Le 18 mai prochain, le peuple suisse se prononcera sur des questions de société très importantes. Parmi celles-ci figure une initiative qui offrirait un salaire minimum de 4000 francs (3300 euros) par mois à plein temps à chaque travailleur.
L’initiative vient des membres actifs d’Unia, plus grand syndicat des travailleurs en Suisse [1]. Les milieux patronaux ainsi que les partis de la droite bourgeoise s’opposent fortement à l’initiative, tandis que la gauche y est plus favorable.
José Steck a enseigné le français au Cycle d’orientation [2] pendant de nombreuses années ; cette personnalité incarne une gauche authentiquement sociale. Il s’explique en détail sur son engagement en faveur de cette initiative.
José Steck, pouvez-vous nous exposer les principales raisons pour lesquelles vous soutenez le « oui » à l’initiative sur le salaire minimum le 18 mai prochain ?
Je crois qu’il faut d’abord prendre conscience du contexte socio-économique. D’abord, je relève le profond malaise social, exprimé par les nombreuses initiatives, notamment Minder, puis par l’initiative 1:12, refusée après un matraquage publicitaire du patronat ; enfin, la présente initiative qui vise, en réalité, de nombreux objectifs : limiter l’inquiétant dumping salarial observé dans de nombreuses branches, proposer un salaire horaire convenable qui tient compte du coût de la vie, réduire l’anxiété – dangereuse à plus d’un titre – liée à la menace de déclassement social, favoriser la stabilité politique, sociale et juridique de la Suisse, grâce à des règles visibles, démontrer que la prospérité se partage et bénéficie à tous et, ainsi, contribuer à la nécessaire, à l’indispensable cohésion sociale. En résumé, accepter cette initiative, c’est offrir de meilleures conditions de vie, un espoir, une cohérence sociale, une stabilité politique et juridique.
Soulignons que le moment est favorable pour adopter de telles mesures : des prévisions économiques favorables, une inflation inexistante, une révision de la fiscalité des entreprises, etc. Il y a là un magnifique défi politique à relever, qui contribuera à éradiquer la pauvreté de nombreux travailleurs. Le projet est enthousiasmant, mais je note que les opposants conservent, en général, des positions prudentes, voire négatives. Sans doute méconnaissent-ils les importantes ressources dont dispose notre pays. C’est dommage.
Les opposants invoquent l’argument qu’un salaire minimum de 22 francs de l’heure constituerait un record mondial et exercerait un attrait énorme sur les demandeurs d’emploi non-qualifiés de l’étranger. Que leur répondez-vous ?
Certes, le salaire horaire serait – nominalement – un record. Néanmoins, je constate que l’économie suisse progresse davantage dans les cantons aux salaires élevés que dans les autres, et que la Suisse conserve une place flatteuse dans la compétitivité mondiale, malgré – ou à cause – desdits salaires. L’attrait de tels salaires pour des demandeurs d’emploi étrangers n’est pas un argument à négliger, surtout après l’acceptation de l’initiative du 9 février. Cependant, les opposants au salaire minimal ne peuvent prétendre, en même temps, que l’acceptation de l’initiative détruirait des emplois et susciterait l’attrait marqué des travailleurs étrangers pour des emplois inexistants ! Sans doute faudra-t-il faire preuve de vigilance à l’égard d’un tourisme économique donnant droit à des prestations sociales. Mais ce travail sera conduit par le Parlement, qui saura en maîtriser les éventuels dysfonctionnements. Modestes, si on les met en relation avec les avantages.
Les opposants insistent également sur le fait qu’une acceptation provoquera une perte d’attractivité de l’apprentissage. Comment motiver un jeune à suivre une formation si un salaire minimum de 4 000 francs est offert à chaque employé, qualifié ou non ?
Les opposants utilisent, selon moi, de prétendus arguments économiques, liés à des modèles d’explications obsolètes. Mais d’autres arguments appartiennent à une vision assez ignoble, au sens étymologique. Ainsi, la perte d’attractivité – supposée – de l’apprentissage semble réduire l’être humain à un attrait pour l’argent, puissant mobile, alors que l’acquisition des savoirs, des pratiques, le désir de s’améliorer – pour soi et pour les autres –, de progresser, sont méconnus. Pourtant tout montre que l’humain adopte, généralement, ces attitudes de progrès, sans l’immédiate obsession du gain numéraire. Sans doute les opposants opèrent-ils une projection psychologique primaire ; on connaît les relations entretenues par l’argent avec le stade primaire de la sexualité...
Certaines PME menacent de licencier en cas d’acceptation de l’initiative car elles estiment que cela induirait une concurrence déloyale avec les pays voisins, principalement à cause du coût de production, qui serait encore augmenté en Suisse. Pensez-vous qu’ils bluffent ?
Lorsqu’il y a des propositions de progrès social, une partie du patronat use – et abuse – de la menace du licenciement, voire suggère l’effondrement de l’économie. C’était déjà le cas au début du XXe siècle, lors de la diminution des heures de travail. Cette récurrence n’honore pas ceux qui utilisent sans vergogne la menace, la peur, plutôt qu’une argumentation serrée, apaisée, démocratique, respectueuse, en réalité, de l’intelligence du citoyen. Ce qui frappe, en outre, c’est l’usage immodéré du futur de l’indicatif, comme si les opposants réduisaient les phénomènes à une mécanique inéluctable, prévisible. Un peu plus de prudence – et de modestie – serait davantage approprié : ils ne détiennent ni la vérité, ni l’avenir.
Cependant, ces pitoyables interventions sont démenties par la pratique : en effet, plusieurs entreprises ont déjà entamé des démarches pour réaliser l’objectif majeur de l’initiative ; d’autres réfléchissent à des solutions conformes à celle-ci. Ces changements vont dans le bon sens. Constatons, par conséquent, que le patronat est divisé et que sa fraction la plus progressiste accompagne le mouvement de l’amélioration.
Une instauration du salaire minimum ne risque-t-elle pas enfin d’aggraver le travail au noir ?
Le travail au noir est identifié parmi les risques – hypothétiques – de l’initiative. Il existe déjà, avec des travailleurs détachés, et doit être impitoyablement réprimé. Sans doute, l’acception de l’initiative exigera des vigilances nouvelles et scrupuleuses. Toute initiative acceptée engage des renforcements dans les contrôles. Pour moi, le travail au noir – difficilement mesurable, et pour cause ! – doit être poursuivi avec une rigueur exemplaire et impitoyable. En effet, il transgresse la Loi et les contrats, prive la collectivité de ressources importantes (par l’impôt et les cotisations sociales), détruit la concurrence loyale et honnête et donc péjore les entreprises honnêtes. C’est inacceptable. Je note, cependant, que les opposants ne condamnent pas avec force ces pratiques scandaleuses, alors que ce serait leur devoir éthique de donner à la force publique suffisamment de moyens pour réduire ce véritable cancer économique, social et politique.
Pour toutes ces raisons – et malgré les risques, inhérents à toute transformation –, je voterai oui à cette initiative, probablement l’une des plus importantes soumises au peuple suisse.