Dimitri de Kochko est journaliste à l’AFP. Il a réalisé à Beslan, avec Henri-Paul Falavigna, président de l’association "Solidarité Enfants de Beslan", une enquête auprès des enfants survivants, des familles, des journalistes de la chaîne de télévision Alania et des autorités d’Ossétie du Nord. Il en a rapporté le film Retour sur Beslan.
Vous affirmez qu’il n’y a pas eu d’assaut à Beslan. Sur quels éléments vous appuyez-vous ?
Dimitri de Kochko : Il n’y a pas eu d’assaut organisé. Il suffisait d’allumer sa télévision, à l’époque, pour observer en direct le capharnaüm qui régnait sur place. Au moment de l’évacuation négociée des corps des parents tués la veille, une explosion s’est produite, à 13 heures environ. On ne sait pas vraiment, jusqu’à présent, d’où elle est venue. Il y a plusieurs hypothèses. Certains enfants assurent que l’un des terroristes a activé, en déplaçant son pied, le dispositif qui maintenait une bombe suspendue par du chatterton, d’autres pensent que le chatterton a tout simplement lâché.
Il existe aussi une autre hypothèse, impliquant un tir de roquette explosive, au bruit et aux vibrations intenses, censée paralyser momentanément les personnes présentes dans le local. Cette roquette serait tombée sur le toit et aurait déclenché un incendie… La thèse de la roquette est crédible, mais la question est de savoir qui l’a lancée. Il n’est pas impossible qu’elle ait été tirée par des parents ou des individus isolés, compte tenu de ce qui se passait autour de l’école, notamment sur les toits environnants. En revanche, la thèse d’un sniper qui aurait tiré sur le terroriste retenant l’une des bombes est parfaitement fantaisiste : une simple observation, sur place, de l’angle de tir, permet de l’exclure. C’est d’ailleurs également l’avis du Parquet russe. Au moment de l’explosion, tous les journalistes qui suivaient les événements assurent que le QG a été totalement surpris. Les enfants, voyant les vitres brisées, se sont mis à courir vers les lavabos, et les terroristes ont commencé à leur tirer dans le dos. Alors, les agents de police locaux et fédéraux se sont précipités, certains sans gilet pare-balles – ce qui aurait été impensable en cas d’assaut organisé ! – pour porter secours aux gamins. Avec les forces de l’ordre, des parents armés sont intervenus, et ça a été le début d’une lutte armée sanguinaire et absolument chaotique. Le toit a pris feu, fondu, puis s’est effondré. Les combats se sont poursuivis jusqu’au soir. Ce qui aurait également été tout simplement impensable dans le cas d’un assaut organisé des forces spéciales. À moins que ce ne soient vraiment des incapables !
Ce n’est que vers 16h30 que les troupes se sont abritées dans un char pour approcher l’un des bâtiments. Le char a tiré à une ou deux reprises vers le premier étage. Bref, il y a eu combats, sans aucun doute, assaut si l’on veut, mais certainement pas assaut organisé des forces spéciales. Plutôt un immense chaos qui a, effectivement, fait beaucoup de morts. Beaucoup plus qu’il n’aurait dû y en avoir, si toutefois les terroristes n’avaient pas l’intention de tuer tout le monde… Car, si la presse française rend Poutine responsable de tout, il faut pourtant se rappeler que ce n’est pas lui qui a pris plus de 1000 personnes en otage, en a tué des dizaines et torturé des enfants pendant 3 jours avant tout "assaut", organisé ou non.
Qui peut avoir intérêt à faire croire à un assaut des forces russes ?
Dimitri de Kochko : Il s’agit, pour citer le président ossète Aleksandr Dzasokhov, qui a eu deux enfants blessés dans cette tragédie, d’une tentative de faire passer les victimes pour les coupables. Pour une bonne partie de la presse française, l’affaire est entendue : les islamistes tchétchènes sont les "gentils", comme l’étaient les "freedom fighters" afghans avant de devenir des talibans… Pas évident, dans ces conditions, de justifier la prise d’otages et le meurtre d’un millier de gosses par ces "gentils", froidement, parfois à bout portant… Alors on se déchaîne sur l’assaut. Il aurait suffi de reprocher aux autorités fédérales d’avoir mal géré la crise, de s’être laissé déborder, d’avoir fait n’importe quoi, d’avoir accumulé les erreurs – notamment le fait d’annoncer, au début, qu’il n’y avait que 300 otages –, de ne pas avoir organisé un assaut en temps voulu (deux journalistes présents sur place assurent qu’un assaut était en préparation au moment où tout a éclaté). Tout cela aurait été parfaitement juste et tout à fait accablant. Mais non, ce n’était pas assez, il fallait encore accuser Poutine. Ensuite, le jeu des reprises d’archives fait que l’on véhicule toujours les mêmes âneries. Des gens qui n’y connaissent rien reprennent les documents existants et la calomnie se prolonge.
Pour moi, Beslan devait servir d’élément déclencheur d’un conflit élargi à tout le Caucase du Nord et de prétexte à une internationalisation de la question. Ça a échoué, grâce notamment au président ossète qui a arrêté ceux de ses concitoyens qui voulaient aller régler leurs comptes avec les Ingouches. Le plan n’ayant pas fonctionné, pas plus que l’entreprise de communication sur l’indispensable "retour à la paix grâce à la communauté internationale", on a compensé, au moins, par "l’assaut de Poutine, le tueur d’otages".
Que s’est-il réellement passé dans l’école ? Des éléments ont-ils été occultés par les media ?
Dimitri de Kochko : Les media russes ont fourni pas mal d’informations. Les témoignages diffèrent, car les gens, ne pouvant pas bouger, n’ont la plupart du temps vu que ce qui se passait tout près d’eux. C’est le cas, par exemple, de l’assassinat des deux femmes kamikazes, vêtues à l’iranienne, avec ceintures d’explosifs, vraisemblablement "déclenchées" dès le premier soir par le chef terroriste surnommé "le colonel"… Il reste de nombreuses imprécisions : combien de terroristes ? Qu’y avait-il de caché sous le parquet ? Quelles complicités ? Quels circuits de corruption pour apporter des armes lors des travaux en été ? Ce flou ne facilite pas les choses, et n’absout certainement pas les autorités, ni locales, ni fédérales. Pourtant, d’ici à les accuser de tous les maux pour justifier les atrocités commises par les terroristes, il y a un monde !
Les enfants et les parents se trouvant dans l’école auraient-ils pu être sauvés ?
Dimitri de Kochko : Franchement, je ne sais pas. Les terroristes, selon plusieurs témoignages et notamment celui du Dr Rochal, ne cherchaient pas précisément à négocier. Satisfaire leurs exigences en leur livrant les responsables qu’ils voulaient n’aurait sans doute abouti qu’à des assassinats inutiles. Peut-être quelques marchandages pour échanger certains enfants de moins de six ans contre ceux que les terroristes voulaient tuer au nom de "la loi du sang" (vendetta) pratiquée dans le Caucase auraient-ils pu aboutir… Mais une chose est en tout cas certaine : Beslan est loin d’être fini.