers de la Grèce l’acceptaient, cette discussion faciliterait grandement une restructuration de la dette et, bien sûr, nous la soutiendrions. » Le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, a lui aussi évoqué une nécessaire restructuration de la dette grecque. Mais l’Allemagne est la seule à demander que les financiers prennent leur part dans la crise financière. Pour les autres, les mesures de redressement « pénibles et justes », ainsi que les autorités européennes ont défini le plan du Portugal, passent sans demander la moindre contribution aux banques.
Faute d’accord sur un changement de paradigme, les responsables européens se sont donc retrouvés sur le plus petit commun dénominateur, celui rabâché depuis un an : « La Grèce doit accentuer ses efforts et a besoin d’un programme d’ajustement supplémentaire », selon Jean-Claude Juncker. Poursuite de la réforme du marché du travail, poursuite de la lutte contre la fraude fiscale, accélération des privatisations, sont les priorités de ce nouveau menu. De la même manière que l’Irlande a puisé dans son fonds de pension garanti par l’Etat et vendu pour 5 milliards d’euros d’actifs pour renflouer ses banques, de même que certains suggèrent au Portugal de vendre son or pour participer à son plan de sauvetage, la Grèce est priée de liquider vite fait ses bijoux de famille. Le gouvernement, qui a prévu de réaliser 50 milliards de privatisation en cinq ans, dont deux milliards en 2012, est ainsi requis d’en faire au moins 20 à 25 milliards dès l’an prochain. Dans le même temps, l’austérité doit être renforcée. Après avoir taillé dans les salaires publics, la question des salaires privés risque d’arriver très vite sur la table, puisque l’Europe n’envisage que la dévaluation sociale comme remède à la crise des dettes publiques.
Parallèlement, les Européens se disent prêts à remettre la main à la poche pour aider la Grèce. Une façon indirecte de reconnaître que le plan de sauvetage lancé il y a un an a échoué. Les pays européens, selon Les Echos, pourraient accorder une rallonge de 20 à 25 milliards d’euros à Athènes pour l’aider à passer l’année 2012. D’après la presse grecque, d’autres scénarios d’aide ont été évoqués. Certains ont parlé de reporter le versement des intérêts pendant deux ans, d’autres de rallonger la durée des obligations venant à échéance dans les deux prochaines années. L’ensemble du dispositif devrait être discuté et adopté lors de la prochaine réunion le 16 mai.
Mais les marchés leur en laisseront-ils le temps ? Car dès l’annonce par le Spiegel d’un scénario de sortie de la Grèce de l’euro, la spéculation a rebondi sur les marchés des changes. La monnaie européenne, qui frisait encore les 1,50 dollar en début de semaine, a perdu 1,3% en quelques heures pour tomber à 1,43 dollar. Cela laisse anticiper ce qu’il va se passer en début de semaine. Les résultats de la réunion des principaux responsables européens vendredi sont si faibles et si peu à la hauteur des enjeux que la spéculation risque de se déchaîner sur les marchés financiers.
Tout récemment, Nouriel Roubini lançait un nouvel avertissement. « La restructuration de la dette grecque est inévitable. Le tout est de savoir si elle se fait de façon ordonnée comme au Mexique, ou si l’on va vers l’explosion comme en Argentine. » Compte tenu de la paralysie européenne, de son incapacité à sortir de ses schémas, bien que la démonstration ait été faite qu’ils emmenaient tout le monde dans l’impasse, les risques d’une explosion de l’économie grecque ne sont plus une vue de l’esprit.