La photo date de 1939. Zelig Bornstein, né à Lukow, en Pologne, pose avec ses trois fils : Joseph, Isaac et Leon. Ils seront tous les 4 déportés. Joseph et Isaac survivront, pas les deux autres. Joseph (le premier à gauche, sur la photo) est le père d'#ElisabethBorne pic.twitter.com/snTfiTw2xp
— BernardAbouaf (@abouafbernard) May 16, 2022
Élisabeth Borne, de fille d’un juif russe, à fille d’apatride, puis fille de juif polonais rescapé de la Shoah. Décidément, on a du mal avec sa généalogie, et Wikipédia a changé le paragraphe Naissance et Famille en dernière minute, juste après la nomination du nouveau Premier ministre. On ne sait pas trop si c’est le qualificatif « russe », ou le qualificatif « juif », qui a gêné, mais les deux ont disparu de la version désormais officielle.
Voyons la dernière version de Wikipédia :
Élisabeth Borne naît le 18 avril 1961 dans le 15e arrondissement de Paris du mariage de Joseph Borne, né Bornstein (1924-1972) à Anvers en Belgique, et de Marguerite Lescène (1920-2015), pharmacienne à Livarot dans le Calvados. En 1950, Joseph Bornstein, jusqu’alors apatride, résistant, interné au camp de concentration français d’Argelès-sur-Mer puis au camp de Rivesaltes, et rescapé des camps de concentration nazis d’Auschwitz et de Buchenwald, obtient la nationalité française. Il prend le nom de Borne, son nom de guerre utilisé sur ses faux-papiers. Après la Seconde Guerre mondiale, Joseph et Marguerite Borne dirigent un laboratoire pharmaceutique dans le 15e arrondissement de Paris. Après le suicide de son père en 1972 alors qu’elle n’a que 11 ans, Élisabeth Borne devient pupille de la Nation, ce qui lui permet d’obtenir une bourse d’étude.
Tribune juive a diffusé cet extrait d’arbre généalogique :
Le site Numerama s’est amusé à compter les modifications sur le Wikipédia du nouveau Premier ministre en 48 heures seulement : 530 ! Toutes ne sont pas déterminantes, mais les variations sur les origines de la fille de Joseph Bornstein ne laissent pas d’étonner :
Mais il est un segment de sa biographie qui a donné lieu à un conflit d’édition. Ses origines familiales. Son père est-il d’origine russe, d’origine polonaise ou d’origine russo-polonaise ? Ce n’est certes pas le seul point qui a occupé les bénévoles au cours des trois derniers jours, mais c’est l’un sur lequel les allers-retours ont été parmi les plus nombreux.
Le premier coup de feu est parti à 23h45, avec la modification de Charles DF. Il remplace le fait que le père d’Élisabeth Borne est juif d’origine russe (avec un lien pointant vers l’histoire des juifs en Russie) par une autre mention : Joseph Borne serait en fait juif d’origine polonaise. Un nouveau lien vers l’histoire des juifs en Pologne est alors ajouté.
Les origines russes de Joseph Borne n’avaient jusqu’à présent pas été contestées sur cette page.
« Être russe n’est pas une calamité au point d’en désinformer
les lecteurs de Wikipédia »
Les modifs virent à la foire d’empoigne, puis au gag :
La formulation changeait parfois (« Son père ‘juif d’origine russe’ résistant pendant la Seconde Guerre mondiale », puis « Joseph Borne, d’origine russe et de confession juive, résistant pendant la Seconde Guerre mondiale », « Son père est un juif d’origine russe d’une famille réfugiée en France en 1939, résistant pendant la Seconde Guerre mondiale »), mais pas le sens.
La modification tardive du 16 mai ne restera pas longtemps. À 00h23, le 17, le contributeur Korectot renverse l’édition. Une heure plus tard, RitaH, revient à l’ajout de Charles DF, avec une source. Les choses se calment alors dans la nuit. D’autres contributions sont à noter, mais portent sur d’autres éléments. C’est dans la matinée du 17 que les choses se gâtent.
À 10h, un certain SkellianFR décide de revenir aux racines russes du père, avec un commentaire ferme : « dernier rappel, ne pas modifier à outrance l’origine du père de Mme Borne. Être russe n’est pas une calamité au point d’en désinformer les lecteurs de Wikipédia ». À 10h24, RitaH revient à la charge, en soulignant que la ville de Łuków est bien en Pologne.
« La page est verrouillée pour éviter de futurs vandalismes » (Numerama)
Un internaute non identifié, sans doute agacé par ces changements, frappe à 18h04. « On remet comme le 16 mai », dit-il. La famille est originaire de Russie à ses yeux. Ce n’est pas passé inaperçu aux yeux de Lepticed7, justement, qui renverse ce changement à 18h13. Il en profite pour ajouter une précision sur Łuków, qui est une ville aujourd’hui en Pologne, mais autrefois russe.
La formulation continue d’être contestée. À 18h35, un autre internaute, dont on ne voit que l’adresse IP, change le passage en « ville de Pologne, ayant, comme une large partie du pays, précédemment appartenu au Royaume du Congrès (Empire russe) de 1815 à 1915 ». Révoqué par Lomita dans la foulée. Mais à Cobber17 le remet, notant que la formulation est justifiée.
Ce ping-pong ne pouvait s’arrêter là. Un troisième internaute non identifié décide de dire que la famille vient de Pologne et non pas de Russie. Cette intervention ne durera pas, Cobber17 veillant. Cela recommence à 19h21 par un autre anonyme, pour le même sort, cette fois par Baidax.
Si les frontières entre la Russie et la Pologne ont changé entre 1939 et 1945, la ville de Lukow, malgré l’invasion allemande de 1939 et l’arrivée de l’Armée rouge en janvier 1945, reste bien polonaise (mais peut-être pas dans l’histoire profonde de la famille Bornstein). Alors, où est le hic ? Depuis la stabilisation du Wikipédia de la Bornstein, on sent que et « russe » et « juif » gênent. Mais on ne voit pas le problème, sauf si avoir du sang russe aujourd’hui équivaut à être contre l’Ukraine, et donc contre la France, d’après le choix de notre Président, qui n’a d’ailleurs pas daigné demander son avis à la Chambre.
Quant à « juif », est-ce parce que dans la mémoire collective des peuples, « juif » est associé à oligarchie, que ça gêne ? Ce qui ferait de la nomination (provisoire) de la Bornstein un énième exemple de préférence communautaire ? Nous en sommes loin, car si Élisabeth a été choisie, c’est bien pour ses capacités néolibérales de réduction des services publics (pas très dans l’esprit du Conseil national de la Résistance, ça !), avec le CV de la parfaite technocrate : Janson, X, Ponts et MBA. Pas besoin d’être en plus juif ou russe pour réussir en France. Avec de tels diplômes, grâce à la méritocratie républicaine, on peut grimper jusqu’au sommet !
Pour ceux qui veulent en savoir plus, le site France 24 raconte l’histoire de la famille Bornstein de la Pologne à la France en passant par la Belgique, puis à nouveau par la Pologne, et enfin la France, pour ceux qui ont survécu aux persécutions.
Pour info, le patronyme Bornstein est assez courant, dans le monde juif des pays de l’Est. Trotski, par exemple, est presque un Bornstein, c’est un Bronstein. Le grand joueur d’échecs russe David Bronstein, russe pour le coup, est ressorti ici par Kevin et Matthieu.
Sinon, l’ancien collaborateur de Jean-Luc Delarue, Gilles Bornstein, est aujourd’hui sur France Info où il officie en tant qu’éditorialiste politique, c’est-à-dire propagandiste. Même le Club de Mediapart, pourtant de gauche, l’a épinglé.
Il recycle les poncifs et les grosses ficelles de la disqualification. Son office apparent est de mettre en difficulté Nathalie Arthaud. Il est autrement moins caustique avec les dirigeants de la majorité conservatrice et réactionnaire. Bornstein incarne ici ce que dénoncent Anne-Cécile Robert dans Le Monde diplomatique et Frédéric Says sur France culture.
Pour en revenir à notre Bornstein, personne dans les médias mainstream n’a osé évoquer son ascendance juive par son père (donc elle n’est pas juive), avant que la polémique judéo-russo-polonaise ne déborde du Net. Comme si la judaïté ou des racines juives étaient un tabou ! Toute la com’ a été axée sur Élisabeth-la-femme, qui a d’ailleurs dédié sa nomination « à toutes les petites filles ».