C’est ce vendredi qu’ont eu lieu, dans le village de Bernex en Haute-Savoie, les obsèques de Gilles Jacquier, grand reporter de France 2 tué le 11 janvier – à 43 ans – par une roquette tirée par des activistes alors qu’il visitait avec un groupe de journalistes occidentaux un quartier « à risques » de Homs.
On sait que sa mort, en dépit des éléments lourds de signification – le type de projectile utilisé, le fait qu’il a frappé aussi des manifestants pro-Bachar – a été portée à charge du régime syrien par la majorité des médias et, bien sûr, par le gouvernement français, contre toute vraisemblance.
Les plus radicaux – et ridicules – ont parlé d’un « traquenard » organisé par le régime, les plus « modérés » accusant, avec une égale mauvaise foi, le même régime d’avoir manqué à son devoir de protection des journalistes : mais comment les protéger dans des secteurs dont l’armée et la police ont été sommées de se retirer par la Ligue arabe, la coalition occidentale et l’ensemble des médias, et où ne règne plus que la loi de la jungle de la guérilla urbaine ?
Le régime, quoi qu’il en soit, a déféré aux exigences du gouvernement français et, semble-t-il, de proches du disparu, afin que soit rapatrié en urgence en France le corps, en contravention avec les usages qui veulent que les premières autopsies aient lieu dans le pays où la mort est survenue. Un geste de bonne volonté de la Syrie répondant à un geste très médiatisé de défiance de la France (sarkozyste).
Une « grosse ânerie » de l’opposition
On ne connait pas encore les conclusions des médecins légistes français. Mais, ce même vendredi 20 janvier, dans les colonnes mêmes du très atlantiste et anti-syrien Figaro, le grand reporter Georges Malbrunot, pourtant lui aussi adversaire déclaré – et d’ailleurs épinglé dans les pages d’Infosyrie – du régime de Bachar al-Assad, a déjà livré ses conclusions : c’est bien l’opposition armée de Homs qui est responsable de la mort du journaliste français.
S’appuyant sur « des révélations en provenance de Syrie (…) transmises à la Ligue arabe« , Malbrunot rapporte que « quelques heures après l’attaque qui a provoqué la mort de Gilles Jacquier« , un dirigeant d’une « organisation des droits de l’homme » de Homs a confié à un responsable de l’opposition syrienne en France que ce drame était en fait « une grosse ânerie » commise par les adversaires de Bachar al-Assad !
Et voici ce que le dit responsable a confié à son tour au journaliste du Figaro : « Au téléphone, mon interlocuteur, que je connais depuis de longues années, m’a dit en arabe que c’était une “djahachaneh”, c’est-à-dire une grosse bourde de la part des opposants ».
Le correspondant de Malbrunot est affirmatif : son interlocuteur savait qui était derrière l’obus de mortier qui a tué sur le coup le journaliste de France 2, en visite ce jour-là à Homs : « Peu après l’attaque, on a su assez rapidement, dans certains milieux de Homs, qui avait tiré » assure cet opposant exilé en France.
La Ligue arabe vite informée
Georges Malbrunot précise qu’il a été contacté par son informateur dès le lendemain de la mort de Jacquier. Mais qu’il lui fallait plus de précisions avant de publier quoi que ce soit.
Mais le même jour – 12 janvier – l’informateur de Malbrunot transmet le contenu de sa conversation avec l’opposant homsi à Nabil al-Arabi, le secrétaire général de la Ligue arabe qui patronne la mission que l’on sait en Syrie.
Les observateurs arabes présents à Homs ont été d’ailleurs sollicités par le Quai d’Orsay afin d’apporter des éléments – si possible à charge contre le gouvernement syrien.
Justement, indique Malbrunot, « sur le terrain, les recherches des observateurs arabes semblent avoir progressé assez rapidement« . Et le vendredi 13 janvier – deux jours après la mort du journaliste français – un responsable de la Ligue arabe déclare au Figaro : « Nous savons désormais qu’il y a eu une bavure commise par l’Armée syrienne libre (qui a coûté la vie Gilles Jacquier, NDLR). L’ASL a été poussée à la faute par les miliciens pro-Assad, qui défiaient ses hommes depuis plusieurs jours. Les déserteurs ont voulu leur donner une leçon et leur faire peur. Nous savons que les tirs sont venus de Bab Izraa »
Bab Izraa est à Homs un bastion de l’opposition, qui fait face à au quartier de Nouzha, peuplé d’alaouites pro-Bachar, et où a été tué Jacquier. Si l’on en croit Malbrunot, le responsable de l’organisation des droits de l’Homme à Homs et son correspondant de l’opposition en France – et informateur de Malbrunot – ont demandé à garder l’anonymat, « pour des raisons de sécurité« .
Mais l’opposant exilé en France serait prêt à témoigner devant une commission d’enquête : « J’attends, dit-il, qu’un juge indépendant soit nommé. Même si elle est en notre défaveur, la vérité doit éclater. »
On ne peut, à ce stade des choses, que saluer l’honnêteté de cet opposant, qui prend le risque de gêner son camp, et de renforcer d’autant celui du pouvoir de Damas. Il faut dire qu’il a reçu depuis d’autres coups de fil de Homs. Qui tous confirment la thèse de la bavure commise par l’Armée syrienne libre.
Voilà qui contredit, souligne Malbrunot, l’hypothèse d’une manipulation par le pouvoir syrien, alimentée par les témoignages de plusieurs journalistes présents aux côtés de Gilles Jacquier au moment de l’attaque.
Lesquels, sans doute mus par l’émotion mais aussi des préjugés défavorables au régime syrien, n’ont pas hésité, au lendemain du drame, à faire état d’ »éléments troublants », comme le brusque départ des militaires en charge de leur surveillance, au moment du premier tir d’obus.
C’est la thèse de la manipulation-machination caressée de très près par Alain Juppé : le régime aurait voulu discréditer ses opposants en montrant au monde que les journalistes étaient visés par ces « gangs armés » dont il dénonce inlassablement le rôle déterminant dans les violences en Syrie depuis le début de la crise.
Mais cette thèse d’un machiavélisme gouvernemental se trouvait démentie, outre par son invraisemblance politique et sa difficulté « technique », par le contexte même prévalant dans ce secteur de Homs ce 11 décembre : « Plusieurs Syriens ont également trouvé la mort ce jour-là dans les quartiers de Nouzha et d’Akrima, touchés par plusieurs projectiles en l’espace d’une demi-heure, peu après 15 heures » indique Malbrunot.
Gilles Jacquier a été victime du pilonnage plus ou moins soutenu, par les groupes activistes, des quartiers tenus par l’armée régulière et les partisans de Bachar : « Pour moi, ces tirs venaient du quartier de Bab Izraa (quartier insurgé) », assurait également jeudi soir 12 janvier sur France 2 le photographe libanais Joseph Eid, de l’AFP, qui se trouvait au sein du groupe de journalistes.
L’évolution de Malbrunotrestera-t-elle un cas isolé ?
Saluons ici l’honnêteté intellectuelle de Georges Malbrunot, qui porte un coup sans doute fatal aux thèses et insinuations en cour à l’Elysée, au Quai d’Orsay et dans pas mal de rédactions parisiennes, dont la sienne.
On soulignera d’ailleurs la « pruderie » du Figaro qui emploie encore un conditionnel de Tartuffe : » Jacquier aurait été victime d’une bavure des insurgés » (titre de l’article de Malbrunot).
Et aussi, la malhonnêteté de la Ligue arabe qui dit que les trop susceptibles tueurs de l’opposition ont été « poussés à la faute » par les provocations des « miliciens pro-Assad« . Mais enfin, l’essentiel n’est-il pas que ces messieurs reconnaissent, même avec des circonvolutions, la réalité des faits ?
Georges Malbrunot avait auparavant dénoncé l’inféodation de l’ASL au gouvernement turc et aux Frères musulmans, ce qui ne nous apprenait rien, mais avait le mérite de rompre avec l’angélisme et le manichéisme de la presse française sur le sujet.
On lui sera gré encore d’avoir donné la parole à Mgr Jeanbart, archevêque d’Alep, qui exprimait son inquiétude et sa peine de voir la France soutenir en Syrie (voir notre article « L’archevêque d’Alep recadre le Figaro », mis en ligne le 13 janvier).
Des gestes journalistiques d’autant plus appréciables que, pendant longtemps, Malbrunot avait contribué puissamment par ses articles et reportages à la désinformation « consensuelle » sur la crise syrienne.
A-t-il fini par se rendre compte que le récit qu’on nous proposait sur le sujet ne collait pas, par son parti pris, son simplisme, son refus de prendre en compte les réalités politiques, religieuses, sociologiques de ce pays désigné par Washington et ses nombreux relais comme l’autre Irak d’un autre Saddam Hussein ?
En tout cas, on ne peut que constater que la discrétion des collègues de Malbrunot – et bien sûr du gouvernement français – sur cette révélation-confirmation. Un silence aussi gêné qu’épais pourrait désormais s’abattre sur la tombe de l’infortuné Gilles Jacquier.