Vous connaissez notre sérieux. Quand on travaille sur un sujet, on va jusqu’à l’os. Depuis les années de sang (2015-2016), le discours anti-islamiste s’est logiquement durci dans les médias, et cela a généré un discours anti-musulman, avec une libération croissante d’une parole violente (Badinter, Zemmour, Goldnadel), quasiment un appel à la guerre civile, à la ratonnade anti-musulmans. C’est un fait, nous ne le jugeons pas, car on ne juge pas un fait.
Que les années de sang soient le résultat d’une manipulation diabolique à visée séparatiste entre les communautés chrétienne et musulmane sur notre sol – une ingénierie national-sioniste pour la nommer – ou le résultat d’attaques de djihadistes plus ou moins isolés qui en veulent à notre politique de guerre au Proche-Orient, l’Islam est sur le banc des accusés, comme en septembre 2001 aux États-Unis, malgré l’opacité autour d’un attentat historique, c’est-à-dire qui produit un avant et un après. Qui opère un basculement et qui justifie un changement de politique, en général vers le pire : ce choc des civilisations que les sionistes ont théorisé.
Nos médias résonnent depuis de deux sons de cloche apparemment contradictoires : le national-sionisme incrimine les musulmans en bloc, les socialo-sionistes, pour des raisons d’antiracisme historique et de clientélisme électoral, les défendent, mais assez mollement. Il est vrai qu’il est difficile de défendre un accusé que tout accuse (insécurité, attentats, émeutes, révoltes) ! On sent que le socialo-sionisme est un avocat commis d’office, ce qui n’étonne pas quand on sait que dans socialo-sionisme, il y a sionisme. Un sionisme version 1.0 qui laisse progressivement la place à un sionisme 2.0, celui de Zemmour qui le représente parfaitement.
Face à cela, il n’y a pas de voix islamique et encore moins islamiste française. Si, il y avait celle de Tariq Ramadan, brillant bretteur qui a été détruit par des affaires sexuelles, au contraire d’autres personnalités qui sont passées entre les gouttes (Polanski, Bruel). Il y a toujours la voix de Chalghoumi, et c’est là où l’on voulait en venir : dans une autre de ses vidéos, l’islamologue et politologue François Burgat dénonce ce qu’on dénonce depuis toujours : la confiscation de la parole musulmane en France par des abrutis plus ou moins conscients de la manipulation. En gros, Chalghoumi & Jamel, un vrai et un faux bègue, ont capté la parole des Arabes chez nous. On dit Arabes parce que c’est la version politique ou sociale de musulmans, même si tous les musulmans ne sont pas arabes, loin de là. Mais on constate qu’il y a un problème, et quel problème !, de la représentation politique des musulmans en France. C’est là où intervient le brillant Burgat, loin des délires néocolonialistes et va-t-en-guerre civile d’un Zemmour.
L’émission date d’octobre 2016, elle a été produite par Mediapart et met aux prises le chercheur au journaliste Joseph Confavreux. Vous allez voir que même pour un prétendu islamo-gauchiste (on reprend la terminologie de Zemmour et du CRIF, ce qui est kif-kif bourricot), ce que va expliquer Burgat va être difficile à avaler. Nous n’allons pas comme à notre habitude parsemer le verbatim par des analyses E&R, l’analyse de Burgat se suffisant à elle-même. Après, on adhère ou on n’adhère pas. Mais si on n’adhère pas, on a intérêt à avoir des arguments convaincants...
Confavreux : « Qu’est-ce qui relie et qu’est-ce qui ne relie pas l’islam et l’islam politique ? »
Burgat : « J’ai traversé des sociétés musulmanes… J’ai fait la découverte de cette société dans une conjonction historique particulière et je vais immédiatement vous asséner la temporalité de mes réflexions, c’est quand même la temporalité de la colonisation et de la sortie de la colonisation. Donc j’ai rencontré des musulmans dans une période de leur histoire où ils sortent la tête un petit peu après la nuit coloniale, après les tempêtes de l’affirmation nationaliste, et effectivement traverse ces sociétés un phénomène qui nous amène au cœur de la réponse que je ne vais pas esquiver, qui est que les marqueurs de l’appartenance musulmane retrouvent plus de visibilité dans le champ politique.
Alors oui, bien sûr, il y a une relation entre islam politique et islam, je dirais tout est confondu. Mais je vais assaisonner cette première réponse d’une petite contradiction, le paradoxe de notre perception de l’islam politique – alors l’islam politique c’est tous les gens qui ont du poil au menton et qui disent “allahou akbar” – la propension du regard occidental, notre propension des non-musulmans, c’est à dépolitiser le comportement des acteurs de l’islam politique, à les enfermer dans leur appartenance religieuse, ou à surinvestir l’explication sociologique de leur comportement et à leur nier le droit d’être simplement des acteurs politiques.
Et donc ce qui traverse ma démarche presque tout le temps consiste à dire arrêtez avec l’approche religieuse, n’expliquez pas les autres par les versets de leur dogme religieux, admettez le fait qu’ils utilisent de façon plus ostentatoire que par le passé le lexique de la religion quand il s’expriment en politique, mais s’il vous plaît, acceptez de les considérer pour ce qu’ils sont, des acteurs politiques dans une période de leur histoire où ils sortent d’une phase où ils ont été des dominés et où ils veulent retrouver leur rang dans le concert des nations. »
Burgat distingue le politique du religieux, à l’inverse des nationaux-sionistes qui avancent que l’Islam est politique dans sa substance. Pour eux, c’est une religion politique, ou une politique religieuse. Il y a amalgame.
« Ma problématique a consisté à dire la capacité d’attraction, la force d’attraction du lexique islamique, le parler musulman, forment des majorités électorales, que ça nous plaise ou que ça nous plaise pas. D’où est-ce que ça vient, cette capacité d’attraction du lexique musulman sur la scène politique ? Toute ma thèse consiste à dire ça ne vient pas du caractère sacré, ça vient du caractère endogène, endogène, “home made”. Le lexique musulman c’est avant toute chose un lexique qui signifie à celui à qui on l’oppose “je n’ai même plus besoin de la terminologie que tu m’as imposée au temps de ton hégémonie coloniale comme étant le seul lexique politique permettant d’exprimer mes besoins ou de réguler, de répondre aux exigences de ma société, je vais m’exprimer maintenant avec un lexique endogène hérité de la culture de mes ancêtres avant ton irruption, toi occidental, dans ma sphère symbolique par le biais de la colonisation”.
Alors la problématique devient complètement différente. J’ai dit que ce qui se produisait dans ces sociétés c’est pas l’émergence d’une idéologie politique, c’est la reconnexion de tout le terroir de fabrication des idéologies politiques avec le réservoir de, c’est magique, c’est idéologique, avec le réservoir de la culture perçue comme héritée des ancêtres, perçue comme ayant préexisté à l’irruption des catégories de la culture coloniale. »
Les musulmans sont-ils anti-occidentaux ?
« Le lexique musulman c’est pas avant toute chose un lexique religieux, c’est un lexique non occidental, autre qu’occidental… Non occidental mais pas nécessairement anti-occidental, et c’est cela que nous n’arrivons pas à comprendre… Un parler musulman ne détermine pas un agir musulman. C’est-à-dire que quand on parle “musulman” on peut adopter dans le champ politique des postures très diversifiées. On peut être radical, on peut être violent, on peut être gentil, on peut être modernisateur et réformateur, ou au contraire très conservateur. Si on a compris ça je dirais que vous avez tout mon dispositif analytique. »
L’Algérie et la France
« Je dis que l’islamisme est le troisième étage de la fusée de la décolonisation. »
Pour Burgat, les relations entre l’Algérie et la France ont vécu trois ruptures : la rupture politique avec la le rejet de 1962 (indépendance), la rupture économique avec les nationalisations (du secteur pétrolier à la fin des années 60), et enfin la rupture idéologique avec le parler musulman qu’on appelle l’islamisme, mais qui est un nouveau terme de l’échange politique, diplomatique ou culturel. C’est une remise à distance, une dynamique de repositionnement. Elle est déplaisante mais elle ne doit pas être « surinterprétée », avance Burgat. Il développe un exemple à 12’57 :
« Il y a une tendance dans l’intelligentsia politique occidentale, lorsqu’on entend “bismillah” on n’écoute même pas la suite ! On dit ce monsieur s’exprime avec le lexique de la culture musulmane donc il ne peut que dire ou il ne peut que faire quelque chose de catastrophique. Et moi je dis quand j’entends un acteur politique dire “au nom de Dieu le puissant et le miséricordieux”, j’attends la suite, j’attends de voir ce qu’il va faire, et je vais juger sur les actes, mais je ne vais pas le disqualifier parce qu’il a opéré une rupture sémantique avec mon univers. Je ne vais pas confondre la substance de la référence à une valeur, le respect des minorités et la justice sociale, avec le lexique qui sert à la légitimer.
Je prends un exemple très simple : si un communiste dans les années 50 veut promouvoir la justice sociale il dit “justice sociale parce que Lénine a dit”. Mais si un chrétien veut promouvoir la justice sociale il dit “parce que l’Évangile a dit je vais faire”. Si un musulman dit “au nom de Dieu je vais”, on l’interrompt on dit n“on non non vous avez mal commencé, ça ne peut que mal se terminer”.
Non, s’il dit “au nom de Dieu le puissant le miséricordieux je promeus la justice sociale” nous nous apercevons à la fin de la journée que nous avons un corpus de valeurs communes mais que nous employons pour les légitimer des références à des patrimoines spécifiques et c’est pas là que doit se constituer la rupture, il y a suffisamment de sujets de désaccord avec les expressions radicales de la religion musulmane, mais nous, nous les manifestons à l’égard de Tariq Ramadan. Quand monsieur Juppé nous dit qu’il ne veut pas le voir dans sa ville de Bordeaux où sommes-nous, sur quel terrain sommes-nous ? Au nom de quoi ce monsieur est-il ostracisé, est-ce que nous sommes en face de Baghdadi, est-ce que nous sommes en face d’exécutions sommaires ? Non, nous sommes en face de l’ostracisation du lexique musulman dans l’espace public français et là, là il me semble que oui, nous sommes en danger. C’est cette différence-là qu’il faut faire. »
Une solution au conflit franco-algérien et occidentalo-musulman ?
« J’ai néanmoins la conscience aiguë que nous devons reconnaître explicitement qu’il y a eu un processus de domination, que nous avons employé des raccourcis avec toutes les règles possibles et imaginables… »
Burgat, qui défend les valeurs françaises, qu’on peut qualifier de chrétiennes, est pour un corpus de valeurs communes. Pour dépasser les frictions et heurts entre les deux systèmes de valeurs, il propose de remonter à la faille originelle, la violence de la colonisation. Pour lui, une reconnaissance écrite de cette violence, qui a été militaire, puis économique et enfin culturelle, permettra d’apaiser le débat. Et ce n’est pas une autoflagellation nationale ni une soumission à la gauche anticolonialiste, il s’agit d’un processus de reconnaissance historique réciproque sur un plan commun. La France doit purger sa guerre d’Algérie, et ne pas basculer dans la néocolonisation symbolique et politique à la Zemmour, ou à la « Paris Match », comme il dit : on leur a construit des routes, les Algériens sont ingrats. « C’est une page qu’on ne peut pas tourner si elle est restée blanche. »
Burgat élargit ensuite le débat à toute la sphère musulmane mondiale et incrimine la politique américaine doublée d’un dangereux suivisme occidental à 23’02 :
« Nous devons admettre qu’il y a eu un dysfonctionnement des mécanismes de la représentation politique pendant toute la phase coloniale. Puis après on va passer la frontière historique et on va admettre qu’il y a aujourd’hui des dysfonctionnements des mécanismes de la représentation politique au détriment des citoyens qui sont musulmans dans ce pays. Et ça, ce sera le deuxième grand chantier. Et puis le troisième, et c’est la fin, on va reconsidérer nos politiques dans le monde musulman et nous demander si la guerre contre la terreur que nous avons menée depuis 2001 ou 2002 qui a fait entre un et deux millions de morts était l’instrument nécessaire pour répondre à ces crises de mauvaise humeur qui montaient de cette partie du monde à notre égard, compte tenu de la nature des politiques que nous appliquions ou que nous soutenions, nous avons un allié américain qui porte une grande responsabilité de cette exacerbation du sentiment anti-occidental dans une grande partie du monde musulman. »
Confavreux évoque alors la religion comme vecteur de conservatisme et justifie le « rejet » qu’elle peut alors provoquer…
« Ça, je l’admets parfaitement, pourvu que le rejet ne soit pas sélectif. Pourvu que nous n’ayons pas une propension à nous inquiéter d’une religion plus que des autres. Vous savez, le mariage de la religion et de la politique dans certains pays du Proche-Orient ça produit des acteurs politiques étonnants, ça produit des solutions politiques étonnantes…
J’ai regardé une émission sur l’imaginaire politique des colons israéliens, c’est assez terrifiant quand même la cuisine qu’ils font entre la religion et la politique. Si j’entendais autant, pourvu qu’il n’y ait pas deux poids et deux mesures, je suis prêt à me battre contre les dangers de l’irruption du religieux sur la scène publique, je suis prêt à manier la violence républicaine… Je ne suis pas un individu religieux, ce qui m’inquiète, c’est le “deux poids deux mesures”. La laïcité ne doit pas devenir l’instrument qui sert à ostraciser une religion plus que les deux autres et j’ai, peut-être que je me trompe, j’espère que vous allez m’en convaincre, mais j’ai le sentiment que c’est le cas actuellement en France.
Confavreux ne relance pas, il botte délicatement en touche. Comprendre alors que laïcité est un euphémisme pour une religion dominante qui impose, dans un pays se croyant libre et juste, un deux poids deux mesures qui a des conséquences désastreuses sur la nation et son unité.
Macron et la lutte contre le séparatisme islamiste
Trois ans et demi après l’exposition des thèses de l’islamologue, le 18 février 2020, Emmanuel Macron fait à Mulhouse un discours sur la laïcité, l’Islam et la République. Il évoque un plan de lutte contre le « séparatisme religieux ». Au vu des données de Burgat, Macron fait-il fausse route, travaille-t-il sur un terrain balisé par les nationaux-sionistes ou a-t-il raison ? À vous de juger.