On n’est jamais à l’abri d’une surprise quand on met son nez dans de vieux papiers. Isabelle Neuschwander, la directrice des Archives nationales, en sait quelque chose. Jusqu’à ces dernières semaines, elle ignorait ainsi que la fameuse "armoire de fer", ce coffre-fort situé au coeur du quartier du Marais, à Paris, et où reposent quelques-uns des documents les plus précieux de l’histoire de France, recèle aussi un morceau de carton défraîchi dont nul n’imaginerait a priori la présence dans un tel lieu : la fiche rédigée par les services de renseignement français, en 1924, au sujet d’un certain Adolf Hitler...
Adolf, ou plutôt "Adolphe Jacob" : c’est en effet sous ce double prénom qu’est répertorié celui que les services d’espionnage classèrent comme "journaliste", en vertu de son activité au Völkischer Beobachter, un journal munichois racheté par les nazis en 1920. Jacob, un prénom attribué semble-t-il par erreur, mais qui suggère que les "services" ne furent peut-être pas insensibles à la rumeur en vogue à l’époque - et démentie depuis par les historiens - selon laquelle le futur maître du IIIe Reich avait des origines juives.
Cette erreur n’est d’ailleurs pas la seule que contient la fiche. A croire son rédacteur, Hitler serait ainsi né en 1880 - ce qui revenait tout de même à le vieillir de neuf ans. Une autre inexactitude concerne son lieu de naissance : Passau, dit le document, une ville de Bavière où les Hitler se sont effectivement installés, mais seulement trois ans après la venue au monde du petit Adolf, qui avait en fait vu le jour à une cinquantaine de kilomètres de là, à Braunauam-Inn, une bourgade autrichienne située sur la frontière avec l’Allemagne. Détail important quand on sait que l’annexion au Reich de son pays natal - l’Anschluss - sera dès son arrivée au pouvoir, en 1933, l’une des priorités de sa politique étrangère...
Peu rigoureux quant aux origines de celui qu’ils présentèrent comme le "Mussolini allemand", et dont ils dénoncèrent la présence à la tête de groupes paramilitaires d’un "genre fasciste", les agents chargés de rédiger sa fiche ne se sont pas privés d’ajouter aux données factuelles quelques jugements de valeur. On apprend, par exemple, qu’Hitler "n’est pas un imbécile mais (...) un très adroit démagogue". Ce qui ne veut pas dire, pour autant, que sa capacité de nuisance fût jugée alarmante. Evoquant sa "tentative de coup d’Etat le 8 novembre 1923 contre le gouvernement bavarois", le fonctionnaire français rappelle ainsi que celle-ci a "échoué lamentablement". D’ailleurs, le dirigeant du parti nazi ne serait, selon lui, que "l’instrument de puissances supérieures" : un jugement que l’on sait aujourd’hui erroné mais qui correspond à la vulgate de l’époque, laquelle faisait volontiers de Hitler la marionnette du général Ludendorff, l’ancien numéro 2 des armées allemandes pendant la première guerre mondiale, et dont le futur chancelier s’éloigna après le putsch manqué de 1923.
Pourquoi cette fiche cartonnée, de la taille d’une demi-feuille A4, a-t-elle été stockée dans l’armoire de fer ? Depuis quand y a-t-elle rejoint le Serment du Jeu de paume, la plaque de cuivre qui servit à imprimer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la dernière lettre de Marie-Antoinette, le testament de Napoléon Ier, les différentes Constitutions de la France, ou encore le journal de Louis XVI, sur lequel le roi griffonna le mot "Rien" à la date du 14 juillet 1789 ?
A ces questions, la direction des Archives nationales ne semble guère en mesure de répondre. La fiche d’Hitler a-t-elle atterri là il y a dix ans, vingt ans ? Les hypothèses varient selon les interlocuteurs. En outre, si elle est parfois montrée aux rares visiteurs qui ont le privilège de voir s’ouvrir ce sarcophage métallique de 2 mètres de haut, construit en 1791 et dissimulé derrière de lourdes portes de bois dans ce lieu impressionnant de majesté que sont les "grands dépôts" des Archives nationales, sa présence ici ne fait guère l’objet de publicité. Le beau livre édité en 2008 par l’institution, à l’occasion de son bicentenaire, n’y fait pas référence, pas plus que son site Internet (www.archivesnationales.cultu...). "Cette fiche n’a pas vocation à rester dans l’armoire de fer, qui doit demeurer un lieu où ne sont conservées que des pièces vraiment prestigieuses", explique d’ailleurs Isabelle Neuschwander, qui précise que le document rejoindra d’ici quelques mois le fonds auquel il appartenait à l’origine.
En attendant 2012, date à laquelle les Archives nationales doivent déménager à Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), c’est à quelques dizaines de mètres de l’armoire de fer, dans les "magasins" de l’hôtel de Rohan, une magnifique demeure du XVIIIe siècle transformée dans les années 1920 en dépôt d’archives, après avoir abrité pendant des décennies l’Imprimerie nationale, que ce fonds est entreposé. Répartie dans 6 600 cartons entassés sur plus de 730 mètres de rayonnages, cette masse de documents fait partie des trésors méconnus des Archives nationales. En cours d’inventaire - quatre ans de travail au total, réalisé en partenariat avec l’Institut historique allemand, et dont l’achèvement est prévu pour novembre 2010 -, ils constituent une mine d’information pour les chercheurs qui s’intéressent à l’histoire de l’Allemagne et des relations franco-allemandes pendant l’entre-deux-guerres.
C’est dans une pièce étroite et basse de plafond, qui n’a pas dû subir un coup de pinceau depuis des lustres, que Michèle Conchon, conservateur en chef à la section du XXe siècle, nous raconte l’histoire de ces liasses poussiéreuses. "Il s’agit des archives de la Haute Commission interalliée des territoires rhénans, l’organisme mis en place au lendemain du traité de Versailles (en 1919) pour administrer la partie de l’Allemagne occupée par les vainqueurs de la première guerre mondiale." Composée de Belges, de Britanniques et de Français, la Haute Commission fut présidée par la France. Ce qui explique que ses archives aient été rapatriées à Paris lorsqu’elle fut dissoute, en 1930.