Les systèmes familiaux ? J’ai l’impression que tu vas m’entraîner sur des sujets un tout petit ennuyeux… et pas très politiques ! Je me trompe ?
Oui, tu te trompes ! C’est au contraire très politique. Marx et Engels s’étaient déjà intéressés aux questions de la famille, et Friedrich Engels a écrit un bouquin très connu, lLOrigine de la famille, de la propriété privé, et de l’État, en s’appuyant sur les recherches d’un ethnologue américain nommé Morgan. Mais la première phrase du texte est : « Tant qu’une documentation considérablement élargie n’imposera pas des changements, sa manière de grouper les faits restera sans doute en vigueur. » Eh bien, nous y sommes ! Cette documentation existe, et nous permet de relever de nombreuses erreurs dans le texte d’Engels, de contester son histoire de la famille, et même de larges parties de son explication sur l’État !
Tu es en train de critiquer Engels, mon grand ! Tu ne fais pas un peu fort ?
C’est nécessaire, grand-mère. Marx et Engels ont écrit il y a 150 ans. Respecter leur œuvre, c’est aussi être capable de l’actualiser.
Mais revenons aux systèmes familiaux. Il faut que je te parle d’Emmanuel Todd ! C’est un démographe français qui a commencé ses travaux sur les structures familiales dans les années 80. Il est assez réservé à l’égard du marxisme, mais cela n’empêche pas, selon moi, que ses conclusions soient utiles.
Oh, voilà que tu t’appuies sur un auteur anticommuniste !? Ce n’est pas le début du dérapage ?
Mais non, grand-mère ! Tu sais, Isaac Newton a été un aristocrate réactionnaire, mais il a quand même découvert l’attraction universelle et l’a quantifiée. Le débat politique ne doit pas conditionner le débat scientifique. C’est à nous d’essayer de comprendre, c’est tout ! D’ailleurs, et d’une façon générale, il n’y a pas d’obstacle à s’appuyer sur des auteurs qui ne sont pas marxistes. Marx et Engels l’on fait abondamment (et justement dans L’Origine). C’est à nous de nous efforcer d’en avoir une lecture marxiste, autant que possible.
Bon alors, il dit quoi Todd ?
Il définit essentiellement deux paramètres pour comprendre la façon dont les familles fonctionnent [1].
D’abord, l’autorité, ou la non-autorité des parents sur leurs enfants mariés. En effet, tous les parents ont autorité sur leurs enfants, mais, quand ils deviennent adultes et se marient, doivent-ils quitter le domicile familial pour fonder leur propre famille de façon autonome, ou restent-ils au domicile des parents avec leurs épouses, restant ainsi sous l’autorité du père ? Todd mesure cette question par la proportion de ménage à trois générations : dans les pays ou les régions où elle est significative, il conclut à l’existence de familles « autoritaires ». Si les enfants doivent quitter le domicile des parents dès leur mariage, la famille est « non-autoritaire ».
Deuxième paramètre, les parents regardent-ils leurs enfants comme égaux ou non ? Curieuse question me diras-tu, mais Todd observe la façon dont est transmis l’héritage familial, idéalement la ferme. À la mort des parents, soit les biens sont partagés à égalité entre les enfants, et la famille est égalitaire (c’est ce que dit, par exemple, la loi française), soit les biens sont attribués uniquement, ou principalement, à l’un des enfants, généralement l’ainé, les autres enfants n’ayant rien… ou peu. La répartition se fait alors par testament (c’est le système anglo-saxon), et la famille est inégalitaire.
Deux fois deux critères, cela donne quatre types familiaux. Todd les nomme « famille communautaire » quand il y a à la fois autorité et égalité, « famille nucléaire » quand il y a à la fois égalité et non-autorité, « famille souche » quand il y a à la fois autorité et inégalité, et enfin, « famille nucléaire absolue » quand il y a à la fois non-autorité et non-égalité.
Alors, on s’aperçoit que ces types familiaux ne sont ni isolés ni dus au hasard, mais forment de vastes ensembles. Ainsi, l’Allemagne, le Japon et la Corée sont de type « souche », c’est-à-dire autoritaire et inégalitaire, l’Angleterre et les États-Unis sont de type « nucléaire absolu », c’est-à-dire non-autoritaire et non-égalitaire, la Chine et la Russie sont de type « communautaire », autoritaire et égalitaire. En France, les quatre types familiaux existent, mais, depuis la Révolution française, ce sont les principes de la famille nucléaire (égalitaire et non-autoritaire) qui dominent.
Admettons la typologie, mais concrètement, ça sert à quoi ?
Eh bien, les enfants qui baignent dans une culture familiale, jamais explicite, mais très prégnante, se projettent dans le monde en fonction de ces critères. Ainsi, les populations issues de familles égalitaires concevront un monde « universaliste », où chaque individu, au-delà de ses différences d’aspect physique ou culturel, est l’égal de tous les autres. Mais les populations issues de familles inégalitaires vivront un monde « différentialiste », où les individus, malgré leurs similitudes, seront vus comme différents. Par exemple, la France, qui est globalement universaliste, ne fait pas obstacle à l’union matrimoniale entre ses enfants et les enfants de populations accueillies sur son sol, même si l’assimilation n’est pas totalement achevée. Nous sommes les champions du monde du « mariage mixte » ! Par contre, les Étasuniens, vivement différentialistes, continuent à ne pas accepter d’union matrimoniale avec leur population noire, qui est pourtant totalement étasunienne. Ils continuent à en faire une catégorie à part, en les appelant « Afro-américains », alors même qu’ils n’ont aucun lien ni culturels, ni familiaux avec l’Afrique.
Les chiffres sont parlants : selon l’INED, en France, entre le quart et le tiers des populations issues de l’immigration sont en « union matrimoniale mixte », alors qu’aux États-Unis, moins de trois pour cent de la population noire sont en union matrimoniale avec un blanc. Pour plus de détails sur ce sujet, tu peux lire Le Destin des immigrés, d’Emmanuel Todd.
Tout ça est un peu trop « déterministe » à mon goût. Parce que si on poursuit ton raisonnement, il y a une sorte de mécanique qui nous dépasserait tous et ne laisserait que peu de choix !
Pas vraiment. Essentiellement parce qu’il s’agit d’un phénomène statistique. Cela explique les attitudes de populations suffisamment importantes, jamais celles d’un individu, ni même celles d’un groupe d’individus. Ainsi, dans un océan différentialiste, aux États-Unis par exemple, on peut trouver des individus qui vont protester contre l’attitude selon laquelle on doit voir un terroriste potentiel dans chaque musulman. Mais c’est un positionnement qui se situe à la marge de la société dans son ensemble. Globalement, chaque population baigne dans un bruit de fond anthropologique qui la prédispose à envisager telle ou telle solution pour résoudre ses problèmes, en accord avec son système familial.
Je vais te donner un autre exemple. Au 16ème siècle, lors de la conquête des Amériques, des Espagnols, au sud, vont être horrifiés des massacres d’Indiens. Et ils vont protester en Espagne même. Cela donnera un débat, qui s’appellera la controverse de Valladolid. Ils concluront que toutes les sociétés sont d’égale dignité. Il y a bel et bien eu des massacres quand même, mais pas de génocide. Au nord, les Anglo-saxons n’ont pas eu ces états d’âme, et ont fait disparaître l’essentiel des populations autochtones. Sur ces deux exemples, on voit bien la différence entre universalisme et différentialisme !
Tu as dit tout à l’heure qu’en France, nous avions les quatre systèmes familiaux. Comment ça se présente ?
En gros, le bassin parisien est porteur de la famille nucléaire (égalitaire et non-autoritaire), ainsi que la façade méditerranéenne autour de Marseille. Ce fut le cœur de la Révolution française, avec la devise Liberté-Égalité-Fraternité, qui est le marqueur du type familial. C’est aussi dans le bassin parisien que se développera l’anarcho-syndicalisme, qui adoptera (plus ou moins) le marxisme.
Dans la périphérie de cet axe, c’est-à-dire à l’est (l’Alsace par exemple), au Nord-est (le Lyonnais), à l’ouest (la Bretagne) et au sud-ouest (le Béarn, le Pays basque, par exemple), on a des familles de type souche (inégalitaires et autoritaires) avec quelques zones de familles communautaires (égalitaires et autoritaires), dans le Limousin par exemple. Tout cela n’est pas sans conséquences : la grande propriété foncière de la Beauce, au sud-ouest de Paris, vient de l’héritage égalitaire ; les parcelles reçues en héritage deviennent, au fil des générations, si petites, que certains héritiers, attirés par la ville, préfèrent les vendre à ceux qui restent sur place. Par contre dans le Béarn, l’héritier unique maintient des domaines à peu près intacts.
Et alors, tu as une préférence pour quel type familial ?
Oh, mauvaise question grand-mère ! Il faut être convaincu que chaque population a d’excellentes raisons d’avoir adopté, au cours d’une histoire millénaire, tel ou tel type familial. Il n’y a pas de bonne et de mauvaise famille, mais simplement chacun fait au mieux dans les conditions qui sont les siennes.
Mais on peut en tirer quelques conclusions. D’abord, que les positions adoptées par un pays, sont forcément en adéquation avec son type familial. Par exemple, les Russes et les Chinois, de type communautaire, c’est-à-dire universaliste, sont favorables à un monde « multipolaire », où chacun est à égalité, quelle que soit sa puissance. Sur cette base, ils rejettent la position étasunienne, inégalitaire, qui s’acharne à construire, puisqu’elle croit en avoir les moyens, une position hégémonique.
En fait, les peuples sont tous équivalents, mais tous différents ! Cela montre qu’il n’y a pas de modèle : ce qui marche à un endroit, n’est, en général, pas transposable à un autre endroit. Tu vas peut-être trouver ça consternant, mais il n’y avait pas de modèle soviétique, il n’y a pas de modèle chinois, ni suédois, ou tout ce que tu veux. Il y a des expériences qu’il faut étudier, pour en tirer les solutions les plus adaptées à nos propres conditions !
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