Egalité et Réconciliation
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Dieudonné invaincu

Depuis le début de cet été, Dieudonné donne au théâtre de la Main d’Or son dernier spectacle, « Mahmoud », écrit au retour de son premier voyage au sein de la République islamique d’Iran – au cours duquel il a pu s’entretenir en privé avec le président Ahmadinejad en personne.

C’est le sixième spectacle qu’il crée après le scandale retentissant qui le fit évincer, en 2003, de la plupart des plateaux de télévision hexagonaux, à l’exception notable toutefois de celui de Frédéric Taddeï sur France 3.

Comme les cinq autres qui l’ont précédé, « Mes Excuses », « 1905 », « Dépôt de bilan », « J’ai fait l’con » et « Sandrine », il n’a naturellement bénéficié d’aucun soutien promotionnel dans aucun media de masse que ce soit : générale, l’omerta n’a connu ni contestation ni prescription.

C’est la raison pour laquelle l’humoriste, depuis sept ans, ressemble un peu à ces auteurs samidzat de l’ancienne Union soviétique, dont le succès ne dépend plus que du seul bouche à oreille mais néanmoins persiste bel et bien, comme un outrage insolent et réitéré à l’idéologie fondatrice d’une société de plus en plus inquisitrice parce que de plus en plus chancelante.

Pour preuve : vendredi dernier, à la veille d’un week-end ensoleillé de septembre, la salle relativement modeste du théâtre de la Main d’Or était pleine à craquer, comme du reste chaque soir où l’artiste s’y produit depuis la grande ordalie de 2003, en dépit d’un coût de location des places deux fois plus élevé que celui de n’importe quel autre music-hall ou cabaret parisien.

Ainsi, presque une décennie après son forfait, Dieudonné survit-il toujours, et ne compte-t-il pas s’arrêter là. Il persiste, signe et récidive, chaque fois de façon plus scandaleuse. Dans « Mahmoud », le spectacle commence par une invocation liminaire des amours coupables d’Anne Frank et de… Roman Polanski ! On sait donc d’entrée de jeu que toutes les lignes jaunes de la décence officielle vont être une nouvelle fois franchies ; âmes prudentes s’abstenir.

La suite du spectacle ne décevra pas et sera au diapason de l’exorde, atteignant son sommet avec le sketch de la confrontation, obtenue par hypnose, entre l’ancêtre de BHL, Auguste Lévy, propriétaire esclavagiste d’une plantation de sucre des Antilles, et l’un de ses vieux esclaves africains dont il a violé la fille, vendu le fils et effacé jusqu’au souvenir des noms patronymiques.

Les raisons d’exécrer Dieudonné sont en fait exactement les mêmes que celles qui suscitent l’admiration à son égard : il s’agit d’un artiste sacrilège, au sens propre du terme. Ce qu’il ridiculise et ce qu’il profane, c’est ce que l’Occident contemporain considère depuis quarante ans comme sa part de sacré la plus inexpugnable : la mémoire permanente, obsessionnelle, omniprésente, compulsive et universelle de l’extermination des Juifs d’Europe par l’Allemagne nazie et quelques-uns de ses alliés entre 1942 et 1945 – ce qu’un cinéaste de Saint-Germain des Prés a eu l’idée parfaitement saugrenue, il y a quarante ans, d’appeler « Shoah ». L’Occident athée, sécularisé, voltairien, nominaliste et libertaire peut rire de tout, sauf de cela.

Rire d’Israël, que le terme désigne l’Etat sioniste du Proche-Orient ou la civilisation juive en général, c’est attenter à la seule chose qui demeure intouchable à ses yeux. C’est perpétrer un crime, politique, idéologique et moral, avec toutes les conséquences, sociales autant que juridiques, que cela implique.

C’est le crime que Dieudonné a commis et ne cesse de commettre, avec la volonté voluptueuse d’aggraver son cas, d’année en année, de spectacle en spectacle. Le temps de l’union sacrée anti-lepéniste est bien fini pour lui, et la cabale des dévots, beaucoup plus violente que celle qui visa Molière, n’a pas fini, elle, de se déchaîner (du reste, le dernier sketch de « Mahmoud », consacré au cancer et aux cancérologues, provoquera-t-il peut-être un scandale aussi retentissant que celui du « Malade imaginaire » en 1673).

La question ici posée n’est même pas de savoir si cette sacralisation du judaïsme et de la souffrance juive est en droit et en raison justifiée ou pas. La question est d’identifier la nature et la portée d’un acte ou d’une pensée sacrilège, dans un temps qui a prétendu évincer toute forme de sacré, et le courage moral de celui qui s’y livre en toute connaissance de cause, avec en outre une force et un talent comiques que nul ne peut sérieusement lui contester.

Dieudonné, ancien bouffon officiel de l’antiracisme, est devenu cet artiste sacrilège, un des derniers, sinon le tout dernier, dans une époque de conformisme post-démocratique asphyxiant.

C’est assurément la métamorphose la plus sidérante, et la plus admirable, de ce début de siècle pathétique. Enfin, un homme !, dirait-on en paraphrasant l’Empereur.

A bien y réfléchir, c’est même encore plus que cela : c’est devenu comme une sorte de Rubicon moral. Aussi, désormais, lorsque vous dînez avec des inconnus dont vous convoitez peut-être l’amitié, glissez au détour d’une phrase que vous avez beaucoup ri au dernier spectacle de Dieudo.

Selon leurs réactions, explicites ou tues, vous saurez de façon sûre si vous devez persister dans votre désir d’empathie – ou pas…