Étienne Klein, physicien et philosophe des sciences, dans Le Monde du 4 juin 2019 :
« La faconde, l’enthousiasme étaient manifestes dès que le visage de cet esprit espiègle apparaissait. Joie de la pensée, bienveillance du propos, percussion des arguments. Michel Serres se plaisait à répéter que “l’humanité est essentiellement faite de braves gens”. Phrase banale, pouvant sembler naïve, mais dont le jaillissement venait d’un coup ébranler notre rapport parfois cynique à la politique.
[...]
Courageusement, inlassablement, Michel Serres a tenté de penser ces nouveaux enjeux à leur juste hauteur. Entre les sciences et la philosophie, académiquement séparées, il a su créer une sorte d’atmosphère fluide soutenant l’ondulation des diverses sources de connaissances et a tenté de produire entre elles des interférences aussi lumineuses que possibles. »
Et maintenant, la citation de Michel Serres, empruntée à l’excellent et ravageur Impostures intellectuelles de Sokal & Bricmont (1997) :
« En appliquant donc le théorème de Gödel aux questions du clos et de l’ouvert, touchant la sociologie, Régis Debray boucle et récapitule d’un geste l’histoire et le travail des deux cents ans qui précèdent. »
Dans le concert des louanges qui entoure la disparition de Michel Serres, il y a une petite musique à contre-courant, et c’est encore la nôtre. Et c’est l’Honnêteté (intellectuelle) qui nous pousse à endosser le rôle de méchants. Pourtant, il n’est pas question ici de sionisme ou d’antisionisme, mais de simple production d’idées. On attend d’un intellectuel, d’un philosophe autant primé que Serres, autant invité dans les médias, quelque chose de tangible, quelque chose qui reste.
Or rien, rien que de la très banale philo pour élèves de terminale, ce qui est déjà pas mal, mais qui ne fait pas une œuvre. Oh, Michel a écrit des dizaines de bouquins (68 au total), mais rien qui a changé le monde des idées, et encore moins le monde. Ni précurseur ni imposteur, Michel a été un honnête prof de philo pour nuls, un bon client des médias qui avaient besoin de leur philosophe, un philosophe inoffensif pour le Système, que tout le monde pouvait écouter et admirer en poussant des « ah » et des « oh ».
Il est vrai que Michel savait y faire, avec les médias, avec son air de pas y toucher. Mais on ne passe pas impunément 10 000 fois dans les médias sans en être un petit peu, sans faire partie du Système. Il déclarait avec bravade et un air christique « je suis pauvre et je vous emmerde », mais ça ne veut rien dire. Michel avait la faconde, le look – pour le grand public un philosophe doit avoir une gueule de philosophe, c’est-à-dire une espèce de sage moderne cool et pas trop chiant – destinés à rendre la philo populaire (et sa morale simplette) « par le rire et par l’espièglerie ». Par le fer et par le feu eût été plus intéressant, mais plus dangereux pour ses hôtes.
Michel parlait beaucoup de « liberté », or c’est un concept creux, flou, bidon. Pour celui qui sait ou qui imagine les déterminismes qui nous font agir, la liberté ne fait plus partie de la valise conceptuelle. Et connaître ses déterminismes ce n’est pas tomber en fatalité, mais au contraire dénicher les lois qui nous régissent, au dedans et au dehors, pour s’en affranchir, le vieux projet humain, quoi, le blaireau qui veut voler et qui y arrive.
Michel avait compris une chose, c’est qu’il faut être « généraliste », ou pluridisciplinaire, à la Laborit. Mais quand le grand savant français voulait des monotechniciens polyconceptualistes, Michel n’était qu’un polytechnicien monoconceptualiste. Il a produit du formaté, du déjà-vu, du flan. Quand l’animateur lui demande ce qu’est un philosophe, il répond en gros que c’est un honnête homme qui touche à tout :
« La philo c’est une sorte de regard global sur l’encyclopédie, sur la totalité, et la chance que peut avoir quelqu’un qui tente de faire ça, c’est de voir le monde contemporain comme il est, vous voyez, c’est-à-dire que tous mes grands prédécesseurs, tous les grands prédécesseurs des philosophes qui ont tenté de faire cette sorte de dessin global, ont rencontré leur temps, vous voyez. »
« Tous mes grands prédécesseurs »... Traduction : je suis dans la lignée des grands philosophes, Kant, Spinoza et tout ça. Nous qui avons relu récemment Aurore, de Nietzsche, on a vu en trois pages plus de complexité que dans un livre de Serres. On voit que la fausse modestie se craquelle rapidement sous les questions onctueuses, presque masturbatrices de François Busnel, qui déroule son tapis rouge à un paon banal. Mais quand on gratte un peu, très rapidement, on voit l’orgueil :
« J’ai été un des premiers, peut-être même le premier, à annoncer que la société deviendrait une société de communication... »
Sauf que ses premiers livres sur la communication datent de 1969, et que ceux de Norbert Wiener, incontournables avec la notion de cybernétique, remontent à 1948... Une jolie fausse nouvelle qui résonne avec la fin de notre article.
Après l’orgueil, le mépris :
Michel #Serres « Les 3h37 par jour d’espérance de vie que les gens ont gagné, ils les passent devant la télévision à devenir cons. C’est extraordinaire ! » pic.twitter.com/sVJ4fZuhk2
— Kâplan (@KaplanBen_Fr) 2 juin 2019
Le vieux sage en flag de mépris envers les petites gens ! Facile de se moquer de ceux qui n’ont pas la culture pour accéder à la culture. Alors évidemment, rien ne les empêche de pousser la porte de la bibliothèque et de découvrir les idées des autres, de ceux qui en ont, ou de ceux qui les piquent à droite à gauche, comme Gad Elmaleh ou Michel Serres...
« Pourquoi la beauté augmente-t-elle avec la civilisation ? Parce que, chez les hommes civilisés, les trois occasions à la laideur se présentent rarement et toujours plus rarement : en premier lieu les passions dans leurs explosions les plus sauvages, en deuxième lieu l’effort physique poussé à l’extrême, en troisième lieu la nécessité d’inspirer la crainte par son aspect ; cette nécessité qui, pour les échelons inférieurs et mal établis de la culture, est si grande et si fréquente qu’elle fixe même les attitudes et les cérémonies, qu’elle fait de la laideur un “devoir”. » (Nietzsche, Aurore, 515)
On ne fera pas l’affront à Michel de lui infliger la sourate 542 de Friedrich sur le philosophe et la vieillesse, en gros que la morale du philosophe en fin de vie n’est pas un effet de la clairvoyance – qui serait elle le résultat d’une immense expérience et d’une longue pensée – mais juste celui de la fatigue. Hélas la sourate est longue, plus de deux pages, et comme il est malaisé de copier un livre dont les pages se referment automatiquement sous l’effet « ressort » du dos collé, on a nous aussi cédé à la paresse.
Michel à 7’07 : « Par exemple nous étions tous dans la Silicon Valley dont je parlais tout à l’heure très enthousiastes de l’arrivée de nouvelles technologies, on se disait “tout le monde aura la parole”, etc., “ce sera un renouvellement extraordinaire de la démocratie”, y avait un peu de libertaire là-dedans, et je partageais tout à fait cette idée, et tout d’un coup est arrivé avec les réseaux sociaux, la calomnie, la haine... »
S’en prendre aux hommes qui découvrent la démocratie et qui en abusent parfois plutôt que de dénoncer le Système, qui finit toujours par détruire la démocratie naissante, c’est pas vraiment la caractéristique d’un philosophe du bien, car c’est l’impression que Michel veut donner. Pour résoudre le problème de l’Internet, notre philosophe veut appliquer la loi antitrust aux GAFA, ce qui est banal et indolore, les multinationales de la surveillance et de la communication s’en foutant complètement, puisqu’elles sont au-dessus du politique.
La suite est pire, dans la bouche du philosophe gentil (à 10’07) :
« La seconde solution est personnelle alors, c’est-à-dire ne jamais ajouter foi à ce genre de théorie du complot, à ce genre de fausse nouvelle, etc., et essayer de répandre autour de soi l’idée que ce n’est pas vrai. »
Ben c’est ce qu’on vient de faire.