« Insurge Intelligence, un nouveau projet de journalisme d’investigation en financement participatif, révèle en exclusivité les méthodes employées par les agences de renseignement étasuniennes pour financer, couver et incuber Google, dans le dessein de dominer le monde au travers du contrôle de l’information. Google, financée dès le tout début par la NSA et la CIA, ne fut ni la première, ni la dernière jeune pousse du secteur privé à se voir cooptée par les renseignements américains pour maintenir une ‘supériorité informationnelle’. Les origines de cette stratégie ingénieuse remontent à un groupe secret sponsorisé par le Pentagone, qui a joué le rôle de lien, ces vingt dernières années, entre le gouvernement étasunien et les élites des mondes des affaires ; de l’industrie ; de la finance ; des multinationales ; et des médias. Ce même groupe a permis à des intérêts bien particuliers des grandes sociétés étasuniennes d’éluder systématiquement tout contrôle démocratique et même les lois, afin d’influencer les politiques du gouvernements et de façonner les opinions publiques aux USA et partout dans le monde. Les résultats en sont désastreux : la surveillance de masse exercée par la NSA, un état permanent de guerre mondiale, et des actions récentes visant à transformer l’armée étasunienne en Skynet. »
Au lendemain des attentats de Charlie Hebdo à Paris, les gouvernements occidentaux se hâtent de légiférer pour attribuer de nouveaux pouvoirs à la surveillance de masse, et au contrôle d’Internet, le tout au nom de la lutte contre le terrorisme.
Les hommes politiques, des deux côtés de l’Atlantique, ont appelé à protéger l’espionnage type NSA, et à faire progresser les possibilités d’entraver la vie privée sur internet, en rendant le chiffrement illégal. Une idée qui se répand consiste à vouloir, via un partenariat avec les télécoms, effacer unilatéralement tout contenu considéré comme « propageant la haine et la violence », dans des situations considérés comme « appropriées ». Des discussions énergiques sont en cours dans les gouvernements et les parlements, pour rompre le principe de confidentialité des échanges entre l’avocat et son client.
Il paraît bien mystérieux de se figurer en quoi l’une ou l’autre de ces actions aurait pu empêcher les attentats de Charlie Hebdo, d’autant plus qu’il est établi que les terroristes étaient connus des services de renseignement français depuis une dizaine d’années.
En fait, il n’y a rien de bien nouveau jusqu’ici. Les atrocités du 11 Septembre furent le début d’une longue série d’attentats terroristes, à chaque fois suivis par des extensions incroyables des pouvoirs des États, au détriment des libertés publiques, sur fond d’envoi de troupes dans les régions considérées comme des points chauds hébergeant des terroristes. À ce stade, aucune indication n’incite à penser que cette formule, pourtant tant employée, ait fait baisser les niveaux de danger. En revanche, il apparaît que nous nous enfermons dans une spirale infernale de violence, sans réelle possibilité d’en sortir.
Alors que nos gouvernements maintiennent la pression pour gagner en pouvoir, Insurge intelligence peut à présent révéler l’étendue de l’implication de la communauté du renseignement étasunienne dans la couvaison des plate-formes web que nous connaissons aujourd’hui, dans le but précis d’utiliser la technologie comme mécanisme de combat dans une « guerre de l’information » mondiale, visant à faire apparaître comme légitime le pouvoir de quelques-uns sur nous tous. Le pilier de cette étude est l’entreprise qui définit le XXIème siècle à de multiples égards, de par son omniprésence imperceptible : Google.
Google se pare des atours d’une société technologique amicale, branchée, simple à utiliser, ayant bâti son succès par une combinaison de talent, de chance et d’innovation authentique. Et toutes ces facettes sont réelles. Mais elles ne constituent qu’un fragment de l’histoire. Dans la réalité, Google est un écran de fumée, derrière lequel évoluent les acteurs du complexe militaro-industriel étasunien.
L’histoire racontée de l’intérieur de la montée de Google, révélée pour la première fois par ces lignes, dévoile une pieuvre dont les tentacules vont bien plus loin que Google ; de manière inattendue, elle dévoile l’existence d’un réseau parasite, qui conduit les évolutions de l’appareil de sécurité nationale étasunien, et tire des profits obscènes de son fonctionnement.
Le réseau caché
Depuis une vingtaine d’années, les stratégies étasuniennes en matière de politique étrangère et de renseignement ont amené à une « guerre contre la terreur » mondiale, constituée d’invasions militaires prolongées dans le monde musulman et d’une surveillance totale des populations civiles. Ces stratégies ont été incubées, pour ne pas dire imposées, par un réseau caché, qui prend ses racines au Pentagone, mais s’est développé également en dehors.
Ce réseau bipartisan – mis en place sous l’administration Clinton, consolidé sous Bush, et fermement enraciné depuis Obama, et composé surtout d’idéologues néo-conservateurs – a scellé sa domination sur le département de la défense étasunien (le DoD) début 2015, par l’intervention d’une obscure entité privée distincte du Pentagone, mais pilotée par le Pentagone.
En 1999, la CIA créait sa propre société d’investissement en capital risque, In-Q-Tel, pour financer les jeunes pousses prometteuses, qui pourraient créer des technologies intéressant les agences de renseignement. Mais l’inspiration derrière In-Q-Tel en était antérieure ; elle remonte au moment où le Pentagone créa ses propres émanations privées.
Connu sous le nom de « Highlands Forum » [littéralement « Forum des hauts-plateaux », NdT], ce réseau privé a opéré comme lien entre le Pentagone et les puissantes élites étasuniennes extérieures à l’appareil militaire, depuis le milieu des années 1990. Au gré des changements survenus dans les administrations civiles, le réseau autour du Highlands Forum a réussi à accroître avec le temps sa main-mise sur la politique de défense étasunienne.
Les gigantesques fournisseurs privés de la défense, comme Booz Allen Hamilton et Science Applications International Corporation sont parfois appelés « communauté cachée du renseignement » en raison des porosités qui existent entre eux-mêmes et le gouvernement, et de par leur capacité à influencer et en même temps tirer profit de la politique de défense. Ces fournisseurs sont en concurrence entre eux pour le pouvoir et pour l’argent, mais ils savent également collaborer entre eux quand il le faut. Depuis 20 ans, le Highlands Forum constitue un espace de rencontre discret entre certains des plus puissants membres de la communauté cachée du renseignement, avec des officiels du gouvernement étasunien, ainsi que d’autres dirigeants d’industries choisies.
J’ai été confronté pour la première fois à l’existence de ce réseau en novembre 2014, alors que je travaillais sur un article pour Motherboard [un journal en ligne édité par VICE, NdT]. J’avais alors été amené à signaler que le secrétaire étasunien à la défense, Chuck Hagel, venait d’annoncer que la « Defense Innovation Initiative » visait à construire Skynet – ou quelque chose qui lui ressemblerait, dans le but suprême de dominer l’ère naissante de la guerre par robots automatisée.
Cet article se basait sur un « livre blanc » obscur, financé par le Pentagone, publié deux mois auparavant par la National Defense University (NDU) de Washington DC, une institution importante de l’appareil militaire étasunien, qui, parmi d’autres choses, produit des recherches visant à développer la politique de défense étasunienne aux plus hauts niveaux. Le livre blanc clarifiait les idées qui sous-tendaient cette nouvelle initiative, ainsi que les développements scientifiques et technologiques révolutionnaires sur lesquels il espérait capitaliser.
Le Highlands Forum
L’un des auteurs de ce livre blanc du NDU est Linton Wells, un ancien dirigeant militaire étasunien, qui avait tenu le poste de directeur des systèmes d’information du Pentagone sous l’administration Bush, parmi ses fonctions, il supervisait la National Security Agency (NSA) ainsi que d’autres agences d’espionnage. Il dispose encore d’habilitations de sécurité au niveau top-secret, et si l’on en croit un article du journal Government Executive, il présida en 2006 le Highlands Forum, fondé par le Pentagone en 1994.
Le journal New Scientist a comparé le Highlands Forum à une réunion d’élites semblable à « Davos, Ditchley et Aspen », avec ceci de plus qu’il est « beaucoup moins connu du public, mais tout aussi influent ». Les sessions du Forum rassemblent « des personnalités innovantes pour décrire les interactions entre le monde politique et la technologie. Ses plus grands succès résident dans le développement de la guerre en réseau de haute technologie ».
Au vu du rôle joué par Wells dans un tel forum, il n’était peut-être pas surprenant que son livre blanc sur la transformation de la défense ait un impact aussi profond sur les politiques décidées par le Pentagone. Mais si tel fut le cas, pourquoi personne ne s’en est-il rendu compte ?
Bien qu’il soit soutenu par le Pentagone, je n’ai pas réussi à trouver la moindre page officielle sur le site internet du DoD qui fasse référence au Highlands Forum. Mes sources au sein de l’armée et des renseignements, actives ou retraitées, n’avaient jamais entendu parler de ce forum, pas plus qu’aucun journaliste spécialisé sur les sujets de sécurité nationale. J’étais déconcerté.
La société de capital risque intellectuel du Pentagone
Dans le prologue de son livre de 2007, dont le titre est Une foule d’individus : l’avenir de l’identité individuelle, [titre original : A Crowd of One : The Future of Individual Identity, NdT], John Clippinger, un scientifique du MIT membre du Media Lab Human Dynamics Group, décrivait sa participation à une rencontre du Highlands Forum, une « instance réservée aux personnes invitées, financée par le département de la défense et présidée par l’assistant aux réseaux et à l’intégration de l’information ». Il s’agissait d’un poste de haute direction du DoD, supervisant les opérations et les politiques des agences d’espionnage les plus puissantes du Pentagone, parmi lesquelles, entre autres, la NSA ou la Defense Intelligence Agency (DIA). À partir de 2003, ce poste se transforma en ce qu’on appelle aujourd’hui « sous-secrétaire à la défense pour le renseignement ». Le Highlands Forum, écrit Clippinger, fut fondé par Dick O’Neill, un capitaine de l’US Navy à la retraite. On trouve parmi ses membres des haut gradés de l’armée étasunienne et de nombreuses agences et divisions – « des capitaines ; des contre-amiraux ; des généraux ; des colonels ; des majors et des commandants » ainsi que des « membres de la direction du DoD ».
Sur ce qui au départ pouvait passer pour le site web principal du Forum [qui a cessé de répondre après la parution de l’article, on vous met ici un lien où il a été archivé, NdT], on trouvait une description de Highlands sous les termes d’« un réseau informel multi-disciplinaire, soutenu par le gouvernement fédéral », s’intéressant principalement à « l’information, la science et la technologie ». Avec bien peu d’explications, à part un simple logo Département de la Défense.
Mais Highlands dispose également d’un autre site web [même remarque que la précédente note, NdT], qui se décrivait comme « société de capital-risque intellectuel », disposant d’une « grande expérience aux côtés des dirigeants de sociétés, des organisations et du gouvernement ». La société propose un « large panel de services, parmi lesquels : projection stratégique, création de scénarios et mise en situation pour l’extension des marchés mondiaux », ainsi que « des travaux menés avec des clients pour établir des stratégies de direction ». Selon le site web, The Highlands Group Inc. organise toute une gamme de forums sur ces sujets.
Par exemple, outre le Highlands Forum, le groupe anime depuis le 11 Septembre le Island Forum, un événement de portée internationale, tenu conjointement avec le ministère de la Défense de Singapour, et chapeauté par O’Neill sous le titre de « consultant principal ». Le site web du ministère de la Défense de Singapour décrit le Island Forum comme « calqué sur le Highlands Forum [à Singapour également, les sites internet cessent de répondre… même note que les deux précédentes, NdT], qui est organisé par le département étasunien de la défense ». Des documents fuités grâce à Edward Snowden, le lanceur d’alertes de la NSA, sont venus confirmer que Singapour jouait un rôle clé dans l’espionnage de données par les USA et l’Australie sur les câbles sous-marins, aux fins d’espionner les puissances asiatiques, telle que l’Indonésie et la Malaisie.
Le site web du Highlands Group révèle également que Highlands dispose d’un partenariat avec l’un des fournisseurs privés les plus importants dans le domaine de la défense étasunienne. Highlands est « soutenu par un réseau de sociétés et de chercheurs indépendants », parmi lesquels « notre partenaire du SAIC dans le cadre du Highlands Forum depuis 10 ans ; ainsi que le vaste réseau de participants au Highlands Forum ».
SAIC est l’acronyme d’une société de défense étasunienne, la Science Applications International Corporation, qui s’est vue renommée en Leidos en 2013, et donc SAIC constitue désormais une filiale. SAIC/Leidos figure au top 10 des plus grands fournisseurs de la défense étasunienne, et travaille main dans la main avec la communauté du renseignement étasunienne, en particulier avec la NSA. Selon le journaliste d’investigation Tim Shorrock, qui fut le premier à lever le voile sur les immenses privatisations des renseignements étasuniens dans son livre Spies for Hire, (Espions à louer), la SAIC a une « relation symbiotique avec la NSA : l’agence constitue le principal client de la société, et la SAIC est le principal fournisseur de la NSA ».
Le nom complet du Capitaine « Dick » O’Neill, le président fondateur du Highlands Forum, est Richard Patrick O’Neill ; il quitta la Navy pour rejoindre le DoD. Son dernier poste en date, avant qu’il crée le Highlands Forum, y fut : Adjoint à la stratégie et aux politiques, pour le bureau du secrétaire adjoint de la défense aux renseignements, commandes, contrôle et communications.
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