« Entre l’art objectif et l’art subjectif la différence est en ceci que dans le premier cas l’artiste « crée » réellement – il fait ce qu’il a l’intention de faire, il introduit dans son œuvre les idées et les sentiments qu’il veut. Et l’action de son œuvre sur les gens est tout à fait précise ; ils recevront, chacun d’eux selon son niveau naturellement, les idées et les sentiments mêmes que l’artiste a voulu leur transmettre. Lorsqu’il s’agit d’art objectif, il ne peut rien y avoir d’accidentel, ni dans la création de l’oeuvre même, ni dans les impressions qu’elle donne. Lorsqu’il s’agit d’art subjectif, tout est accidentel. L’artiste, je l’ai dit, ne crée pas ; chez lui « ça se crée tout seul ». Ce qui signifie qu’un tel artiste est au pouvoir d’idées, de pensées et d’humeurs que lui-même ne comprend pas et sur lesquelles il n’a pas le moindre contrôle. Elles le gouvernent, et elles s’expriment d’elles-mêmes sous une forme ou sous une autre. Et, lorsqu’elles ont pris accidentellement telle ou telle forme, cette forme, tout aussi accidentellement, produit telle ou telle action sur le spectateur selon ses humeurs, ses goûts, ses habitudes, et la nature de l’hypnose sous laquelle il vit. Il n’y a ici rien d’invariable, rien de précis. Dans l’art objectif, au contraire, il n’y a rien d’imprécis.
L’art ne risque-t-il pas de disparaître en se précisant ainsi ? Demanda l’un d’entre nous. Et n’y a-t-il pas justement une certaine imprécision, un je ne sais quoi, qui distingue l’art de – disons – la science ? Que cette imprécision disparaisse, que l’artiste lui-même cesse d’ignorer ce qu’il veut obtenir, qu’il sache à l’avance l’impression que son œuvre produira sur le public, alors ce sera un « livre »... Ce ne sera plus de l’art.
Je ne sais pas ce dont vous parlez, dit G. Nous avons des mesures différentes : j’apprécie l’art à sa conscience – vous l’appréciez d’autant plus qu’il est inconscient. Nous ne pouvons pas nous comprendre. Une œuvre d’art objectif doit être un « livre », comme vous dites ; la seule différence est que l’artiste ne transmet pas ses idées directement à travers des mots, des signes ou des hiéroglyphes, mais à travers certains sentiments qu’il éveille consciemment et d’une façon méthodique, sachant ce qu’il fait et pourquoi il le fait. [...]
Ouspensky, Fragments d’un enseignement inconnu (1949).
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